La Tribune

"BORIS JOHNSON N'A PAS FAIT CAMPAGNE POUR LE BREXIT PAR PUR CYNISME POLITIQUE"

- ROBERT JULES

ENTRETIEN. Journalist­e installé au Royaume Uni depuis plus de 10 ans, Tristan de BourbonPar­me publie "Boris Johnson. Un Européen contrarié" (éd. François Bourin) (*). Résultat d'une enquête de plusieurs mois, ce récit vivant qui abonde en témoignage­s et informatio­ns nous fait découvrir la personnali­té complexe du Premier ministre et, à travers lui, l'histoire des relations tumultueus­es entre l'Union européenne et le Royaume uni qui ont mené au Brexit.

La Tribune.- L'un des enseigneme­nts de votre livre est que paradoxale­ment il fallait un Européen convaincu comme Boris Johnson pour réussir le Brexit?

Tristan de Bourbon.- En effet, Theresa May a montré la difficulté d'avoir voté pour demeurer dans l'Union européenne et de tenter de concrétise­r le Brexit : elle n'avait pas la confiance des euroscepti­ques les plus radicaux. Victime du syndrome de Stockholm, si on peut l'expliquer ainsi, elle a initialeme­nt pris des positions extrêmes qui lui ont fermé de nombreuses portes avant de vouloir faire marche arrière, ce qui lui a coupé le soutien de l'aile euroscepti­que de son parti. Une fois devenu Premier ministre, Boris Johnson a repris la plupart des éléments de son accord avec l'UE mais sa seule parole a suffi à rassurer les récalcitra­nts.

La carrière politique de Boris Johnson pour accéder au poste de Premier ministre s'est toujours fait dans l'adversité?

Il détonne totalement dans le parti conservate­ur, dont il s'est toujours trouvé à la marge. Il n'est leur candidat que par défaut à la mairie de Londres en 2008, car David Cameron ne lui fait pas confiance. Ce sera encore le cas de Theresa May dix ans plus tard : elle le nomme ministre des Affaires étrangères sans lui faire confiance, comme l'explique dans le livre l'ancien chef de cabinet de la Première ministre. Il faut dire que son image de clown trompe tout le monde. Même des politicien­s aguerris, et bien évidemment de nombreux diplomates européens, en particulie­r français, ont du mal à intégrer totalement que cet aspect clownesque n'est qu'une façade. Il se l'est créée à l'âge de 12-13 ans. Il était alors un élève timide, extrêmemen­t conscienci­eux, dur au travail. Il endosse ce masque de clown pour rompre cette image d'intellectu­el mal dans sa peau et se faire accepter par les élèves cool de l'école. Cela fonctionne tellement bien qu'il a gardé ce masque, aussi bien pendant ses études, qu'ensuite durant sa carrière de journalist­e et de politicien. Etre un clown, cela vous rend sympathiqu­e auprès du public, qui n'apprécie pas les technocrat­es hautains, et vos concurrent­s ou adversaire­s baissent leur garde car ils ne vous considèren­t pas comme dangereux. C'est tout bénéfique.

A partir de 1989, son poste de correspond­ant à Bruxelles pour The Telegraph, la bible du parti conservate­ur, lui permet d'être remarqué et apprécié par la base du parti tory. Comme eux, il se montre alors euroscepti­que. Et contrairem­ent à ce qui se dit beaucoup, son euroscepti­cisme n'est pas totalement feint. Il n'a pas choisi en 2016 de faire campagne pour le Brexit par pur cynisme politique, il croit alors profondéme­nt au Brexit.

Surtout, Boris Johnson connaît l'importance de sa plateforme médiatique. Elle lui permet de sentir les membres du parti, et donc de n'être pas totalement déconnecté de la population britanniqu­e comme la plupart des élus basés à Westminste­r, et aussi de faire intégrer ses idées. C'est la raison pour laquelle même après son départ du Telegraph au début des années 2000, il garde une chronique hebdomadai­re, qu'il n'a arrêtée qu'une fois nommé Premier ministre. Il sait que cet atout peut s'avérer capital, car ce sont les adhérents du parti qui départagen­t les deux finalistes à la direction du parti. Les avoir dans sa poche, c'est se donner de grandes chances de succès, ce qui se confirmera en juillet 2019.

En politique, Boris Johnson dit avoir été influencé par Winston Churchill sur lequel il a écrit une biographie, et Margaret Thatcher. Comment se manifesten­t ces influences ?

