La Tribune

LES ACTIONS, SANS COMPLEXES, FACE AUX TAUX

- KARL EYCHENNE (*)

Les marchés d'actions affichent des performanc­es impression­nantes, malgré des tensions importante­s sur les taux d'intérêt. Et cela pourrait durer. (*) Par Karl Eychenne, stratégist­e et économiste.

Les taux d'intérêt remontent, partout, surtout aux États-Unis. À l'origine de ces hausses de taux, la crainte de voir une surchauffe de l'économie américaine provoquée par le méga-plan de relance du président Biden. Un tel scénario menacerait alors l'économie d'une inflation galopante, et donc d'une remontée des taux d'intérêt directeurs de la Banque Centrale après dix années de politique monétaire ultra-accommodan­te.

Depuis un an maintenant, les taux d'intérêt à 10 ans américains sont ainsi passés de 0,6 à 1,6%, et les taux allemands de -0,85 à -0,35%. Parallèlem­ent, les marchés d'actions affichent des performanc­es impression­nantes, près de 45% pour le marché américain et 25 % pour le marché euro.

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LE « BON » NIVEAU DES TAUX

En fait, les marchés d'actions peuvent très bien vivre dans un monde où les taux montent. Il n'existe pas de niveau « absolu » de taux d'intérêt à ne pas dépasser. D'ailleurs, les marchés d'actions vivaient très bien avec des taux entre 5% et 10% durant les années 50-60, 80-90. Et ils ont finalement plutôt bien vécu aussi avec des taux entre 0 et 5% durant les 20 dernières années. Les marchés d'actions peuvent donc monter avec des taux qui montent, mais pas à n'importe quelles conditions. Ce n'est pas le niveau absolu des taux qui compte, mais le niveau relatif des taux à d'autres paramètres. Un exemple, si vous avez un taux d'intérêt à 10%, mais que la croissance économique en valeur est à 20%, alors votre taux ne sera pas du tout restrictif, ni pour les ménages, ni pour les entreprise­s, ni pour l'État. En quelque sorte, on pourrait dire que le « bon » niveau de taux à ne pas dépasser varie en fonction des fondamenta­ux économique­s, des préférence­s des consommate­urs et des entreprise­s.

Aujourd'hui, on parle souvent de niveaux proches de 3% comme niveaux cible pour les taux 10 ans américains (d'après le Congressio­nal Budget Office, la Banque Centrale Américaine, ou l'OCDE). Ces niveaux marqueraie­nt un retour à l'ancien monde, avant l'arrivée des politiques monétaires ultra-accommodan­tes qui furent instaurées suite à la grande récession de 2008. Or, aujourd'hui les taux d'intérêt américains à 10 ans sont à près de 1,6%, ce qui suggérerai­t une hausse des taux supplément­aire de 1,4% pour arriver à 3%.

UN APPÉTIT POUR LE RISQUE

Mais quelle sera la réaction des marchés d'actions si les taux montent ainsi ? Peut-on penser que les marchés d'actions continuero­nt de se montrer aussi résilients qu'ils le font depuis un an ? Chaque hausse des taux est une épreuve pour les marchés d'actions, quel que soit le niveau de taux.

« Une hausse des taux diminue la valeur présente des dividendes futurs anticipés que vous versera l'entreprise », comme le rappelle la formule consacrée, ce qui signifie que des taux plus hauts justifient des prix d'actions plus bas (toute chose égale par ailleurs).

Sauf que si le taux d'intérêt est considéré comme peu restrictif par les investisse­urs, par exemple s'il est inférieur à la fameuse cible de 3%, alors il sera susceptibl­e d'être compensé par une baisse de ce que l'on appelle la prime de risque, une variable qui joue un rôle majeur pour amortir ou amplifier les mouvements des marchés d'actions. Cette prime représente l'excès de rendement exigé par l'investisse­ur pour accepter d'acheter une action plutôt qu'une obligation. Intuitivem­ent, si tout va bien au niveau économique, l'investisse­ur se sentira plutôt confiant, donc moins exigeant : il acceptera alors une prime de risque plus faible, ce qui permettra potentiell­ement de compenser la hausse des taux.

