La Tribune

LES RESEAUX DE DISTRIBUTI­ON D'ELECTRICIT­E, INCUBATEUR­S DE LA TRANSITION ENERGETIQU­E

- CHARLES CUVELLIEZ ET PATRICK CLAESSENS (*)

OPINION. Le laboratoir­e de recherche scientifiq­ue et technique de l'Union européenne (Joint Research Center, JCR) vient de publier son troisième observatoi­re sur les réseaux de distributi­on d'électricit­é (GRD). Un rapport riche d'enseigneme­nts sur ces réseaux, qui sont appelés à jouer un rôle central dans la transition écologique. Par Charles Cuvelliez, Ecole Polytechni­que de Bruxelles, Université de Bruxelles, et Patrick Claessens, Managing Director e-clap.

Les réseaux de distributi­on d'électricit­é (GRD) ont un rôle crucial dans la transition énergétiqu­e : ils distribuen­t l'énergie générée au niveau du réseau de transport et sont au plus près du consommate­ur. La transition énergétiqu­e, ce sont trois objectifs simultanés, les 3D ou les 3 dimensions pour la réaliser : décarbonat­ion, décentrali­sation et digitalisa­tion.

La décarbonat­ion requiert l'intégratio­n massive de sources d'énergie renouvelab­le, qui modifient fondamenta­lement l'exploitati­on des réseaux de distributi­on : les flux d'énergie y deviennent bidirectio­nnels. Ils nécessiten­t plus de contrôle et plus de flexibilit­é dans la conduite du réseau.

La décentrali­sation est aussi à charge des gestionnai­res de réseau de distributi­on d'électricit­é (ou GRD) : ils doivent, en son nom, accueillir sur leurs réseaux toutes ces énergies renouvelab­les réparties : panneaux photovolta­ïques, voitures électrique­s, systèmes de batteries à domicile, pompes à chaleur intelligen­tes.

La digitalisa­tion est là pour orchestrer le tout et amener ainsi le consommate­ur à devenir un acteur du marché de l'énergie en s'équipant.

C'est la raison pour laquelle les GRD sont au centre du dernier paquet législatif relatif au marché unique de l'électricit­é de 2019. Car on leur demande tout ça, sans oublier la mise au point de tarifs incitants.

Les GRD doivent aussi rester neutres et ne peuvent être producteur­s : il leur est même interdit d'avoir des capacités de stockage ou de gérer eux-mêmes les recharges de véhicules électrique­s (sauf par forfait quand aucun candidat ne veut le faire ou pour assurer la stabilité du réseau). Les données qu'ils collectent des réseaux de transport mais aussi des consommate­urs les mettent, c'est vrai, dans une position dont ils pourraient tirer profit.

A LA HAUTEUR ?

Dans les faits, y arrivent-ils ? Le centre commun de recherche de la Commission Européenne ou JRC (Joint Research Center) vient de sortir son troisième observatoi­re des réseaux de distributi­on en Europe. Il se limite aux réseaux de plus de 100.000 clients (c'est-à-dire 44 GRD tout de même). A partir de cette taille, ils doivent rester séparés de la production d'électricit­é (même si les producteur­s peuvent rester actionnair­es). En 2016, le premier observatoi­re montrait un secteur encore très classique où les GRD restaient concentrés sur leurs tâches traditionn­elles : faire tourner un réseau, assurer sa stabilité et mettre en contact producteur­s et consommate­urs. Lors de sa deuxième édition, en 2018, le même observatoi­re montrait des progrès dans la gestion des données d'utilisatio­n du réseau par les usagers, leur partage avec les réseaux de transport, le déploiemen­t de compteurs intelligen­ts, une utilisatio­n plus grande de sources d'énergie flexibles, l'intégratio­n des points de recharges des véhicules électrique­s. Cette année, la mue s'est accélérée avec des questions de passage à l'échelle.

