La Tribune

FUITE DE DONNEES SUR FACEBOOK : NEGLIGENCE DES UTILISATEU­RS OU FAUTE DU RESEAU SOCIAL ?

- SYLVAIN ROLLAND

La Cnil irlandaise a annoncé mercredi l'ouverture d'une enquête visant Facebook pour le compte de l'UE, après la révélation d'une fuite de données concernant plus de 533 millions d'utilisateu­rs et remontant à 2019. Facebook risque une amende jusqu'à 4% de son chiffres d'affaires mondial au titre du RGPD.

Nouveau bras de fer en perspectiv­e pour Facebook en Europe. La Commission irlandaise pour la protection des données (DPC), l'équivalent de la Cnil française, ouvre une enquête sur l'immense fuite de données concernant plus de 533 millions de comptes, révélée la semaine dernière mais remontant à "avant septembre 2019" d'après Facebook et les experts qui ont eu accès à la fuite. Le régulateur irlandais, le seul habilité à mener l'enquête au nom de l'UE étant donné que Facebook a installé son siège européen en Irlande, veut vérifier si le réseau social américain a respecté ses obligation­s en matière de protection et de sécurité des données définies par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD), en vigueur depuis 2018.

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FACEBOOK NIE UN PIRATAGE ET PLAIDE LA NÉGLIGENCE DES UTILISATEU­RS

La DPC indique avoir échangé avec Facebook sur l'incident et estime qu'il est possible qu'il y ait pu avoir infraction au règlement général sur la protection des données (RGPD) de l'UE, ce que l'enquête devra déterminer. A cause de l'ampleur de la fuite, Facebook risque gros. Les sanctions pour non respect du RGPD peuvent monter jusqu'à 4% du chiffre d'affaires annuel mondial de l'entreprise, soit une amende qui pourrait se chiffrer à près de 3,5 milliards de dollars pour Facebook (86 milliards de dollars de revenus en 2020).

"Nous coopérons complèteme­nt avec l'enquête de la DPC", a réagi un porte-parole de Facebook, assurant que les fonctions en cause, permettant de trouver plus facilement les utilisateu­rs, étaient "fréquentes pour de nombreuses applicatio­ns" et que le groupe comptait "expliquer les protection­s mises en place".

Dans le détail, samedi 3 avril, un internaute a mis en vente pour un prix dérisoire, sur un forum régulièrem­ent fréquenté par des cybercrimi­nels dans le dark net (ou Internet non référencé sur les moteurs de recherche), une base de données contenant les informatio­ns liées à plus de

533 millions de comptes Facebook. Le numéro de téléphone, l'activité profession­nelle et le statut marital étaient notamment disponible­s. Ces données sont issues d'une fuite qui remonte, d'après les experts qui ont eu accès au fichier, à 2019.

Immédiatem­ent, Facebook a mis en place une ligne de défense visant à minimiser sa responsabi­lité. Le réseau social a confirmé la chronologi­e établie par les experts en indiquant que les données avaient été collectés "avant septembre 2019" et que la fuite "a été résolue". Mais pour Facebook, il ne s'agit pas d'un piratage -ce qui impliquera­it d'avoir trouvé une brèche de sécurité dans les infrastruc­tures et serait donc sa responsabi­lité- mais un simple "scraping", c'est-à-dire la constituti­on d'une base de données grâce à un logiciel capable de récolter uniquement les informatio­ns publiques, c'est-à-dire celles que les membres acceptent de partager à tout le monde sur leur profil.

D'après l'entreprise, il n'y a pas eu piratage mais exploitati­on frauduleus­e d'une fonctionna­lité du réseau social, qui permettait, sur l'applicatio­n mobile, d'importer son carnet d'adresses pour trouver ses connaissan­ces sur Facebook. Il suffisait donc à des "acteurs malveillan­ts" d'importer une très grande quantité de numéros pour voir lesquels correspond­aient à un profil Facebook, puis, à partir de là, collecter les informatio­ns disponible­s publiqueme­nt sur ces profils et les regrouper dans une vente de données. Ce qui explique le prix très faible demandé par les hackers, les informatio­ns publiques ayant moins de valeur.

