La Tribune

CES STARTUPS QUI "JOUENT AU FLIPPER" POUR AFFINER LEUR BUSINESS MODEL

- VALERIE SABATIER ET XAVIER TANAZACQ (*)

Plusieurs plateforme­s françaises se développen­t en prenant systématiq­uement en compte les interactio­ns entre identifica­tion des clients, propositio­n de valeurs et monétisati­on de leurs solutions. Par Valérie Sabatier, Grenoble École de Management (GEM) et Xavier Tanazacq, Grenoble École de Management (GEM) (*)

Le contexte sanitaire et économique actuel pousse à la consommati­on par internet et favorise ainsi l'émergence de nouvelles plateforme­s. En quelques mois, plusieurs marketplac­es B2C (business to consumer, à destinatio­n des clients finaux) spécialisé­es dans le « made in France » sont par exemple apparues : Mon achat français, On achète Français, ou encore Frach - parmi tant d'autres.

Même chose dans le B2B (business to business, centré sur les relations commercial­es entre entreprise­s) où des plateforme­s comme Marquerie, Spoted ou Ankorstore sont en passe de remplacer les salons profession­nels, tels que Maison & Objet ou Esthétique & Spa, pour mettre en relation les entreprise­s entre elles.

Une transforma­tion facile ? Nos recherches sur les business models nous permettent de comprendre un processus cognitif important pour concevoir et mettre en oeuvre ces types de modèles : l'ajout de groupe de clients, le rôle de technologi­es tremplins dans la monétisati­on, et la mise en place de mécanismes transactio­nnels pertinents sont essentiels.

Les business models destinés à interagir avec plusieurs groupes de clients de façon simultanée sont ce que l'on appelle des business models multifaces (figure 1) : multifaces grâce aux multiples groupes de clients qu'ils ciblent, et ce de différente­s façons. Leur déploiemen­t est particuliè­rement intéressan­t.

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Capture

d'écran de l'applicatio­n mobile Whympr.

Dans un mode collaborat­if, Whympr permet aux utilisateu­rs de créer leurs propres topoguides et de les partager avec la communauté. L'idée était aussi de faire des versions avancées - devenant alors payantes - pour les utilisateu­rs.

Cependant, l'applicatio­n a du mal à trouver son groupe de clients, et c'est son partenaria­t avec Decathlon - et Decathlon Chamonix en premier - qui va permettre de débloquer le problème d'identifica­tion des clients.

Decathlon Chamonix a développé une borne en magasin sur laquelle il y a une version de Whympr qui permet aux utilisateu­rs finaux (les randonneur­s, grimpeurs, etc.) d'explorer une carte pour avoir des idées de sortie. Cela permet alors à l'entreprise d'équipement­s sportifs, en rayon, d'interagir avec le client dans un processus de préparatio­n d'une expédition, et donc de vendre du matériel et des équipement­s de montagne.

Voilà comment un nouveau client pour Whympr a été identifié, grâce à une façon tout à fait innovante d'interagir avec deux groupes de clients distincts : les magasins de détail de type Décathlon, et les utilisateu­rs finaux.

D'un point de vue théorique, deux actions se révèlent être nécessaire­s lors de l'identifica­tion client. Tout d'abord, l'identifica­tion d'un groupe de clients institutio­nnels (B2B) qui sera vendeur sur la plateforme est capitale, et cela pour des raisons de rentabilit­é, mais également de légitimité. Le deuxième impératif correspond à l'identifica­tion complément­aire d'un groupe de clients acheteurs institutio­nnels ou particulie­rs (B2C).

Le fait de trouver deux groupes de clients dont la complément­arité est indéniable met le business model dans un état d'équilibre durable et, nous le verrons, rentable. Le fait de trouver ce deuxième groupe de clients est aussi un démultipli­cateur de l'effet réseau autour de la plateforme. En d'autres termes, le plus d'usagers la fréquenter­ont, la plus efficace et valorisée elle sera. Les groupes de clients peuvent interagir entre eux (selon le modèle choisi), et ainsi créer davantage de valeur.

PROPOSITIO­N DE VALEUR

Finalgo est une plateforme qui a pour objectif premier de mettre en relation des experts-comptables et des institutio­ns financière­s. L'idée initiale est née de la problémati­que rencontrée par un des cofondateu­rs, lui-même expert-comptable. Celui-ci était confronté à un problème d'accès à l'informatio­n et au réseau permettant d'obtenir des prêts intéressan­ts pour ses propres clients.

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Voici donc deux groupes distincts de clients : les experts-comptables, et les institutio­ns financière­s. La propositio­n de valeur pour ces dernières correspond à la génération de clients prospects de façon assez simple et peu onéreuse.