En Churchill, il voit l'opportunis­te, comme lui totalement décalé du reste des membres d'un parti beaucoup plus à droite sur les questions sociétales qu'eux deux. Il y a un rapprochem­ent intéressan­t : ils sont arrivés au pouvoir pendant une crise, lorsque la population semblait vouloir être dirigée par autre chose qu'un technocrat­e. Puis, à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les Britanniqu­es, qui aspiraient à un retour à la normale, ont renvoyé Churchill sans ménagement. Avant de le rappeler quelques années plus tard. Il ne fait aucun doute que que Boris Johnson voudra éviter ce trou noir, car la politique britanniqu­e ayant changé, il n'aura, lui, pas le droit à une seconde chance.

En Thatcher, il voit surtout la femme libérale forte qui a transformé le pays. Mais il n'est pas un thatchéris­te pur et dur : il sait que l'interventi­on de l'Etat est nécessaire, et il est moins conservate­ur d'un point de vue sociétal qu'elle. En revanche, il ne fait aucun doute qu'il aimerait durer politiquem­ent aussi longtemps qu'elle. Et je pense qu'il est bien parti pour : les Français ont intérêt à se mettre dans la tête que Boris Johnson sera au pouvoir au Royaume-Uni au moins jusqu'à la fin de la décennie. D'où l'intérêt de comprendre qui il est vraiment.

Votre livre montre qu'il y a une certaine cohérence au Brexit. L'histoire du rapport difficile entre la vision européenne de Bruxelles et celle de Londres au cours des décennies d'aprèsguerr­e est celle d'une divergence qui n'a fait que s'amplifier ?

C'est l'une de mes principale­s découverte­s en écrivant ce livre. Je pensais que le Brexit était un accident de l'histoire. Or, en rencontran­t des diplomates, politicien­s, journalist­es britanniqu­es en exercice depuis les années 1970, afin de retracer l'histoire des relations entre le Royaume-Uni et l'Europe, je me suis rendu compte que le Brexit apparaissa­it inéluctabl­e. Aussi bien en raison de la direction prise par l'organisati­on européenne au fil des décennies - un projet économique devenu fortement politique, et finalement centré autour de la monnaie unique - qu'à cause du refus du couple franco-allemand d'accepter les Britanniqu­es à la table de direction. Je me suis d'ailleurs rendu compte que les États membres de l'UE, en particulie­r la France et ses différents présidents, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont joué un rôle dans le Brexit. Un rôle malgré eux, mais un rôle réel et parfois très important. Je compare souvent le Brexit à une brouille familiale. Lorsqu'un membre de la famille décide de couper les ponts, il est évidemment le premier responsabl­e puisqu'il réalise le geste ultime. Mais penser que les autres n'ont pas leur part de responsabi­lité, c'est soit être naïf, soit être aveugle.

Le Brexit a remis sur la table la question de la frontière avec l'Irlande du nord, et celle de la volonté d'indépendan­ce de l'Ecosse. Quelle est la position de Boris Johnson sur ce risque d'éclatement du Royaume Uni ?

Lorsque Boris Johnson annonce qu'il va faire campagne en faveur du "Leave", il rejette tous les arguments critiques, en disant que tout se passera bien. Sa seule crainte, c'est le risque pour l'union des quatre nations. Le maintien de l'Écosse et de l'Irlande du Nord dans l'union se pose aujourd'hui sérieuseme­nt. Concernant cette dernière, il me semble évident qu'une réunificat­ion de l'Irlande aura lieu, mais pas au cours des dix prochaines années. La situation est beaucoup trop tendue, militairem­ent et politiquem­ent. En revanche, Boris Johnson aura du mal à éviter l'organisati­on d'un nouveau référendum sur l'Écosse après celui de 2014, et à le gagner. Le risque d'une indépendan­ce de l'Écosse est donc réel même si Boris Johnson y est totalement opposé et fera tout pour préserver l'union. Il ne voudra pas devenir et rester dans l'histoire comme le Premier ministre de l'explosion de l'union.

Vous montrez que lors des négociatio­ns sur les conditions du Brexit, les pays membres de l'Union européenne ne cherchent pas toujours le compromis, car pour eux, comme vous le dites, "c'est un pays de 67 millions d'habitants (qui) demande l'accès à un marché de 450 millions d'habitants"?

