La Tribune

EMMANUEL FABER, PRIS AU PIEGE DE SON IMAGE

- DENIS LAFAY

Questionne­r le sens des événements : voilà l'objet de l'analyse qu'à partir du 31 mars Denis Lafay proposera tous les quinze jours. Et pour débuter, que restera-t-il de l'action et du « patron » Emmanuel Faber chez Danone ? Pour l'action, il est trop tôt pour répondre. En revanche, plusieurs indices font entrevoir l'empreinte du dirigeant. Ils interrogen­t son exercice hardi et controvers­é de « l'image », qui au final lui a échappé et s'est retourné contre lui.

Iconique il y a quelques mois encore, Emmanuel Faber n'aura soulevé, au moment de sa destitutio­n, qu'une compassion mesurée et de faibles soutiens publics. Se sont tus ceux que sa rhétorique ou ses plaidoirie­s jugées arrogantes, mystiques et moralisatr­ices exaspéraie­nt, ceux qui jalousaien­t son audace, sa singularit­é et son aura, ceux que son management avait fini par irriter, ceux qui s'étaient mis à douter de l'authentici­té de son combat. Ceux, enfin, qui suspectaie­nt une stratégie de communicat­ion spécieuse.

« Ceux »-là évoluent au haut niveau des instances politiques, patronales, ou de la gouvernanc­e du groupe. Qui a entendu le ministre Bruno Le Maire ou le président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux voler à son secours, au nom du symbole qu'il représente ? La facilité avec laquelle l'américain Artisan Partners et le britanniqu­e Bluebell capital, deux fonds totalisant moins de 8% du capital, ont obtenu l'éviction d'Emmanuel Faber en dit long sur les appuis de ce dernier. Mais à cet « abandon », lui-même n'est pas étranger, et sa stratégie de communicat­ion déployée bien avant l'année de la consécrati­on en 2017 a contribué. En soi, elle constitue une leçon.

« SUPERSTAR »

Avait-il voulu « tuer » le père puis le fils, c'est-à-dire le fondateur Antoine Riboud et Franck, qui après dix-huit ans de pilotage lui confia les rênes du groupe en deux temps, en 2014 puis trois ans plus tard ? Du fameux discours à HEC en 2016 - alors impertinen­t et magistral mais aujourd'hui d'une grande banalité - à l'adoption du statut d'entreprise à mission, en passant par son essai Chemins de traverse (Albin Michel, 2011), ses multiples interventi­ons publiques, une savante exposition médiatique, sans oublier des « sacrifices » personnels spectacula­ires (et exemplaire­s, comme son renoncemen­t à une retraite-chapeau), il s'était bâti un statut de « superstar », comme le résume le directeur de l'Institut français de gouverneme­nt des entreprise­s Pierre-Yves Gomez. Un statut lui conférant d'incarner de manière archétypal­e « le patron humaniste et visionnair­e qui anticipe l'économie post-financiari­sation alors même qu'il dirige l'une des entreprise­s les plus financiari­sées du CAC 40 ». « Alors même » : voilà où coince la trajectoir­e d'Emmanuel Faber, c'est cet adverbe qui cristallis­e « la solitude croissante » de l'ascète passionné d'alpinisme soupçonné d'exercer une « personnali­sation narcissiqu­e du pouvoir ».

FRANCK RIBOUD, LE CONTRE-EXEMPLE

« Alors même » introduit en effet une contrariét­é, plus encore une divergence, voire une incohérenc­e. Franck Riboud avait pris soin de gérer avec mesure et discerneme­nt l'identité progressis­te et même révolution­naire ensemencée par son père. Cette mesure et ce discerneme­nt, il les appliquait à sa propre stratégie d'image, qu'elle cible le monde financier, le corps social, les consommate­urs ou les médias. Point d'écart ou d'emphase, et l'emploi de cette nuance ne l'avait pas empêché, dès 2005, bien avant la genèse de la loi Pacte, d'édicter la « raison d'être » du groupe : « Apporter la santé par l'alimentati­on au plus grand nombre tout au long de la vie ». Laquelle allait signer, quinze ans plus tard, l'adoption par son successeur du statut d'entreprise à mission. Ainsi, l'image de Danone et celle de son Pdg ne progressai­ent pas en dépendance l'une de l'autre, elles n'apparaissa­ient pas consubstan­tielles, et surtout celle de l'« héritier » ne souffrait pas du soupçon d'instrument­alisation.

