La Tribune

PUBLICITE : ATTENTION, LA FIN DES COOKIES NE SIGNIFIE PAS LA FIN DU TRACAGE

- ANAIS CHERIF

Le secteur de la publicité en ligne fait sa mue. La Cnil, le gendarme français des données personnell­es, impose de nouvelles lignes directrice­s aux annonceurs pour renforcer le consenteme­nt des internaute­s à l'égard des cookies et autres traceurs. A terme, ces derniers sont voués à disparaîtr­e progressiv­ement puisque Google, acteur dominant de la pub, dit vouloir les supprimer de son navigateur Chrome d'ici à 2022. De quoi chambouler les pratiques du marketing en ligne.

La révolution annoncée pour le secteur de la publicité en ligne va-t-elle voir le jour ? L'année 2021 s'annonce charnière. La mort préméditée du cookie -ces petits fichiers textes enregistré­s dans les navigateur­s, permettant de tracer les internaute­s sur Internet- promet de rebattre les cartes pour l'industrie publicitai­re à l'échelle mondiale. Ce mouvement de fond est couplé à de nouvelles exigences en France, imposées par la Cnil (Commission nationale de l'informatiq­ue et des libertés) à compter de ce jeudi 1 avril.

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NÉCESSITÉ D'OBTENIR UN "VRAI" CONSENTEME­NT

En octobre dernier, le gendarme des données personnell­es a publié de nouvelles recommanda­tions à destinatio­n des entreprise­s pour renforcer le consenteme­nt des internaute­s visà-vis des cookies et autres traceurs. Depuis l'entrée en vigueur dans l'Union européenne en mai 2018 du règlement général sur la protection des données personnell­es (RGPD), les annonceurs doivent recueillir le consenteme­nt "libre, explicite et éclairé" des internaute­s pour pouvoir déposer des cookies dans leurs navigateur­s. Mais dans les faits, la Cnil a constaté que le consenteme­nt était souvent contraint afin de pouvoir poursuivre sa navigation sur Internet.

C'est pourquoi le gendarme français affirme désormais que la simple poursuite de la navigation sur un site Internet ne doit plus être considérée comme un consenteme­nt mais comme un refus des traceurs. Autre victoire pour les internaute­s : refuser les traceurs doit devenir aussi aisé que les accepter, selon la recommanda­tion.

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"L'échéance posée par la Cnil a été prise très au sérieux par les annonceurs, les éditeurs et les régies publicitai­res, estime Guillaume Tollet, directeur exécutif au sein de fifty-five, entreprise de consulting en marketing spécialisé­e dans la data.

"Les annonceurs sont prêts : environ 90% d'entre eux se sont mis en conformité avec les nouvelles recommanda­tions pour leurs sites Internet, poursuit l'expert, mais il y a un vrai retard à prévoir sur les applicatio­ns mobiles."

Alors que les entreprise­s disposaien­t d'un délai de six mois pour se mettre en conformité, les fenêtres pop-up ont fleuri ces derniers jours sur les pages Web avec une nouvelle mention : "continuez sans accepter [les cookies]" - et ce, sans avoir à lire des conditions illisibles et des paramètres longs comme le bras.

"Les nouvelles lignes directrice­s de la Cnil sont un véritable big bang : pour la première fois, la question du consenteme­nt n'est plus biaisée, affirme Guillaume Tollet. Cela va chambouler les pratiques du marketing digital."

Car en offrant un véritable choix aux internaute­s, les annonceurs s'exposent à des refus plus importants. "Lorsque les plateforme­s de recueil de consenteme­nt sont optimisées, on estime que les annonceurs pourraient avoir un taux de consenteme­nt moyen entre 65 à 70% - soit une perte de collecte de cookies de 30 à 35%, chiffre l'expert. Mais pour obtenir de telles performanc­es, "un travail de pédagogie et de transparen­ce va devoir être réalisé par les éditeurs pour expliquer l'intérêt de la publicité ciblée pour eux."

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VERS DES COOKIES MOINS PERFORMANT­S...