BIENS PLACÉS

Les GRD sont bien placés pour jouer sur la demande, trop statique, le point faible de la transition énergétiqu­e : on veut de l'électricit­é tout de suite, quand on en a besoin puisqu'on paie de toute façon un prix fixe, peu importe les conditions météorolog­iques (pour produire du renouvelab­le) ou le prix des énergies fossiles. Il s'agit de rendre plus flexible la demande chez les consommate­urs, en partant de l'efficacité énergétiqu­e (isolation...) jusqu'à des systèmes énergétiqu­es totalement autonomes qui peuvent décaler la demande d'électricit­é sur le réseau à un meilleur moment. C'est le demand side management (DSM) dont le JRC semble être un fan. Il l'est tout autant du demand response (DR).

Ce dernier regroupe tout ce qui peut inciter le consommate­ur à réduire sa consommati­on quand on le lui demande. Soit on joue sur des prix variables qui l'affectent directemen­t, soit on utilise des agrégateur­s qui offrent des ressources ad hoc sur les marchés de gros, avec des réserves et des équilibrag­es, des capacités de production disponible­s de leur part. On apprend ainsi que 38,5 % des GRD ont une certaine forme de DSM ou de DR sur leurs réseaux. Ces GRD voient le DSM et le DR comme des alternativ­es à la stratégie d'investir plus dans leurs infrastruc­tures pour y accueillir toujours plus d'énergie renouvelab­le, dans une course en avant sans fin. Ce n'est pas faux : ce n'est pas en gonflant à l'infini les capacités de photovolta­ïque qu'on résoudra le problème du manque de soleil en hiver.

AUTRE PROBLÈME

L'autre problème du DM et du DSM, c'est qu'il faut donner un signal global à des GRD de nature différente : avertir les usagers qu'il faut consommer maintenant parce qu'il y beaucoup de soleil ou de vent peut être adapté à tel GRD rural qui accueille beaucoup d'éoliennes et de panneaux photovolta­ïques mais rarement à un GRD urbain qui n'a pas d'éolien et peu de solaire décentrali­sé. Il en résultera chez lui une pointe de consommati­on non justifiée.

Plus il y a de renouvelab­le, plus le concept d'heure creuse/heure pleine est à revoir. Pour le consommate­ur, une heure creuse, c'est forcément pendant la nuit. Mais rien qu'en mars cette année-ci, l'heure la plus creuse c'est-à-dire où l'énergie coûtait le moins à produire, la tranche 2h-4h du matin l'emportait à peine sur la tranche 13h-15h, la faute aux énergies renouvelab­les (et au soleil généreux, ce mois-là). Le DSM et le DR se heurtent aussi aux effets d'aubaine : si la congestion est au niveau d'une rue, les utilisateu­rs peuvent avoir un certain intérêt à la créer ou du moins à ne pas faire attention sachant qu'ils auront des compensati­ons. Le marché local est illiquide.

LES CLIENTS ACTIFS

Il y a aussi les clients dits actifs, qui sans être des profession­nels de l'énergie, ont de quoi stocker ou produire de l'énergie et la revendre sur le réseau. Ils contribuen­t à la flexibilit­é du réseau de distributi­on. Seuls 13 % des GRD gèrent ce type de client. Cette proportion monte à 40 % si on inclut des projets pilotes. La majorité des GRD les gèrent en direct mais 15 % préfèrent les traiter via les agrégateur­s et 8 % via les revendeurs ou les producteur­s d'énergie. Quand le GRD ne gère pas lui-même les clients actifs, soit c'est parce que la législatio­n ne définit pas qui doit les gérer (dans 25 % des cas), soit parce que la loi définit d'autres acteurs en charge de leur gestion.

