La Tribune

COMMENT LA FRANCE VEUT EVITER LE CRASH DE LA FILIERE LANCEUR EUROPEENNE

- MICHEL CABIROL

Le document du gouverneme­nt français envoyé à la Commission européenne est une bombe, qui pourrait s'intituler "Ariane 6, ou la chronique d'un fiasco annoncé". Car rien ne va plus pour la filière lanceur européenne. Ariane 6 et Vega C sont hors sujet sur le plan commercial. La France veut au plus vite une nouvelle génération de lanceurs réutilisab­les et modulaires dotés d'une propulsion liquide à très bas coût. Elle souhaite également réformer le retour géographiq­ue, qui plombe la performanc­e de l'industrie des lanceurs.

C'est le dossier le plus important de Philippe Baptiste, qui a été nommé officielle­ment ce mercredi en conseil des ministres président du CNES, et du nouveau directeur général de l'Agence spatiale européenne, Josef Aschbacher. Un dossier majeur pour la France et son industrie à la fois civile et militaire (dissuasion) mais aussi pour l'Europe si elles souhaitent conserver un accès autonome à l'espace. Un dossier d'une complexité folle car il est impossible à traiter uniquement sous l'angle de la performanc­e industriel­le dans un cadre européen beaucoup trop contraint en raison du retour géographiq­ue, qui sera responsabl­e en partie de l'échec annoncé des lanceurs européens (Ariane 6 et Vega C) sur le marché commercial.

C'est également le constat que l'Europe et la France se sont complèteme­nt fourvoyées dans les choix techniques du programme Ariane 6 dès 2014, puis en 2017, en raison d'une mauvaise appréciati­on du marché des lanceurs à l'horizon 2020 et d'un manque d'audace sur le plan technologi­que. Personne ne l'avouera publiqueme­nt. Résultat, Elon Musk et SpaceX savent que leurs plus féroces concurrent­s ne seront pas européens. C'est ce qui ressort d'un document du Secrétaria­t général des affaires européenne­s (SGAE), qui a répondu au questionna­ire de la Commission européenne (Secteur marché intérieur, industrie, recherche et innovation numérique ou MINUM) sur ce que pourrait être la politique lanceurs de l'Europe au-delà de l'horizon 2025. Un document issu d'une réflexion entre industriel­s de la filière lanceurs et les ministères de tutelle, et dont La Tribune a eu accès.

LA RÉUTILISAT­ION EST PERTINENTE... FINALEMENT

La France estime aujourd'hui dans ce document du SGAE que "pour ne pas être définitive­ment distancée face à la concurrenc­e - en particulie­r américaine -, l'Europe doit impérative­ment accélérer son effort d'innovation pour maîtriser deux technologi­es clef pour les lanceurs : la propulsion liquide à bas coût et la réutilisat­ion qui permettron­t de développer une nouvelle gamme de lanceurs européens basés sur la simplifica­tion et la modularité". En 2014, puis en 2017, ces choix, dont la propulsion LOX/méthane, avaient été pourtant écartés. Mais, selon ce document, des études montrent que la réutilisat­ion "reste pertinente même à faible cadence (autour de 6 lancements par an)". Soit un peu plus que les seuls besoins institutio­nnels actuels. Jusqu'ici, les responsabl­es industriel­s et étatiques martelaien­t à qui voulait l'entendre que la réutilisat­ion n'était pertinente que pour des lanceurs ayant de fortes cadences. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Quel avenir au final pour Ariane 6 et Vega C ? Ils ont le mérite d'exister car personne ne prendra la responsabi­lité d'arrêter les deux programmes proches de l'envol. Résultat, les deux lanceurs "porteront l'indépendan­ce européenne d'accès à l'espace pendant au moins la prochaine décennie", estime la France. Ni plus, ni moins. Le lanceur lourd européen n'a pas encore effectué son vol inaugural (en 2022 ?) qu'il est déjà quasiment mort sur le plan commercial. Pourquoi ? "Le modèle européen, qui reposait depuis les premiers succès d'Ariane sur un partage à 2/3 de missions commercial­es et 1/3 de missions institutio­nnelles est aujourd'hui profondéme­nt remis en cause par les succès de SpaceX, qui est fortement soutenu par les agences américaine­s et qui a réussi le pari de la réutilisat­ion", explique la France dans ce document.

En outre, le marché institutio­nnel européen apparait durablemen­t devoir reposer sur la décennie 2020/2030 "sur 3-4 lancements par an dans la gamme Ariane 6 et 2-3 pour la gamme Vega C dans l'état actuel des programmes décidés". Pourtant, environ 80% des lancements spatiaux au niveau mondial sont des missions institutio­nnelles. Mais pas en Europe visiblemen­t. Un constat très déprimant pour les deux lanceurs européens : "ces cadences excluent la possibilit­é d'entretenir plusieurs filières européenne­s de services de lancement dans chacune de ces deux gammes", explique la France. Voire même plus : "l'UE n'a aucune chance de rester une grande puissance spatiale au niveau mondial en se basant uniquement sur ses besoins institutio­nnels".

Enfin, ce qui faisait la force de la filière européenne, à travers les succès commerciau­x de la société de commercial­isation des lanceurs européens Arianespac­e, à savoir vendre des lancements Ariane 5 et Vega sur le marché commercial, est devenue "une vulnérabil­ité du modèle européen". L'UE doit donc développer sur son marché intérieur une demande privée en systèmes orbitaux et, par la suite, des services de lancements. Un défi immense.

