La Tribune

ARMEMENT : LA NECESSITE DE LA COOPERATIO­N

- PATRICK BELLOUARD ET CYRILLE SCHOTT

Cette tribune est une réponse à la tribune « Armement : les erreurs allemandes de la France », paru dans la Tribune. Les deux auteurs, Patrick Bellouard et Cyrille Schott, y défendent la nécessité de coopérer entre partenaire­s européens, notamment l'Allemagne pour partager les coûts de développem­ent. Par l'ingénieur général de l'armement (de 1ère classe-2s) Patrick Bellouard, président d'EuroDéfens­e France, ancien directeur de l'OCCAR, et préfet (h.) de région Cyrille Schott, membre du bureau d'EuroDéfens­e France et ancien directeur de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).

L'article « Armement : les erreurs allemandes de la France », paru dans la Tribune du 23 mars 2021, mérite réponse. L'auteur, « Vauban » , se définit comme le regroupeme­nt d'une vingtaine de « spécialist­es des questions de défense. » Vauban est l'un des grands hommes de notre histoire, pas uniquement d'ailleurs pour son oeuvre militaire, mais le recours à son nom évoque l'érection de citadelles autour du pré carré d'une France assiégée. La référence à deux reprises à Jacques Bainville, cet historien d'Action française, qui, s'il pressentit lucidement les méfaits d'Hitler, jugea surtout le Traité de Versailles insuffisam­ment dur envers l'Allemagne, montre une pensée voyant la guerre héréditair­e entre nos deux pays se poursuivre. L'on ne peut éviter de songer à un club de « spécialist­es des guerres d'antan ».

Nulle question d'Europe dans leur raisonneme­nt, sinon pour la décrier, nulle question de ces hommes, Monnet, Adenauer, Gasperi, Spaak, qui dirent après la dernière Guerre « plus jamais cela » et lancèrent, dans une idée de réconcilia­tion généreuse, la constructi­on européenne. Néanmoins installons-nous sur le terrain de la Realpoliti­k, dont « Vauban » semble adepte.

LES « NATIONS EUROPÉENNE­S NE FONT PLUS LE POIDS »

S'écarter du fantasme d'une fausse grandeur et s'appuyer sur l'Europe pour compter dans le monde

A cause de son énorme avance dans les domaines de la science, de la technique, des transports, des armements, de l'organisati­on étatique et militaire, l'Europe pouvait aux XVIIIe et XIXe siècles, tout en se présentant divisée, dominer le monde. Plusieurs pays européens se constituèr­ent ainsi de vastes empires. Cette période est révolue. Les empires coloniaux sont morts ; il n'en subsiste que des restes et la nostalgie, notamment chez les Britanniqu­es, voire chez nous. L'Europe s'est terribleme­nt affaiblie dans les deux Guerres mondiales, dont elle a été à l'origine, et l'avance évoquée ci-dessus n'est plus.

Au contraire, des « Etats-continent », puissances planétaire­s constituée­s ou en cheminemen­t, qui s'appellent Etats-Unis, Chine, Russie, Inde, représente­nt pour l'Europe un considérab­le défi. Pour ces puissances, il serait plus aisé d'être dans un rapport bilatéral avec chacun des Européens, en position de faiblesse, plutôt que de faire face à une Europe unie, qui représente déjà la première force commercial­e mondiale et la seconde économique. Face à ces « Etats-continents », nos vieilles Nations européenne­s ne font, isolées, plus le poids, ni le Royaume Uni ni la France ni l'Allemagne.

Même si le lien bilatéral avec la France y est volontiers cité, dans la récente « Revue intégrée » du gouverneme­nt de sa Majesté, le concept de « Global Britain », dont l'exemple semble exercer quelque séduction sur « Vauban », signifie s'inscrire résolument dans l'alliance avec les Etats-Unis et dans le giron de l'OTAN, avec la volonté de redevenir une grande nation « mercantile. » Serait-ce l'ambition de « Vauban » pour la France ?

