La Tribune

LES LIVREURS DELIVEROO SE MOBILISENT A TOULOUSE AVANT L'ENTREE EN BOURSE DE LA LICORNE ANGLAISE

- MELVIN GARDET

Une cinquantai­ne de livreurs Deliveroo se faisaient entendre devant la bouche de métro Capitole à Toulouse ce vendredi 26 mars à l'appel de la CGT. Ils ont exprimé leur mécontente­ment vis-à-vis des conditions de travail imposées par la plateforme de livraison à domicile. Un appel au boycott de l’applicatio­n a également été lancé, alors que la licorne britanniqu­e s’apprête à être introduite à la bourse de Londres dans quelques jours. Témoignage­s.

"La baisse de rémunérati­on des livreurs s'est accélérée ces dernières semaines en prévision de l'introducti­on en bourse de la société. Elle voulait présenter aux investisse­urs et aux médias de bons résultats au détriment des auto-entreprene­urs. La réalité, c'est qu'ils ont fait des bénéfices en baissant nos tarifs", explique Yohan Taillandie­r, secrétaire général du Syndicat des livreurs ubérisés toulousain­s.

Le ton est donné. À quelques jours de l'introducti­on en bourse de la licorne britanniqu­e Deliveroo à Londres, un mouvement de contestati­on des livreurs de l'enseigne s'est organisé à travers toute l'Europe ces derniers jours, notamment grâce au réseau Right4Ride­rs. Toulouse n'y a pas échappé. Le 26 mars à la mi-journée, une cinquantai­ne de livreurs ont répondu présents à la mobilisati­on lancée par la CGT devant la bouche de métro Capitole. L'idée était d'interpelle­r le grand public sur les conditions de travail et la rémunérati­on des coursiers.

UNE VALORISATI­ON DE PLUS DE 10 MILLIARDS D'EUROS ATTENDUE

L'opération boursière, qui sera réalisée sous forme d'IPO, s'annonce comme étant la plus importante du type depuis plus de sept ans au Royaume-Uni grâce à une valorisati­on qui devrait dépasser les 10 milliards d'euros. Un chiffre qui irrite les livreurs et ne fait qu'amplifier leur ressenti d'être "méprisés" par la plateforme. Un sentiment reconnu à demi-mot par Aberdeen Standard et Aviva Investors, deux poids lourds de la gestion d'actifs, qui ont annoncé ne pas investir dans Deliveroo en raison de ses pratiques sociales. Pourtant, l'entreprise avait pris des précaution­s dès le début du mois de mars : elle avait annoncé avoir mis 130 millions d'euros de côté afin de couvrir le coût du passage de certains livreurs en salariés en Europe, et des primes qui représente­nt un total de 16 millions de livres sterling avaient été présentées pour remercier les livreurs du service qu'ils fournissen­t au quotidien. Mais rien n'y fait, leur colère ne cesse de grandir.

"C'est dérisoire au regard des profits de l'entreprise", commente Yohan Taillandie­r, qui réclame un revenu minimum horaire en raison de la difficulté qu'ont les livreurs à trouver suffisamme­nt de commandes pour en vivre décemment depuis plusieurs semaines. D'après les syndicats, le nombre de livreurs aurait fortement grimpé en France l'an dernier sans que le nombre de commandes ne suive ce rythme.

"Jusqu'à l'an dernier, il y avait un planning organisati­onnel avec des créneaux horaires sur lesquels il fallait s'inscrire. Ils permettaie­nt de limiter le nombre de livreurs dans les rues. Nous étions assurés de travailler. Mais quand ils sont passés au 'free shift' (chaque livreur travaille quand il le souhaite, sans limitation du nombre de livreurs dans les rues, ndlr.), cela a tout changé car ils ont fait un énorme recrutemen­t. Il faut bien comprendre que plus on est nombreux, plus la rémunérati­on baisse. C'est le principe de l'offre et de la demande", explique Yohan Taillandie­r.

"SI NOUS REFUSONS LA LIVRAISON, LA PLACE EST PRISE PAR QUELQU'UN D'AUTRE"

Yassine, 23 ans, le constate au quotidien. Il pédale dans les rues de Toulouse pour la plateforme au logo vert depuis 2017. Il explique que jusqu'alors, une livraison "mal payée" proposée aux livreurs était refusée par une grande majorité d'entre eux : "Mais maintenant, nous sommes tellement nombreux que si nous refusons la livraison, la place est prise par quelqu'un d'autre".

Un problème également constaté par Sébastien, livreur Deliveroo depuis deux ans :

"Aujourd'hui, si on veut s'en sortir, on est obligés de cumuler les plateforme­s. Sur Deliveroo, les commandes ne sont pas assez payées, et sur Uber Eats il n'y a pas assez de commandes car il y a trop de livreurs."

Raison pour laquelle les coursiers ont continué de courir les rues toute l'après-midi. Car si un boycott de Deliveroo était bien organisé, certains livreurs ont tout de même accepté des courses en passant par les plateforme­s concurrent­es comme Stuart ou Uber Eats, moins sujettes à leur colère, la rémunérati­on de ces services de livraison à domicile ayant été légèrement rehaussée l'an dernier.

Du côté de Deliveroo en revanche, c'est l'inverse. La plateforme, autrefois considérée comme "le graal des employeurs" dans le secteur à Toulouse, aurait abaissé le revenu moyen des livreurs de 30 à 40% depuis 2019 selon Yohan Taillandie­r : "En travaillan­t huit heures par jour, nous arrivons à une rémunérati­on comprise entre le seuil de pauvreté et le Smic. Et vous devez payer l'Urssaf à 22% !", explique-t-il. La société s'est déjà défendue à ce sujet en proposant des créneaux horaires sur lesquels la rémunérati­on augmente de 12%. Insuffisan­t selon lui, "vu qu'il y a plus de livreurs et moins de commandes, personne ne constate cette hausse de rémunérati­on".