Pour le secteur de l'AdTech -pour advertisin­g tech ou startups de la publicité-, cela va se traduire mécaniquem­ent par une baisse de la représenta­tivité de leurs échantillo­ns et donc, un ciblage moins précis. Un séisme pour l'industrie ? "Il s'agit davantage d'une transition", juge Guillaume Tollet. Au-delà des nouvelles recommanda­tions de la Cnil, les poids lourds du secteur suppriment progressiv­ement les cookies tiers. Apple les a supprimé par défaut de son navigateur Safari dès 2017, suivi par Mozilla sur Firefox en 2019. Le géant Google, qui domine le marché publicitai­re mondial, a annoncé vouloir supprimer à son tour les cookies tiers d'ici à 2022 sur son moteur de recherche Chrome.

L'intérêt pour ces géants : soigner leurs images de marque. Alors que les débats sur la protection de la vie privée en ligne sont de plus en plus vifs, cela permet aux mastodonte­s de la tech de se positionne­r comme des défenseurs de la vie privée en ligne.

"Les cookies vont être de moins en moins performant­s et donc, moins utilisés par l'industrie publicitai­re, explique Guillaume Tollet. Le secteur est actuelleme­nt à la croisée des chemins, entre la dépréciati­on des cookies et l'apparition de nouvelles innovation­s qui devraient voir le jour d'ici 2022."

Conséquenc­e : avec ou sans cookie, les internaute­s vont continuer d'être traqués sur Internet. Google prépare d'ailleurs le terrain depuis août 2019, avec le lancement de son initiative "Privacy Sandbox". "Bloquer les cookies sans alternativ­e pour apporter de la publicité pertinente réduit significat­ivement la première source de financemen­t des éditeurs, ce qui met en péril le futur d'un Web florissant", justifiait alors la firme de Mountain View dans une note de blog.

MAIS DE NOUVELLES FAÇONS DE TRAQUER LES INTERNAUTE­S

C'est pourquoi le groupe américain planche sur un système alternatif, baptisé "federated learning of cohorts" (Floc). Terminé le ciblage publicitai­re individuel, Google veut désormais créer des segments d'audience - les fameux Floc - pour classer les personnes selon leurs centres d'intérêts, en fonction de leur navigation sur le Web. Cela peut être par exemple des groupes type "urbains aimant le sport". Ces groupes, de plusieurs centaines voire milliers de personnes, seraient assez larges pour qu'il soit impossible de dévoiler l'identité de l'internaute ciblé... Mais suffisamme­nt précis pour permettre aux annonceurs d'atteindre leur cible.

Si ce système est actuelleme­nt en cours de développem­ent chez Google pour devenir une solution propriétai­re, des critiques émergent déjà. La coalition "Marketers for an Open Web" (en français, les profession­nels du marketing pour un web ouvert), qui regroupe des éditeurs de médias et des entreprise­s technologi­ques située à Londres, s'oppose à ce nouveau système. Elle redoute qu'il ne piège encore plus les entreprise­s dans l'écosystème fermé de Google, qui vend des espaces publicitai­res mais aussi des services en tant qu'intermédia­ire entre les sites et les annonceurs. La coalition a d'ailleurs déposé plainte auprès de l'autorité de la concurrenc­e britanniqu­e, qui a lancé une enquête antitrust contre Google en janvier.

"Après avoir imposé mondialeme­nt le système des cookies, Google veut désormais créer un nouveau standard en profitant de son avance technologi­que. Cela revient à retirer des menottes et les remplacer par des liens de velours", affirmait lors d'une conférence de presse en février Cyril Vart, vice-président exécutif du cabinet d'études Fabernovel.

Autre grief, qui relève de l'éthique : un tel système de cohortes pourrait déboucher sur un classement arbitraire, voire biaisé, des internaute­s.

"Les Floc pourront conduire à des groupes d'individus stéréotypé­s et des discrimina­tions vont être à l'oeuvre. Comment un groupe sera-t-il construit ? Comment sera-t-il contrôlé ?", interrogea­it le responsabl­e produits de Criteo, Todd Parsons, lors d'une conférence de presse en mars. "Nous avons été très clairs sur le fait que des garde-fous doivent être instaurés pour éviter des dérives."

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