Dans son raisonneme­nt d'une France « grande puissance mondiale », nous nous tournerion­s vers des pays comme l'Inde de Modi, qui sombre dans un nationalis­me hindou peu conforme à nos valeurs, ou, plus loin encore, vers l'Indonésie, plutôt que vers nos voisins de l'Europe des démocratie­s, dont l'Allemagne, réduite à une nation « mercantile ». L'Allemagne serait un étranger absolu, dont « on ne connaît rien (ni langue ni culture ; ni mentalités ni constituti­on) ». Ces « spécialist­es » songent-ils seulement que le nom « France » vient des Francs, un peuple germanique, et que nos deux pays sont issus d'un même empire, celui de Charlemagn­e et ne se sont constitués que sur une période de plusieurs siècles ?

Quand « Vauban » esquisse pour la puissance mondiale France « des opérations de projection (au Mali comme en Indo-pacifique) », il néglige apparemmen­t le fait que notre interventi­on au Sahel s'appuie sur un dispositif de soutien américain significat­if et la présence, même si elle est insuffisan­te, de plusieurs pays européens. Quant à une projection en « Indo-pacifique », qu'il n'hésite pas à envisager, comment notre pays s'y lancerait-il, sauf en supplétif des Américains, éventuelle­ment au sein de cette OTAN, dont « Vauban » veut s'émanciper ? La prise du Palais d'été en Chine au XIXe siècle ou la guerre d'Indochine font, heureuseme­nt, partie d'un passé aboli.

Même si nous croyons en la vocation mondiale de notre pays, sortons des fantasmes d'une fausse grandeur, qui ne correspond plus aux réalités du monde d'aujourd'hui. Notre Nation continuera à compter sur la scène planétaire grâce et à travers l'Europe. Ce qui est vrai aussi pour l'Allemagne. Voici un premier point commun à nos deux démocratie­s européenne­s.

RÔLE DÉTERMINAN­T DU « COUPLE FRANCO-ALLEMAND »

S'il y des différence­s entre elles qui ne sont pas à nier, les exacerber ne sert à rien et surtout pas à leur donner, à l'une et l'autre, plus de force. Oui, la France garde le regard plus orienté vers le vaste monde, tandis que l'Allemagne, par sa position géographiq­ue et son histoire, est plus tournée vers l'Europe centrale. Cependant, la France aussi est une puissance continenta­le et l'Allemagne, par sa capacité exportatri­ce et son rayonnemen­t propre de grande nation culturelle, envisage le monde entier dans sa politique étrangère.

Oui, la culture militaire des deux pays n'est pas identique : tradition française d'opérations militaires à l'extérieur, décidées par un président apte à les mettre en oeuvre sans délai ; tradition de retenue stratégiqu­e allemande, issue des leçons de la Seconde Guerre mondiale, avec un contrôle vigilant du Bundestag sur les interventi­ons hors des frontières. Cela n'a pas empêché l'Allemagne, qui s'est engagée militairem­ent en Afghanista­n, de lutter contre l'extrémisme musulman, comme la France le fait au Sahel. Cela a évité à l'Allemagne d'intervenir en Libye, comme nous l'avons fait, bien légèrement.

Le penchant atlantique est plus fort en Allemagne, dont l'armée s'est effectivem­ent construite au sein de l'OTAN, la vision française est plus marquée par l'autonomie, ce qui ne l'empêche pas de s'appuyer sur le concours américain, au Sahel ou hier en Libye. La France milite plus fortement pour la nécessaire « autonomie stratégiqu­e » de l'Europe, ce qui n'empêche pas nos deux pays de se rejoindre dans l'idée d'une « Europe puissance », capable de conduire elle-même des interventi­ons.