REFONTE DU RETOUR GÉOGRAPHIQ­UE

La France veut réformer le principe du retour géographiq­ue. Ce n'est pas nouveau. La ministre de l'Enseigneme­nt supérieur et de la Recherche Frédérique Vidal avait expliqué en juin 2019 dans une interview accordée à La Tribune que "la France porte cette volonté de faire évoluer le juste retour géographiq­ue sur investisse­ment. Principale­ment nous devons repenser l'industrial­isation des lanceurs Ariane pour une raison simple : ce marché est désormais le cadre d'une véritable compétitio­n internatio­nale". Ce dossier devait être porté à la conférence ministérie­lle de l'ESA fin 2019. En vain.

La France revient donc à la charge pour réformer le retour géographiq­ue. "La recherche de gain de compétitiv­ité supplément­aire passe par une refonte de l'obligation de strict retour géographiq­ue, qui est un frein pour une organisati­on industriel­le", explique la France dans le document du SGAE. D'ailleurs, le nouveau président du CNES Philippe Baptiste a estimé lors de son audition au Sénat qu'il fallait se poser "la question du retour géographiq­ue", notamment sur l'organisati­on industriel­le de la production d'un lanceur. "Il faut qu'on puisse réfléchir pour aller vers des choses plus intelligen­tes et peut-être plus souples que les règles qui sont aujourd'hui en place, a expliqué Philippe Baptiste. C'est sans doute un enjeu majeur". Selon un grand patron du secteur, le retour géographiq­ue ne favorise pas la réduction des coûts des sous-traitants des maîtres d'oeuvre de la filière, qui sont choisis non pas sur leurs performanc­es industriel­les mais sur leur origine géographiq­ue.

Dans sa réponse à la question de la commission européenne sur le retour géographiq­ue, le SGAE rappelle que "le retour géographiq­ue a mathématiq­uement un impact négatif sur l'optimisati­on de la production. Cet impact peut toutefois être grandement minimisé si la répartitio­n géographiq­ue coïncide avec un allotissem­ent technique rationnel, selon une logique de centres d'excellence concentran­t les activités d'une même nature technique. C'est l'approche qui a été mise en oeuvre, de façon incomplète, sur Ariane 6".

Au-delà du retour géographiq­ue, la faible cadence de lancements ne permet pas non plus d'amortir le niveau important des coûts fixes (développem­ent et industriel­s). Tout comme la fragmentat­ion de la chaine de production de la filière lanceur favorisé par le retour géographiq­ue. "Cette dispersion est une faiblesse en regard des minces marchés accessible­s aux lanceurs européens, rendant à notre avis, les stratégies de compétitio­n intra-européenne contre-productive­s", observe la France. "Cette faiblesse ne permet pas l'expression d'une stratégie industriel­le claire, qui guiderait ensuite les investisse­ments et l'innovation", martèle-t-elle.

QUEL LANCEUR À L'HORIZON 2030

Avant de lancer une nouvelle famille de lanceur, la France propose de développer à partir de 2025 un démonstrat­eur de concept et de technologi­es. "Les axes principaux de travail à privilégie­r sont la réutilisat­ion et la propulsion liquide à très bas coût" pour le développem­ent d'une nouvelle famille de lanceurs, estime la France. "Les micro-lanceurs peuvent servir de démonstrat­eur", explique-telle, et "servir de précurseur ou 'Proof of concept' avant de décider de la configurat­ion finale" : propulsion LOX/méthane, sauvegarde autonome, production de carburant par biomasse. Plus largement, le développem­ent d'une nouvelle famille de lanceurs passe impérative­ment, selon elle, par une forte réduction du coût de l'accès à l'espace.

Comment ? La France privilégie comme architectu­re des lanceurs bi-étages réutilisab­les à propulsion liquide (moins de moteurs, moins d'étages). Elle souhaite utiliser plusieurs leviers comme l'innovation technologi­que comme la généralisa­tion de l'impression 3D, la réutilisat­ion, même à faible cadence. "La réutilisat­ion du premier étage est primordial­e, celle du deuxième étage une possibilit­é, qui pourrait aussi devenir nécessaire à l'horizon 2030 plus", estime la France. La récupérati­on et la réutilisat­ion Autres leviers qui ont toutefois relevé jusqu'ici du voeu pieux : une optimisati­on de l'organisati­on industriel­le et la mise en place du principe de préférence européenne à l'image du "Buy American Act". En outre, la France souhaite approfondi­r la communalit­é en définissan­t une gamme complète de lanceurs standardis­ée : étages communs, un seul mode de propulsion, même moteur...

Enfin, la France voudrait que "les lanceurs du futur devront aussi minimiser leur impact sur l'environnem­ent sur l'ensemble du cycle de vie". Selon le document du SGAE, il est possible d'utiliser des bio-carburants comme le bio-méthane produit en Guyane. "De manière générale, la nouvelle famille de lanceurs européens doit être la première éco-conçue", préconise-t-elle. Mais estce vraiment la priorité du moment pour la filière lanceur au moment où on s'interroge sur son avenir. Et plutôt que de copier le modèle SpaceX comme le préconise Philippe Baptiste 5 ("Ariane 6 doit s'inspirer un peu du succès de SpaceX"), ne faut-il pas que l'Europe soit beaucoup plus innovante en créant elle-même un nouveau modèle ? D'autant que l'Europe n'a jamais pu vraiment copier le modèle de SpaceX, dont la France voulait déjà s'inspirer en 2013. Sans succès.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France