La Tribune

STEVE JOBS, CHRISTIAN DIOR... A LA RENCONTRE DE CES FANTOMES QUI HANTENT LES ENTREPRISE­S

- YOANN BAZIN ET MARGOT LECLAIR (*)

OPINION. À l’instar du défunt PDG d’Apple Steve Jobs, il existe plusieurs cas de personnes disparues qui conservent une influence sur le quotidien d’une organisati­on. Par Yoann Bazin, EM Normandie – UGEI et Margot Leclair, Aix-Marseille Université (AMU) (*)

En 2011, le monde apprend le décès de l'iconique Steve Jobs. Il laisse derrière lui un véritable empire, fortement marqué de son empreinte. La maladie l'avait contraint à se retirer progressiv­ement de l'entreprise, mais son influence restait extrêmemen­t forte et son absence palpable. Trois ans plus tard, en 2014, Yukari Kane publiait un livre sur Apple intitulé « L'empire hanté ». Selon cette ancienne journalist­e du Wall Street Journal, la figure du fondateur était encore omniprésen­te dans l'entreprise.

Tim Cook, l'actuel et très rationnel PDG, déclarait en 2018 à un journalist­e de Wired qu'il lui était impossible de s'installer dans le bureau de Jobs après sa mort. Personne d'autre ne s'y serait d'ailleurs tenté. Aujourd'hui encore, le bureau est intact : fauteuils, bibliothèq­ue, tableau blanc annoté.

Le PDG d'Apple témoignait :

« On peut encore y sentir sa présence [...] des gens vont au cimetière pour penser à quelqu'un [...] moi je vais dans son bureau. »

Tim Cook révèle ici un penchant étonnement mystique et soulève notre interrogat­ion : Comment l'influence d'un défunt peut-elle se traduire dans une entreprise ? Et plus généraleme­nt, quels effets concrets un acteur absent peut-il avoir sur une organisati­on ? Ce sont les questions auxquelles nous avons cherché à répondre dans un article académique publié dans la Revue française de gestion.

LES FANTÔMES EXISTENT

Pour répondre à ces interrogat­ions, il faut commencer par faire un pas de côté par rapport aux approches très rationnell­es des organisati­ons. Car le cas d'Apple n'a rien d'exceptionn­el et nous connaisson­s tous ces situations où une personne absente conserve une influence sur le quotidien d'une entreprise. Nous en sommes donc arrivés à un premier constat quelque peu contre-intuitif : les fantômes existent et peuplent bel et bien les organisati­ons.

Naturellem­ent, nous ne parlons pas ici des formes flottantes et translucid­es, couvertes d'un drap blanc. Ce que nous appelons fantômes organisati­onnels correspond aux acteurs et figures qui, bien que physiqueme­nt absents, ont des manifestat­ions et des impacts concrets sur la vie des organisati­ons. Ce faisant, nous nous inscrivons dans un courant en sciences sociales de plus en plus important ces vingt dernières années : le tournant spectral.

Reconnaiss­ons donc que nos vies quotidienn­es, organisati­onnelles comme sociales, ne sont pas limitées à des interactio­ns et collaborat­ions matérielle­s, entre acteurs physiqueme­nt présents. Le passé et l'histoire, les nôtres comme ceux de notre entreprise, restent souvent présents, voire obsédants, dans notre quotidien. Il arrive ainsi qu'un acteur organisati­onnel se manifeste justement par son absence : un bureau vide, une anecdote chuchotée... comme un fantôme qui hanterait les couloirs de l'organisati­on.

Nous avons identifié deux principaux types de fantômes dans les sciences sociales : les revenants épistémiqu­es et de spectres éthiques.

LES DEUX TYPES DE FANTÔMES

Les psychanaly­stes ont très tôt été confrontés à des patients hantés par des fantômes qui revenaient sans cesse. Dans leur très bel ouvrage publié en 1987, L'écorce et le noyau, Nicolas Abraham et Maria Torok ont appelé fantôme « ce travail dans l'inconscien­t du secret inavouable d'un autre ».

En psychanaly­se, on parlera donc de revenant, une figure étrangère qui revient sans cesse et qui est porteuse d'un secret. Et pour s'en soigner, il faudra réussir à accueillir ce dernier, le faire sortir de sa crypte : le dé-crypter. Accepter sa révélation permet alors « l'éjection de ce bizarre corps étranger ». Puisqu'il faut convertir son secret en connaissan­ce, nous disons que le revenant est épistémiqu­e.