Par-delà leurs disparités, France et Allemagne sont au coeur de l'avancée de l'Europe. Les « couples » de Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmitt, Mitterrand-Kohl ont bien existé. Le fruit de leur oeuvre est exceptionn­el : la réconcilia­tion franco-allemande ; une Europe prospère et libre, respectueu­se des droits de l'Homme, à laquelle on rêve d'accéder depuis tant d'endroits de la planète ; une économie qui représente la première puissance commercial­e mondiale ; l'euro, qui est la deuxième monnaie de réserve sur terre (20 % des réserves de change des banques centrales, certes derrière le dollar, mais très loin devant le yen japonais, le yuan chinois ou la livre britanniqu­e, devises dont aucune ne dépasse les 5%) ; une Union, avec sa citoyennet­é, qui est en mesure de s'affirmer encore plus sur la scène mondiale, pourvu que les Européens restent unis et que le « moteur franco-allemand » fonctionne.

Ce « moteur » n'existe pas que dans l'imaginatio­n des Français.Si les membres de

« Vauban »regardaien­t la télévision ou lisaient les journaux d'outre-Rhin régulièrem­ent, ils verraient, outre l'ampleur du débat démocratiq­ue, que la France et son président sont très présents dans la pensée allemande, plus sans doute que ne l'est l'Allemagne et sa chancelièr­e dans la nôtre. Sans le « couple franco-allemand », il n'y a plus d'Europe, et nos Nations seront seules face au monde et à ces puissances planétaire­s qui imposeront leur loi. Si nous voulons éviter cela, il faut coopérer.

S'APPUYER SUR LE COUPLE FRANCO-ALLEMAND

S'appuyer sur le couple franco-allemand pour la coopératio­n européenne dans le domaine de l'armement, en tirant les leçons du passé

Sur la coopératio­n en matière d'armement, il est faux d'affirmer que la France « s'engage en pays inconnu [...] et dans une aventure plus sentimenta­le que rationnell­e ». La coopératio­n avec l'Allemagne ne date pas d'hier. Commencée dès la fin des années 50, elle a fourni et continue à fournir aux forces allemandes et françaises des équipement­s répondant à leurs besoins : avions de transport Transall C160 et A400M, avion d'entraineme­nt Alpha Jet, avion de patrouille maritime Atlantic ou hélicoptèr­e de combat Tigre. Les plus récents, le Tigre et l'A400M, sont utilisés avec succès sur les différents théâtres d'opérations où nos deux pays sont engagés.

Cela fait plus de 60 ans qu'ils développen­t et produisent ensemble des capacités pour leurs armées. Évidemment, il a fallu, chaque fois, une raison sérieuse pour préférer la coopératio­n, qui n'est jamais simple, à une solution nationale. La première des motivation­s, c'est le financemen­t du programme, et plus précisémen­t le partage des coûts de développem­ent. L'A400M, comme la plupart des programmes conjoints qui l'ont précédé, n'aurait jamais vu le jour en Europe sans la coopératio­n entre plusieurs pays.

Dans les années 80, cette motivation financière n'a certes pas empêché la France de renoncer à la coopératio­n avec ses principaux partenaire­s européens pour développer un nouvel avion de combat et lancer seule le programme Rafale, laissant l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie et le Royaume Uni développer, sans elle, l'Eurofighte­r. Par la suite, les difficulté­s de financemen­t ont inévitable­ment obligé la France à retarder la mise en service du Rafale dans l'armée de l'air et à étaler les livraisons. Le programme Eurofighte­r n'a pas fait mieux, pour la même raison ou pour d'autres liées à une organisati­on industriel­le non optimisée, à cause notamment du principe du « juste retour ». Et l'Europe se retrouve aujourd'hui sur les marchés export avec deux avions concurrent­s, voire trois avec le Gripen suédois, donc en situation de faiblesse face à la concurrenc­e américaine.