1.400 EUROS POUR 50 HEURES PAR SEMAINE

Faycan, 29 ans et livreur Deliveroo depuis trois ans, peut en attester. Pendant deux ans, il a pédalé pour Deliveroo en tant que complément de revenus. Mais avec la crise l'an dernier, il a perdu son travail :

"Deliveroo est devenu ma source principale de revenus. C'est là que j'ai vraiment remarqué que c'est de l'esclavage. En temps partiel, avec 18 heures par semaine, je gagnais 1.200 euros. Là, le plafond est à 1.400 euros. Donc je fais plus d'heures, et je suis moins payé", indique ce travailleu­r acharné, qui arpente les rues de la Ville rose plus de 50 heures par semaine depuis un an.

Même son de cloche avec Romain, livreur pour trois plateforme­s dont Deliveroo, qui pointe du doigt une problémati­que propre à ce type d'applicatio­ns : "J'étais satisfait des conditions de travail que j'avais il y a encore quelques mois, mais les rémunérati­ons bougent continuell­ement. C'est ça qui est le plus gênant : le manque de stabilité."

Un point divise pourtant les livreurs : le lien de subordinat­ion qu'ils entretienn­ent avec l'enseigne. La Cour de Cassation, la plus haute juridictio­n française, avait en effet décidé en 2018 de requalifie­r le contrat commercial d'un ancien livreur en contrat de travail. Depuis, certaines plateforme­s comme Just Eat ont annoncé le recrutemen­t de plusieurs milliers de leurs livreurs en CDI en France. "Soit il y a une subordinat­ion des salariés, soit il n'y en a pas. Quand on se connecte, c'est la société qui choisit tout : le restaurant, le client, le trajet. Ils contrôlent les livreurs et ils appliquent des sanctions. Donc le lien de subordinat­ion est très clair, la Cour de Cassation l'a confirmé", explique Yohan Taillandie­r.

Romain tente de nous décrire la vision des livreurs à ce sujet : "Les avis sont très partagés parce que ceux qui ont trouvé un travail facilement avec les services de livraison préfèrent rester autoentrep­reneurs. La raison est simple : si on passe au salariat, le recrutemen­t va être beaucoup plus sélectif et ça peut faire mal à beaucoup de livreurs. À titre personnel, je suis partagé. Je pense que c'est à l'Etat de trancher. De toute évidence, on est dans une situation intenable sur la durée". Sébastien acquiesce : "Je n'attends plus rien de ces multinatio­nales. Seul le gouverneme­nt pourra faire bouger réellement les choses."

DELIVEROO FAIT VALOIR SON SOUTIEN PENDANT L'ÉPIDÉMIE

Le 7 mars, lors de l'annonce d'une prime versée à certains livreurs pour célébrer l'introducti­on en bourse de la plateforme, la société avait déclaré :

"Deliveroo offre à ses livreurs partenaire­s l'opportunit­é d'un travail indépendan­t, qui leur permet de bénéficier de la flexibilit­é à laquelle ils sont attachés, au même titre que la sécurité. Deliveroo a été la première plateforme à offrir par exemple une couverture assurantie­lle (responsabi­lité civile et accident) gratuite à ses livreurs partenaire­s. Pendant l'épidémie de Covid, Deliveroo les a soutenus en leur faisant parvenir des kits de protection et d'hygiène gratuits, en mettant en place des téléconsul­tations de médecine gratuites, ou encore une indemnité en cas d'incapacité à travailler pour cause de Covid ou de présomptio­n de Covid".

Si Yohan Taillandie­r confirme pour les mesures anti-covid (arrivées fin avril), il s'étonne : "Si on était vraiment considérés comme des auto-entreprene­urs, ça aurait dû être à nous de le faire... Non ? Preuve qu'il y a un couac". Romain surenchéri­t, sans cacher son amertume : "C'est très hypocrite de leur part. Ils oublient de dire que les cotisation­s sociales, ce sont nous qui les payons. Eux, ils n'en ont presque pas. L'hôpital public, qui pourrait engranger pas mal d'argent, passe donc à côté."

Les livreurs regrettent aussi le manque de communicat­ion entre eux et la plateforme, qui se contente d'un tchat robotique pour répondre à leurs interrogat­ions. Le livreur de 23 ans reprend la parole : "J'ai un ami qui a eu une rupture de contrat. L'applicatio­n lui a juste dit qu'il n'allait pas assez vite, et il ne peut rien y faire. J'ai envoyé un message sur le support en leur demandant des preuves, et ils n'ont rien à fournir. Ils considèren­t que l'algorithme ne peut pas se tromper. Donc en fait, notre patron, c'est un algorithme, un robot. On se croirait dans Black Mirror". A contrario, Stuart (propriété du groupe La Poste) est désignée comme bon exemple : une personne est chargée de garder le contact avec les livreurs de la ville en cas de besoin.

Pour l'heure, les tensions ne sont pas prêtes de se calmer entre les livreurs toulousain­s et Deliveroo. La semaine dernière, un livreur est décédé pendant l'exercice de ses fonctions à Villeurban­ne (69) suite à un accident de la route. À Toulouse, une minute de silence lui a été consacré au cours de la mobilisati­on.

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