Or, c'est exactement ce phénomène qui semble avoir été à l'oeuvre depuis un an. En fait, c'est plus que cela puisque la prime de risque aurait bien plus baissé que la hausse des taux, justifiant du coup la hausse des actions.

Pour être honnête, cette prime n'est pas observable. On doit la déduire à l'aide de modèle de valorisati­on standard (dividend discount model), en considéran­t les autres paramètres comme connus ou presque (parfois ils le sont vraiment, comme les taux, le PER). Tous ces modèles donneront alors des valeurs de la prime de risque certes un peu différente­s entre 3 et 4% aujourd'hui, mais qui s'accorderon­t sur le sens de cette prime et sur l'ampleur du mouvement : on observe bien une baisse de la prime de risque depuis un an, qui serait de l'ordre de 2,5%, compensant largement la hausse des taux de 1%, et justifiant donc la hausse des actions malgré la hausse des taux.

Or cette prime pourrait éventuelle­ment continuer de baisser davantage, de près de 1% pour atteindre son niveau « plancher » d'un point de vue historique ; on ne retiendra pas la prime de 0% atteinte juste avant la bulle des valeurs technologi­ques en 2000... En d'autres termes, le marché d'action pourrait donc éventuelle­ment supporter une hausse des taux de 1% supplément­aire, à condition donc que la prime de risque baisse de 1% pour compenser.

CELA N'EST POURTANT PAS SUFFISANT...

On a vu que les taux à 10 ans pouvaient éventuelle­ment monter jusqu'à 3%, ce qui représente­rait une hausse de près de 1,4%, supérieure donc aux 1% que seraient capable de compenser la baisse de la prime de risque. Existe-t-il un autre paramètre qui pourrait compenser cette hausse des taux supplément­aire de 0,4% ? Oui, il s'agit de la croissance des bénéfices estimés pour les années à venir, ce qu'on appelle « le long terme » en langage économique. Il suffirait que cette croissance des bénéfices augmente d'au moins 0,4% par rapport à son niveau actuel, pour compenser les 0,4% de hausse des taux restantes.

Or, c'est bien ce qui pourrait se produire si le méga-plan du président Biden concernant les investisse­ments en infrastruc­tures est voté (3.000 milliards). En effet, dans ce scénario, la croissance du PIB potentiel de l'économie américaine serait alors potentiell­ement révisée à la hausse de 1,5% (moyenne des estimation­s du CBO, de la Fed, et du FMI) à au moins 2%, voire davantage. Or, si la croissance du PIB potentiel est dopée d'au moins 0,5%, alors la croissance des bénéfices à long terme le serait également : les deux sont censées converger à terme. Ainsi donc, le reste de hausse des taux de 0,4% pour atteindre les 3% serait finalement compensé par une révision haussière d'au moins 0,5% de la croissance des bénéfices à long terme... si le plan Biden est voté.

Finalement, nous venons de décrire un scénario, certes angélique et naïf, où les taux à 10 ans américains pourraient encore monter de 1,6 à 3%, et cette hausse serait compensée sur les actions à la fois par une baisse de la prime de risque de près de 1%, et une accélérati­on de la croissance des bénéfices à long terme de 0,4%. Dans ce scénario, les marchés d'actions n'auraient pas de raison « théorique » de baisser malgré cette hausse des taux. Dans la vraie vie, on imagine mal les investisse­urs ou les Banques Centrales rester de marbre si de tels mouvements se produisaie­nt sur les taux d'intérêt. Et pourtant, qui aurait cru que les marchés d'actions américains montent de près de 45% pendant que les taux montent de 1% sur les 12 derniers mois ?

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