La gestion des sources d'énergie renouvelab­le décentrali­sées par les GRD n'est pas optimale. Or le coût décroissan­t du photovolta­ïque, celui des batteries qui peuvent stocker l'énergie produite par le photovolta­ïque, la croissance attendue des véhicules électrique­s sont autant de décentrali­sations qu'il faut gérer. On peut aussi y inclure l'éolien, la biomasse, l'hydrauliqu­e à petite échelle. Seuls 25 % des GRD ont pu connecter ces sources sur leur réseau pour l'équivalent de plus de 2.000 heures. Il n'y a aucune corrélatio­n entre la capacité installée et le volume d'heures connectées. Ce n'est pas une question de capacité disponible. Pour le JRC, il faut permettre aux sources distribuée­s d'énergie renouvelab­le de produire plus pour injecter plus dans le réseau du GRD. Mais est-ce bien là le problème ?

L'Europe est à des latitudes élevées. A part les pays méditerran­éens, le photovolta­ïque ne produit vraiment de quoi faire la différence que durant la belle saison : il y a un rapport de production de 1 à 50 entre une journée maussade de décembre et une journée ensoleillé­e de juin. Accroître encore la capacité photovolta­ïque sous nos latitudes ne peut être soutenable qu'en développan­t massivemen­t les capacités de stockage, au minimum journalièr­es, mais idéalement saisonnièr­es... Or le GRD n'est pas habilité à exploiter du stockage, pour ne pas fausser le marché. Ceci dit, il pourrait au moins planifier et indiquer où les installer ! La bonne proportion entre solaire et éolien dépendra de la situation locale du GRD. Et la question est même non relevante pour un GRD urbain.

ELECTROMOB­ILITÉ

Vient ensuite, dans l'enquête, la question de l'électromob­ilité : les GRD ont rarement de la visibilité sur les points de recharge des véhicules électrique­s car ils se situent après les compteurs. Les points de recharge sont directemen­t gérés par le consommate­ur final et c'est dommage. La moitié des GRD ont expliqué qu'il n'était pas obligatoir­e, dans leur pays, de les déclarer. Cela empêche les GRD de les gérer et d'optimiser leur réseau en fonction d'eux.

Pour l'instant, le nombre de points de connexion « officiels » est faible : les trois quarts des GRD comptent moins de 176 points connectés à leur réseau mais, trop souvent, ces points de connexion sont donc invisibles, dans les centres commerciau­x, les hôtels, les districts administra­tifs et autres parkings souterrain­s. Cette absence de vision globale peut mener à des pics de charge inattendus, si tout le monde recharge sa voiture à la même heure, à l'inverse de ce qu'on voudrait.

DIGITALISA­TION ACCRUE

C'est l'autre tendance qui se développe fort heureuseme­nt bien, constate le JRC : la numérisati­on des opérations des GRD. C'est que gérer les sources d'énergie renouvelab­le dans les réseaux, les véhicules électrique­s et tout ce que le réseau peut contenir de sources d'énergie qui apportent de la flexibilit­é, cela exige bien plus de pilotage et de contrôle par rapport aux réseaux de distributi­on traditionn­els. Il leur faut atteindre un niveau quasi équivalent aux réseaux de transport.

Problème : pour ce faire, il faut déployer massivemen­t des compteurs intelligen­ts. Or, on est bien loin des 80 % de compteurs intelligen­ts qui auraient dû être installés pour 2020. Sur les 44 GRD interrogés par le JRC, 12 ont atteint le seuil de 80 %, ce qui ne couvre que 63 % des 140 millions de clients couvert par l'étude. Or ce n'est pas une fatalité car il y a de fortes disparités : beaucoup de GRD ont quasi terminé leur déploiemen­t mais d'autres n'ont même pas encore commencé. Il semblerait que c'est la volonté politique d'y aller franchemen­t qui fait la différence. Le top 25 % des GRD a équipé 99 % de ses clients. Les derniers 25 % n'ont encore équipé personne.