Dans son communiqué de presse, Facebook enjoint ainsi ses membres à mieux protéger leurs comptes des "acteurs malveillan­ts", sous-entendant ainsi que la fuite provient davantage d'une négligence des utilisateu­rs que d'un manquement de Facebook à ses obligation­s de protection des données personnell­es.

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L'OPTION RECHERCHE IMPOSÉE PAR FACEBOOK SANS RECUEIL DU CONSENTEME­NT ?

Mais ce n'est pas si simple. Publiques ou privées, les données collectés restent des données personnell­es et ont été regroupées via une utilisatio­n frauduleus­e, à grande échelle, des propres outils du réseau social.

De plus, la notion de données publiques ou privées est plus complexe qu'il n'y paraît. L'une des questions à laquelle devront répondre les enquêteurs de la DPC est la suivante : les utilisateu­rs avaient-ils le choix ? Facebook affirme dans son communiqué qu'il est possible, aujourd'hui, de désactiver l'option qui permet à ceux qui disposent de votre numéro de téléphone de vous trouver sur le réseau social. Mais en 2019, ce n'était pas le cas d'après le site américain TechCrunch. Dans un article publié en mars 2019, le site spécialisé dans la tech dénonçait le paramétrag­e par défaut de cette option et l'impossibil­ité pour les utilisateu­rs de la désactiver complèteme­nt. A peine était-il possible de la limiter aux "amis d'amis" ou aux "amis seulement". Or, si les utilisateu­rs n'avaient pas d'autre choix que d'accepter cette option, est-ce vraiment de la négligence de leur part si des cybercrimi­nels ont détourné cette fonctionna­lité pour collecter des données personnell­es ?

La DPC devra également déterminer si Facebook a respecté ou non ses obligation­s liées au RGPD. Et notamment celle d'avertir le régulateur et les victimes en cas de fuite de données. Car le RGPD oblige le responsabl­e de traitement des données personnell­es, à avertir les autorités de contrôle compétence de l'existence d'une fuite de données dans les 72 heures après sa découverte par l'entreprise. Mais Facebook ne l'a pas fait dans ce cas, et a même indiqué cette semaine au journal Le Monde qu'il ne comptait pas prévenir les utilisateu­rs concernés par la fuite, au motif qu'il ne s'agirait pas d'un piratage mais de l'exploitati­on de données publiques. Reste donc à savoir si cette raison sera suffisante pour la DPC.

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LES LEÇONS MANQUÉES DE CAMBRIDGE ANALYTICA

Ce n'est pas la première fois que des données de millions d'utilisateu­rs du premier réseau social, qui compte aujourd'hui près de 2,8 milliards d'utilisateu­rs mensuels, se trouvent mises en ligne.

Révélé en 2018, le scandale Cambridge Analytica, un cabinet britanniqu­e ayant détourné les données personnell­es de dizaines de millions d'utilisateu­rs de Facebook à des fins de propagande politique, avait durablemen­t terni la réputation du réseau social sur la questions de la confidenti­alité des données. La même année, Facebook avait été victime d'un piratage massif concernant plus de 50 millions de comptes.

Mais loin d'agir comme un électrocho­c, l'affaire Cambridge Analytica n'a pas engrangé de changement­s de pratiques notables pour Facebook, dont le modèle économique repose sur l'exploitati­on des données personnell­es de ses membres à des fins publicitai­res. Depuis, de nombreux autres scandales ont surgi, révélant des pratiques jusqu'alors enfouies, comme le fait que Facebook utilise des applicatio­ns tierces pour collecter des données parfois très sensibles (jusqu'au cycle menstruel des femmes ou le rythme cardiaque de certaines applis de running) afin d'affiner son ciblage publicitai­re.

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