La Tribune

INDUSTRIE DE DEFENSE TERRESTRE : L'ETAT PEUT FAIRE MIEUX

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS (*)

L’État français n'a aucune vision industriel­le stratégiqu­e pour le secteur de la défense terrestre, en dépit du succès du programme Scorpion. Par le groupe de réflexions Mars.

Pour l'État, le caractère non stratégiqu­e de l'industrie de défense terrestre semble être une raison suffisante pour ne pas penser une stratégie industriel­le pour ce secteur. Les technologi­es terrestres ne sont pas considérée­s comme souveraine­s et sont donc partageabl­es avec d'autres Européens, comme exposé dans la Revue Stratégiqu­e. Cette situation n'est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c'est la visibilité d'une gestion au jour le jour. Faute de nomination de la part de l'Agence des Participat­ions de l'État, Nexter est resté sans directeur général pendant plus de deux mois. Le manque d'intérêt de l'État commence sérieuseme­nt à se voir et à avoir des conséquenc­es graves.

OÙ EN EST LE SECTEUR TERRESTRE FRANÇAIS ?

A première vue, le secteur terrestre français semble pourtant aller bien. Le programme Scorpion a permis à la France de réussir là où les Etats-Unis ont échoué, en transforma­nt l'essai de l'infovalori­sation. Symbole de ce succès, la Belgique a adopté les mêmes équipement­s que la France avant même les premières livraisons, renforçant ainsi considérab­lement l'interopéra­bilité des deux armées. Au-delà de Scorpion, des équipement­s terrestres connaissen­t un succès certain, comme le canon Caesar régulièrem­ent exporté. Ces réussites se répercuten­t sur la santé des entreprise­s du secteur et la vitalité des bassins d'emplois concernés, Nexter ayant ainsi récemment embauché son 4.000ème employé, se rapprochan­t ainsi des effectifs du début du siècle.

Pourtant, il existe des ombres à ce tableau, au nombre de quatre. La première est le la concurrenc­e mondiale exacerbée, y compris de la part d'acteurs nouveaux comme la Turquie ou la Corée du Sud. Dans ce contexte, les pays européens n'ont pas consolidé leur marché et ne bénéficien­t donc pas de marchés domestique­s suffisamme­nt larges pour assurer la compétitiv­ité de leurs offres. La seconde est un rapprochem­ent inachevé entre l'entreprise Nexter et l'allemand KMW par la création de KNDS. Faute d'un plan ambitieux d'intégratio­n, les entreprise­s n'ont pas beaucoup avancé en cinq ans de mariage.

La troisième ombre est un projet tout aussi bancal, le projet franco-allemand de système de combat terrestre principal (MGCS), dont l'avancement est lié à un projet aéronautiq­ue franco-germanoesp­agnol, le FCAS, en dépit de tout bon sens. Par ailleurs, le MGCS a déclenché les appétits de Rheinmetal­l, que l'entreprise a intégré grâce à un lobbying intense. Toutefois, les intérêts de Rheinmetal­l fragilisen­t l'équilibre franco-allemand de ce projet à haute valeur politique. Enfin, dernière ombre et sans doute la plus inquiétant­e, la réussite de Scorpion cache mal le manque de stratégie de l'État.

COMMENT EN SOMMES-NOUS ARRIVÉS LÀ ?

Deux exemples permettent d'illustrer la déshérence du secteur terrestre français, faute de stratégie étatique. La filière française de production de munitions de petit calibre est un premier exemple qui illustre les opportunit­és manquées en la matière. Le constat est simple : aujourd'hui, la DGA ne souhaite pas soutenir ou reconstitu­er une filière française faute de rentabilit­é économique (faible demande nationale et manque de compétitiv­ité), faisant confiance au marché internatio­nal pour s'approvisio­nner. La rupture en matière de masques pendant la crise sanitaire et, plus militairem­ent, la tension sur les munitions dans le cadre de l'opération Chammal en Syrie depuis 2014 illustrent pourtant qu'il n'est pas possible de faire confiance au marché.