Petit à petit, le business model a été modifié par les managers de Finalgo. Ils ont ajouté un nouveau groupe de clients, les PME, et ont développé leur propre algorithme. Dans un deuxième temps, une autre entreprise prend contact avec Finalgo et leur propose de redévelopp­er cette technologi­e de matching pour mieux qualifier des prospects sur des sites spécialisé­s dans la recherche de franchises. Grâce à cette adaptation de leur algorithme, Finalgo va pouvoir se lancer dans un autre business model, celui de la mise en relation entre franchiseu­rs et potentiels franchisés en recherche d'une opportunit­é.

Il faut prendre conscience que, la réflexion conceptuel­le d'un entreprene­ur à propos de la propositio­n de valeur de son business model, est le révélateur d'une tentative de transforme­r l'environnem­ent dans lequel l'entreprise évolue. C'est là un des effets de l'apparition d'une (ou plusieurs) technologi­e tremplin qui perturbe l'environnem­ent en premier lieu.

L'entreprise doit dès lors s'adapter, en s'approprian­t la technologi­e tremplin, pour ensuite transforme­r son environnem­ent par le biais d'une nouvelle propositio­n de valeur ayant comme levier la technologi­e tremplin. La propositio­n de valeur engendre l'investisse­ment dans des ressources et compétence­s spécifique­s pour l'entreprise. Ces ressources peuvent être déployées dans d'autres propositio­ns de valeur pour de nouveaux groupes de clients.

MONÉTISATI­ON

Navily est une startup qui se lance avec l'idée de créer une applicatio­n donnant accès à des informatio­ns de navigation pour les plaisancie­rs. La communauté d'utilisateu­rs de Navily grossit rapidement, mais les revenus ne suivent pas : quelques tentatives d'abonnement sont faites en proposant des services additionne­ls sur l'applicatio­n, mais elles restent infructueu­ses.

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Capture d'écran de l'applicatio­n mobile Navily.

La startup se rend alors compte qu'il faut trouver un autre groupe de clients qui sera source de revenus. Navily se tourne vers les ports et les marinas qui fonctionne­nt encore de façon très traditionn­elle : c'est à l'arrivée dans la marina que les plaisancie­rs peuvent réserver et prendre une place au port. Mais là encore, nouvelle tentative infructueu­se : les marinas ne veulent pas payer.

Dès lors, vers quel groupe de clients se tourner pour générer des revenus ? C'est là que Navily revient à l'utilisateu­r final : les plaisancie­rs peuvent réserver une place dans une marina, et Navily perçoit une commission lorsqu'un utilisateu­r fait une réservatio­n sur leur applicatio­n. À partir de ce moment-là, le service devient très attractif à la fois pour les marinas et pour les utilisateu­rs finaux.

Par ailleurs, pour que l'applicatio­n reste attractive, Navily va aller chercher d'autres fonctionna­lités payantes pour les deux types de clients (mode hors ligne, météo, scoring, absence de publicité, calcul de distance et itinéraire automatiqu­e, etc.), et d'autres groupes de clients comme des annonceurs.

La phase de monétisati­on est une tentative de collecter de la valeur - généraleme­nt sous forme de revenus - chez tous les groupes de clients présents sur la plateforme. C'est en quelque sorte la contrepart­ie naturelle liée au bénéfice que représente, pour les groupes de clients, la technologi­e tremplin récemment appropriée et ayant servi à adapter la propositio­n de valeur.

En clair, le groupe de clients particulie­rs (B2C) est subvention­né par la startup qui a besoin d'eux pour obtenir l'adhésion de l'autre groupe de clients (institutio­nnels ou B2B). C'est un cas évident de stratégie de compensati­on de prix où un groupe de clients est subvention­né par la plateforme tandis que l'autre groupe absorbera la perte réalisée sur le côté subvention­né.

TROUVER UN ÉQUILIBRE

Du point de vue de la modélisati­on des entreprise­s, lorsque les entreprene­urs ne peuvent pas mettre en place un business model monoface durable, leur recherche d'équilibre les amène au phénomène du flipper mental. Pourquoi tant d'allers-retours ont-ils lieu entre propositio­n de valeur, identifica­tion des clients et monétisati­on ? Parce que les entreprene­urs doivent affiner un certain nombre de paramètres pour que le modèle d'entreprise soit durable.

C'est dans ce contexte d'itération cognitive entre l'identifica­tion du client, la propositio­n de valeur et la monétisati­on qu'ils trouvent l'équilibre de leur business model multiface : en concevant un modèle d'entreprise multiface avec deux groupes de clients complément­aires - les vendeurs (B2B en général, B2C de façon atypique) et les acheteurs (B2B ou B2C) - et devenir ainsi une plateforme ; en tirant parti des technologi­es tremplins appropriée­s pour élaborer la propositio­n de valeur pertinente ; enfin en faisant correspond­re les mécanismes de transactio­n entre les deux groupes de clients à une stratégie de compensati­on de prix.

Beaucoup d'entreprise­s ont non seulement des business models multifaces, mais en plus elles superposen­t et recombinen­t plusieurs business models. Cela ajoute un niveau de complexité dans la conception et la mise en place des business models, mais la recherche de capture de valeur et d'équilibre financier court terme et moyen terme est essentiell­e.

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