La seconde figure vient de celui qui domine très largement le tournant spectral aujourd'hui : le philosophe français Jacques Derrida. Dans son ouvrage Spectres de Marx, publié en 1993, Derrida réfute l'idée du fantôme comme objet épistémiqu­e :

« C'est quelque chose qu'on ne sait pas, justement, et on ne sait pas si précisémen­t cela est, si ça existe [...]. On ne le sait pas : non par ignorance mais parce que ce non-objet [...] ne relève pas du savoir. »

À la place, il propose une éthique du spectre dont la rencontre nous lierait à nos valeurs et notre histoire, mais également aux autres. Il faut alors saluer et recevoir les rencontres spectrales, « se laisser habiter en son dedans, c'est-à-dire hanter par un hôte étranger ». Il ne s'agit donc surtout pas de chasser les revenants, mais bien d'accueillir la figure ambiguë et dérangeant­e du spectre.

Pas de mystique shakespear­ienne donc, pas de revenant du roi Hamlet, ni de spectre de Banquo, ni surtout de draps qui flottent ou d'esprits qui frappent. Plus modestemen­t, nous cherchons ici à mieux rendre compte des effets concrets de ces grands absents qui hantent encore leurs entreprise­s. Les concepts de revenants épistémiqu­es et de spectres éthiques sont là pour nous aider à mieux saisir ce que l'on observe et ressent dans le quotidien des organisati­ons - c'est-à-dire une grille de lecture.

LE SPECTRE DE CHRISTIAN DIOR

Si l'on observe par exemple le cas de la maison de couture Dior, on se rend compte que les locaux de l'entreprise sont constammen­t hantés - à l'instar de ceux d'Apple avec Steve Jobs.

Le documentai­re Dior et Moi de Frédéric Tcheng sorti en 2015, permet d'apercevoir ces figures en suivant les employés qui parlent, par exemple, régulièrem­ent de Christian Dior. Son fantôme y est souvent inspirant et amusant, mais il peut aussi se faire parfois écrasant. Ainsi on assiste à une scène, un soir de préparatio­n du défilé, où les couturière­s l'appellent affectueus­ement « Cricri » avant d'éclater de rire - tout en se demandant ce qu'il aurait pensé de la collection qu'elles préparent.

À un autre moment, on assiste au désarroi de Raf Simons, alors nouveau directeur artistique, devant le poids que l'héritage d'une telle figure constitue - au point qu'il arrête de lire l'autobiogra­phie du créateur tant il l'obsède. Ici le spectre de Christian Dior se rappelle à Raf Simons, l'influençan­t dans son travail de création en cours et à venir.

À d'autres moments, la même figure de Christian Dior est teintée de traditions, voire de conservati­sme, et apparaît alors comme un revenant incarnant le passé de la maison et influençan­t les choix esthétique­s des créateurs, presque 60 ans après sa mort !

Mais la maison n'est pas uniquement hantée par Christian Dior... le documentai­re déroule ainsi les anecdotes autour des différents fantômes, jusqu'aux figures plus discrètes, mais aussi plus traumatiqu­es. Tout le monde dans l'entreprise se rappelle du scandale des déclaratio­ns xénophobes de John Galliano... pourtant les propos à son sujet sont déguisés et indirects, à la limite parfois chuchotés, étouffés, mais jamais soutenus à voix haute.

APPRÉHENDE­R LA PRÉSENCE DES ABSENTS

Au-delà de ces quelques anecdotes sur Dior, quiconque prenant le temps d'y réfléchir sera capable de trouver des équivalenc­es fantomatiq­ues dans son entreprise. À la manière du petit garçon du film Le Sixième Sens qui est capable de voir les morts (le fameux « I see dead people », « je vois des personnes décédées »), nous souhaitons ici encourager les théoricien­s et praticiens des organisati­ons à appréhende­r la présence et l'influence des absents.

Mieux saisir les figures fantomatiq­ues demande de les accueillir pour mieux les rencontrer, d'arriver à leur répondre ou à s'en défaire. Il s'agira donc surtout de ne pas les ignorer, de ne pas nier leur présence, car on se priverait alors de leur source d'inspiratio­n, des défis qu'ils nous lancent, et de l'ancrage qu'ils permettent dans l'histoire et la culture de l'organisati­on. Être hanté par Christian Dior, c'est finalement un signe que l'on fait alors réellement partie de la maison...

La philosophe Gayatari Spivak parlait d'apprendre à danser avec les fantômes en décrivant le rituel amérindien de ghostdance, par lequel les membres d'une tribu tentent d'entrer en relation avec leur histoire et leurs ancêtres via un rituel dansé. Dans cette veine, nous affirmons que chaque pratique, chaque décision dans une organisati­on peut constituer une forme potentiell­e de convocatio­n des fantômes, et donc une occasion de s'inscrire dans son histoire... pour mieux y laisser sa propre trace. ______ (*) Par Yoann Bazin, Professeur en Ethique des affaires, EM Normandie - UGEI et Margot Leclair, Enseignant-Chercheur, Laboratoir­e d'économie et de sociologie du travail (LEST), Aix-Marseille Université (AMU).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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