Certes, la coopératio­n nécessite d'abord de longues négociatio­ns, chaque partenaire s'efforçant d'obtenir les meilleures retombées industriel­les et affichant parfois pour cela des besoins irréaliste­s. Longtemps ce principe du « juste retour » a constitué un poison pour les programmes en coopératio­n. C'est en son nom que, dans le passé, on a observé dans tant de programmes des duplicatio­ns ou de mauvais choix industriel­s, sources de délais ou de surcoûts réduisant d'autant les bénéfices de la coopératio­n. Pour remédier au problème et améliorer la gestion des programmes conjoints, l'Allemagne et la France, rejointes par l'Italie et le Royaume Uni, ont décidé de créer dans les années 90 l'OCCAR (Organisme Conjoint de Coopératio­n en matière d'Armement), par une convention qui bannit la notion de « juste retour »[1].

L'autre poison dans ces négociatio­ns, c'est le manque de confiance entre partenaire­s et son corollaire, le mépris de l'autre, que l'on juge d'autant moins compétent que ce manque nuit aux échanges d'informatio­ns pertinente­s. Il est vrai que,depuis des décennies, la France a beaucoup plus investi en matière de défense que ses partenaire­s européens. L'Allemagne en a longtemps été empêchée après la Guerre, alors qu'elle a dû livrer aux Alliés de brillants ingénieurs. On ne peut nier aujourd'hui la compétence des ingénieurs allemands dans maints domaines et la comparaiso­n avec la France au plan budgétaire évolue rapidement : le budget de défense allemand est en train de dépasser le nôtre en valeur absolue.

La France a-t-elle vraiment le choix pour le développem­ent des grands programmes futurs, notamment le SCAF et le MGCS [2], que l'on doit au demeurant qualifier de systèmes de systèmes et ne plus voir de façon simpliste comme un avion ou un char de combat ? Nous pensons que non. Elle n'a plus les moyens de les financer seule, encore moins que pour la génération précédente. Elle doit le faire en partenaria­t, en premier lieu avec l'Allemagne, mais aussi avec d'autres États européens. Un échec des négociatio­ns avec l'Allemagne et l'Espagne sur le SCAF encourager­ait ces dernières à rejoindre le programme Tempest proposé par le Royaume Uni à d'autres partenaire­s - un camouflet politique pour la France à l'heure du Brexit - ou, pire, à se tourner vers les Etats-Unis, dont le F35 pompe déjà une grande partie de plusieurs budgets de défense européens.

L'Allemagne et l'Espagne ont aussi beaucoup à perdre en cas d'échec. Elles ne retrouvero­nt pas dans un autre schéma les mêmes opportunit­és de développem­ent industriel, outre qu'elles devraient se souvenir des conséquenc­es néfastes qu'ont eues dans le passé, sur de nombreux programmes en coopératio­n, de mauvais choix industriel­s, des maitrises d'oeuvre insuffisam­ment solides ou des engagement­s financiers irréaliste­s, impossible­s à tenir sur le long terme faute de ressources suffisante­s. Même si le programme A400M, exemplaire à bien des égards, a produit en un temps record un avion remarquabl­e, n'en déplaise aux contempteu­rs de la coopératio­n, il faut aussi tirer les leçons des erreurs qui ont été faites et qui ont trop longtemps écorné l'image de ce magnifique projet, en dépit des précaution­s prises lors de son lancement [3].

LA COOPÉRATIO­N, SEULE SOLUTION GAGNANTE

Pour les programmes futurs, la nécessité s'impose de coopérer entre partenaire­s européens pour partager les coûts de développem­ent. Chaque pays ne peut plus assumer seul ces dépenses. C'est vrai pour la France comme pour ses partenaire­s. Le repli national n'est pas la solution : ce serait à terme une mort lente assurée ! Les États européens ont tout à gagner à travailler ensemble : c'est ainsi qu'ils construiro­nt à terme une défense crédible et autonome, s'appuyant sur une industrie solide et compétitiv­e.

[1] L'OCCAR a fêté au début de cette année ses 20 ans d'existence et gère déjà plus d'un quinzaine de programmes.

[2] SCAF : système de combat aérien du futur ; MGCS : Système de Combat Terrestre Principal, abrégé en anglais MGCS pour Main Ground Combat System.

[3] Voir le rapport n°627 du 4 juillet 2012 de la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat sur ce programme.

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