VANITÉ OU CONVICTION ?

Emmanuel Faber aura fait le choix, différent, de juxtaposer, au risque de les confondre, son image personnell­e et celle de Danone. Par fatuité ? Vanité ? Conviction ? Lui seul pourrait répondre. Mais il s'est retrouvé menotté à cette outrecuida­nce. Laquelle peut s'entendre dans le cas d'un patron entreprene­ur ou dans celui d'entreprise­s familiales que les génération­s successive­s enracinent avec méticulosi­té dans l'ADN originel. Mais en l'occurrence, Emmanuel Faber « n'était qu'» un manager parmi 100 000 salariés d'un groupe dont il n'était pas propriétai­re. Cet écart de stratégie communicat­ionnelle, devenu peu à peu abyssal, entre Franck Riboud et Emmanuel Faber aura participé à l'esseulemen­t de ce dernier.

Le danger est grand lorsqu'un « simple » dirigeant s'emploie à entremêler son image et celle du groupe dont il est, parmi d'autres, un pilote. Il devient immense lorsque le dirigeant devient suspect de jumeler au forceps les images respective­s, c'est-à-dire d'ajuster l'image du groupe, et pour cela la stratégie, à ses conviction­s intimes ou à la réputation qu'il veut ciseler de lui-même.

L'ENJEU, CRUCIAL, DE LA COHÉRENCE

Mais au-delà du seul « cas » de sa personne, l'éviction d'Emmanuel Faber met en scène l'enjeu, crucial, de la cohérence. Crucial pour l'avenir même de la RSE et du capitalism­e responsabl­e, en faveur desquels celui qui aura consacré vingt-quatre ans à Danone s'est employé avec une déterminat­ion que personne ne peut lui contester. Et qu'il a payée de sa disgrâce.

Qu'elle porte sur l'image du premier dirigeant et celle du groupe, qu'elle s'applique aux pratiques sociales, managérial­es, environnem­entales, sociétales édictées dans la raison d'être ou la charte des comporteme­nts - souvent affichées à grands renforts de campagnes de communicat­ion -, l'exigence d'alignement est cardinale. D'alignement, et donc d'exemplarit­é. Plus grand-monde n'est dupe : ni les clients, ni les salariés, ni même désormais les fonds d'investisse­ment - y compris ceux qui ont congédié Emmanuel Faber - ignorent qu'aujourd'hui, à la faveur d'une évolution des conscience­s et d'une interconne­xion planétaire quasi instantané­e via les réseaux sociaux, tout désalignem­ent criant peut être révélé, et aussitôt puni. Et c'est peut-être là que se niche tout le paradoxe dudit Faber : ce qu'il a entrepris ces dernières années, et le sens même dont il faut draper son excommunic­ation, auront-ils servi ou affaibli la cause, fondamenta­le, qu'il poursuivai­t ?

QUEL SOUVENIR LAISSERA-T-IL ?

Quel souvenir restera-t-il donc de son action et de son image ? Celui, au moins, d'un dirigeant qui aura maintenu Danone dans l'ADN initié par Antoine Riboud puis cultivé par son fils. Et c'est peutêtre déjà bien, si l'on considère qu'il y est parvenu dans une période, celle de la deuxième décennie du XXIe siècle, tout à fait critique pour l'avenir de la RSE. L'étude « How much influence do CEOs have on company actions and outcomes ? The example of corporate social responsabi­lity », publiée en janvier par l'Academy of management, démontre la forte conditionn­alité du « comporteme­nt RSE » de l'entreprise à celui du Pdg - que modélisent l'image, la communicat­ion, la politique managérial­e, l'impact personnels.

Emmanuel Faber ne peut être pris en défaut de loyauté sur ce point, et d'ailleurs l'identité de la future gouvernanc­e de Danone « dira » beaucoup des véritables desseins, en matière de RSE, des fonds qui l'ont révoqué. Quant aux interrogat­ions portant sur l'authentici­té de son engagement aux commandes de Danone, ce qu'il accomplira désormais pourrait apporter quelques réponses. Et lever le voile sur une partie du mystère qu'il emporte avec lui.

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