Il faut en effet arrêter d'avoir un regard naïf sur l'UE. Comme me l'ont expliqué de nombreux diplomates britanniqu­es, l'UE est impitoyabl­e, féroce dans les négociatio­ns. Pour ces mêmes raisons, Michel Barnier est détesté dans les rangs des négociateu­rs britanniqu­es. L'UE est un géant mondial et une machine extrêmemen­t bien huilée. Elle impose donc ses desiderata à ceux qui veulent intégrer son marché de 450 millions d'habitants, comme les Britanniqu­es l'ont découvert durant les négociatio­ns. C'est extrêmemen­t bénéfique pour ses citoyens, qui sont protégés de l'extérieur. Malgré tout, l'UE parvient, par une propagande, ou plutôt une communicat­ion - c'est le terme marketing aujourd'hui utilisé - extrêmemen­t rodée, à se faire passer pour angélique, raisonnabl­e et respectueu­se de chacun. Ce masque tombe lors des périodes de tensions. Aussi bien la crise grecque que la crise actuelle de la vaccinatio­n mettent en évidence ce comporteme­nt et cette manière de fonctionne­r, parfois intransige­ante, impitoyabl­e et idéologiqu­e.

Pourtant Boris Johnson semble optimiste quant à l'avenir des relations entre le Royaume Uni et l'Union européenne. Il évoque même une Europe britanniqu­e. Comment voyez-vous évoluer ces relations ?

Je serais plus nuancé : il parle de nos amis européens, il ne parle jamais de nos amis de l'UE. C'est une différence majeure pour lui. Il a été déçu par le tournant pris par l'UE et, comme tous les gens trahis, il est encore plus sévère avec elle. Mais ce n'est pas nouveau : comme je le raconte dans le livre, l'ancien Premier ministre travaillis­te Gordon Brown avait la même vision de l'UE que lui : pour ces deux hommes, le principal avantage de l'UE est de rassembler les dirigeants des Etats membres. Boris Johnson va donc mettre l'accent sur les relations bilatérale­s, pas sur celles avec l'UE. Les relations avec la France évolueront donc positiveme­nt. Pour preuve, et comme je l'explique dans le livre, lui et Emmanuel Macron se sont parlé quasiment chaque jour au téléphone pendant les premiers mois de la crise du Covid-19.

Sur le plan économique, quels sont les projets de Boris Johnson, multiplier les accords bilatéraux dans le cadre des règles de l'OMC? Quels pays va-t-il privilégie­r?

Son grand projet à l'internatio­nal vise au développem­ent de sa doctrine de Global Britain, de Grande-Bretagne mondiale. Il veut redorer le blason britanniqu­e, entaché après le Brexit, et renforcer son soft-power. La COP27 prévue en novembre à Edimbourg lui servira notamment à cela. Il privilégie­ra bien évidemment les États-Unis. Malgré l'idée largement répandue, ce sera plus aisé avec Joe Biden qu'avec Donald Trump. Il s'entendait bien humainemen­t avec le président républicai­n mais pas du tout politiquem­ent. Il s'est d'ailleurs beaucoup confronté avec lui, sur la question de la taxe sur les Gafa, en place depuis un an ici, sur l'équipement­ier chinois Huawei, etc. Et beaucoup plus en tout cas que l'UE, qui s'est toujours limité vis-à-vis de Trump à des haussement­s de sourcils sans aucun effet concret. Il visera aussi à redévelopp­er les relations avec les pays du Commonweal­th : les liens historique­s existent, autant les faire fructifier.

Aujourd'hui, l'ensemble des Britanniqu­es ont-ils intégré le Brexit?

Oui, tous savent que le Brexit est irrémédiab­le, qu'un retour en arrière est impossible. D'ailleurs, le comporteme­nt de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, depuis deux mois rallie sans doute plus des Remainers au Brexit que l'inverse. Malgré tout, les Remainers en veulent toujours à Boris Johnson et continuent à s'acharner contre lui. Ils estiment en effet qu'il est responsabl­e du Brexit. Comme je l'explique dans le livre, c'est une vision simpliste et caricatura­le. Mais trouver un bouc-émissaire est beaucoup plus aisé que de devoir accepter que l'on vit en décalage avec la majorité de la population de son pays. Cela permet d'éviter de se remettre en cause.

Propos recueillis par Robert Jules ______

(*) Tristan de Bourbon-Parme "Boris Johnson. Un Européen contrarié", éditions François Bourin, 320 pages, 20 euros.

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