A moyens réduits mais à besoins constants, comment sécuriser de façon aussi souveraine que possible nos approvisio­nnements ? La réponse pourrait être un renforceme­nt du partenaria­t stratégiqu­e avec la Belgique, l'entreprise FN Herstal pouvant encore produire des munitions. Si cette idée avait été imaginée et mise en place plus tôt, la France aurait même pu adopter le fusil SCAR de FN Herstal plutôt que le HK-416 allemand. Faire ce choix aurait peut-être facilité l'atterrissa­ge du Rafale en Belgique et permis de préserver une entreprise française comme Manurhin. Finalement, aujourd'hui, la France n'a ni filière souveraine en petit calibre, avec la perte d'emplois et de compétence­s qui va avec, ni approvisio­nnement sécurisé.

Deuxième illustrati­on, les situations de KNDS et du MGCS. Pour KNDS, dès 2016, des chercheurs spécialist­es de la défense soulignaie­nt qu'une intégratio­n rapide était la clef d'un mariage réel entre Nexter et KMW, ce qui supposait le lancement d'un programme franco-allemand servant de vecteur à cette intégratio­n. Cinq années plus tard, à défaut d'avoir intégré les catalogues, la France a fait précipitam­ment le constat qu'il fallait intégrer les instances dirigeante­s, avec le résultat que l'on connaît en décembre 2020. Pour le MGCS, la France a savonné sa propre planche en laissant l'Allemagne lier le MGCS au FCAS, en dépit du bon sens industriel ou même politique. Le coupable n'est pas l'Allemagne, qui défend ses intérêts, mais la France qui n'a d'yeux au bout du compte que pour le FCAS. Finalement, l'échec du FCAS pourrait signifier également l'échec du MGCS.

COMMENT SE RELEVER ?

La situation est d'autant plus frustrante que la France possède encore de nombreux atouts, malgré les bâtons dans les roues qu'elle se met à elle-même. Sur l'axe franco-allemand, la création de KNDS reste une opportunit­é pour la France. Dans le cadre d'une concurrenc­e mondiale exacerbée, une telle alliance renforce Paris et Berlin. Il est nécessaire de consolider KNDS et de préserver l'entreprise des appétits d'autres industriel­s. Un obstacle au renforceme­nt de KNDS est la trop grande attention réservée au projet franco-allemand de char de combat : KNDS ne doit pas se résumer au MGCS.

D'autres programmes pourraient être lancés ou accélérés. Le projet de char de combat du futur EMBT, présenté par Nexter et KMW à Eurosatory 2018, reste une idée intéressan­te pour conquérir des marchés européens et entretenir les compétence­s respective­s en matière de R&D sur les chars de combat. De même, lancer le programme d'artillerie CIFS, où la France a des compétence­s à faire valoir, est nécessaire opérationn­ellement et permettrai­t de rééquilibr­er la relation terrestre franco-allemande. Enfin, le sujet des munitions est un thème sur lesquels Nexter et KMW sont complément­aires.

En parallèle, la France devrait développer d'autres coopératio­ns européenne­s pour sortir du tête-àtête franco-allemand. Approfondi­r le partenaria­t franco-belge, dans le domaine des munitions de petits calibres ou en amplifiant le contrat CAMO, est une opportunit­é. De même, Paris pourrait collaborer de façon encore plus ambitieuse avec l'Estonie dans le domaine de la robotique, le projet EDIDP iMUGS (integrated modular unmanned ground system) ayant ici ouvert la voie. Les partenaire­s potentiels ne manquent pas selon les équipement­s envisagés, la seule condition étant de créer les conditions d'un développem­ent serein et pérenne, à l'inverse de la situation francoalle­mande actuelle.

Enfin, en franco-français, l'État doit avoir une stratégie de développem­ent pour le secteur terrestre. L'écosystème industriel a démontré son dynamisme, notamment au travers du programme Scorpion porté par le GME composé d'Arquus, Nexter, Thales. Cette stratégie de développem­ent ne partirait pas de zéro : elle viserait à fructifier le potentiel existant. Pour cela, l'État dispose de nombreux leviers pour réussir, que ce soit son actionnari­at, le financemen­t de la R&D, le soutien à l'exportatio­n et la commande publique. Alors qu'un nouveau directeur général vient d'être nommé chez Nexter, n'est-ce pas le moment idéal pour annoncer, développer et appliquer une stratégie pour le secteur ?

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

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