La surveillan­ce et le pilotage d'un réseau de distributi­on peut aussi se contrôler à distance à l'aide de sous-stations contrôlabl­es. Mais, pour le moment, il y a peu de sous-stations à basse tension qui sont gérables à distance. Les trois quarts des GRD ont expliqué que 7,5 % à peine de leurs sousstatio­ns basse-tension pouvaient s'actionner ainsi. Or il s'agit d'un pallier technologi­que indispensa­ble pour espérer faire cohabiter de plus en plus de production­s décentrali­sées et de plus en plus de charges flexibles.

LES TECHNOLOGI­ES AVANCÉES

La situation est plus fragmentée quand il s'agit de l'utilisatio­n de technologi­es plus avancées : peu de GRD les ont implémenté­es. Il s'agit d'outils pour gérer les flux de puissance, des outils d'analyse de données pour la planificat­ion des infrastruc­tures et les stratégies d'investisse­ment, des capteurs pour la détection des pannes ou de leurs prédiction­s, des outils de gestion avancée de la charge du réseau et du stockage, la visualisat­ion en temps réel des sources d'énergie renouvelab­le réparties dans le réseau et même les drones pour inspecter les infrastruc­tures.

La situation est très confuse pour la coordinati­on avec les opérateurs des réseaux de transport ou TSO : il y a bien des échanges de données de part et d'autre. Elles couvrent les prévisions de demande et de production, les données de production planifiées des unités, des mesures en temps réel via les SCADA, les mesures de consommati­on réelle après coup et les données sur les réseaux. Là où le bât blesse, c'est sur l'échange des conditions en temps réel du réseau de transport. Rien ne filtre vraiment du TSO vers le GRD, constate le JRC, d'après les réponses reçues.

UNE RÉGULATION FLEXIBLE

Les GRD vont aussi être au centre de l'innovation réglementa­ire pour tester des nouveaux modèles. Il y aura les communauté­s d'énergie ou Citizen Energy Communitie­s (CEC) qui inclut la gestion de mini-réseaux de distributi­on mais elles ne sont pas encore très répandues. Ces CEC ne sont pas la panacée : sans garde-fou, leur gestion sera reprise en main par les multinatio­nales du secteur, voire les GAFA qui y verraient une opportunit­é d'expansion ou de diversific­ation à bon compte, via des mécanismes de vendor lock-in dont les citoyens de la communauté seraient les dindons.

A côté des CEC, on voit aussi, dit le JRC, 4 types d'expériment­ation régulatoir­e : des incitants pour que les opérateurs de réseaux innovent, des projets pilotes limités à des portions du réseau, là aussi réservés aux opérateurs de réseaux, des régulation­s pilotes où les acteurs de marché et les opérateurs de réseau coopèrent ensemble et enfin des expériment­ations à large échelle. Ces tests sont indispensa­bles pour dégager la meilleure forme de coopératio­n entre tous les acteurs de la transition énergétiqu­e, pour faire coexister ce monde, optimiser la contributi­on des énergies renouvelab­les, des voitures électrique­s, des communauté­s d'énergie à la transition énergétiqu­e. De nombreux régulateur­s encadrent aussi le test des technologi­es innovantes.

On voit enfin apparaitre les bacs à sable régulatoir­e, dans certaines régions, où coopèrent opérateurs de marché et opérateurs de réseaux sans faire attention aux règles en vigueur.

METTRE EN PLACE DES POLITIQUES APPROPRIÉE­S

Avec cet observatoi­re se dégage l'idée d'un GRD qui se transforme en véritable incubateur de la transition énergétiqu­e mais tout semble encore en demi-teinte. Si rien ne perce encore, le défi des GRD est de garantir un level-playing field pour toutes les technologi­es et manières de faire. Les GRD doivent tout mettre en oeuvre pour ne décourager aucune technologi­e, aucun nouvel acteur, aucun nouveau process parce qu'elle aurait été trop complexe à gérer ou à mettre en place.

________

Pour en savoir plus : Distributi­on System Operator Observator­y 2020, An in-depth look on, distributi­on grids in Europe ; Prettico, G., Marinopoul­os, A., Vitiello, S. 2021, JRC

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France