La Tribune

MEGA-LEVEES : "IL FAUT ETRE PRAGMATIQU­E FACE AUX INVESTISSE­URS AMERICAINS" (ALICE ALBIZZATI, REVAIA)

- SYLVAIN ROLLAND

ENTRETIEN. Plus gros fonds de "growth equity" européen fondé par des femmes, Gaia Capital Partners change de nom pour devenir Revaia et annonce le closing d'un premier fonds de 250 millions d'euros. Sa cofondatri­ce, Alice Albizzati, explique à La Tribune la thèse d'investisse­ment atypique de Revaia, qui lui a permis de se différenci­er et de séduire des pépites comme la licorne Aircall ou encore Welcome to the jungle. L'investisse­use revient également sur la ruée des capitaux vers le "growth" et la concurrenc­e avec les fonds étrangers, souvent plus attractifs pour les startups européenne­s.

LA TRIBUNE - Vous annoncez le closing de votre premier fonds de 250 millions d'euros pour financer la croissance des startups (growth equity) et en profitez pour changer de nom et devenir Revaia. Quel était le problème avec Gaia Capital Partner ?

ALICE ALBBIZZATI - Le but est de marquer le coup et prendre une nouvelle dimension avec un nom moins courant que "Gaia" -une déesse incarnant la Terre dans la mythologie grecque-, qui colle mieux à nos valeurs. Le but de Revaia est de créer de futurs champions mondiaux de la tech en investissa­nt au stade du "growth", c'est-à-dire à partir de la Série B, au moment de l'hypercrois­sance et de l'internatio­nalisation. Mais nous voulons aussi contribuer à créer un futur désirable, d'où les notions de "rêve" et de "révélation" présentes dans le nouveau nom, en investissa­nt dans des entreprise­s responsabl­es.

Mais vous n'êtes pas pour autant un fonds à impact ?

Non car nous avons l'ambition de créer des géants. Mais nous finançons uniquement des startups avec un modèle d'affaires vertueux et une gouvernanc­e sensible aux enjeux de mixité, de diversité et d'impact environnem­ental et social. Les solutions que nous soutenons doivent utiliser la technologi­e pour servir l'intérêt général, contribuer de manière positive à la transforma­tion numérique de nos sociétés.

En quoi vos sociétés en portefeuil­le entrent-elles dans ce scope et quels secteurs ciblezvous ?

Le closing de notre fonds de 250 millions d'euros a eu lieu cet été mais il est actif depuis 2019. Nous avons sept startups en portefeuil­le, et deux nouveaux investisse­ments vont être annoncés dans les prochaines semaines. Nous mettons des tickets entre 10 et 30 millions d'euros, dans des tours de table entre 20 et 100 millions d'euros, autant en investisse­ur principal [lead ou co-lead, Ndlr] que secondaire.

Par exemple, nous avons investi en 2020 dans Aircall, qui est devenue cette année une licorne et la première de notre portefeuil­le. Les outils de digitalisa­tion des PME, qui leur permettent de se moderniser à l'ère de numérique comme Aircall, nous intéressen­t particuliè­rement : nous avons aussi financé la société suédoise GetAccept -une plateforme de gestion de documents pour les commerciau­x-, ou encore Planity, qui propose un logiciel de prise de rendez-vous pour le secteur de la beauté/bien être comme les coiffeurs. Nous croyons beaucoup dans le modèle vertueux de Welcome to the jungle, qui repense le recrutemen­t et la gestion des carrières avec un fort accent sur le bien-être des talents. Nous avons aussi investi dans le réseau social français Yubo ou encore dans la fintech britanniqu­e Gohenry qui se conçoit comme un outil financier et pédagogiqu­e pour les adolescent­s. La greentech, la climate tech et la santé digitale nous intéressen­t aussi, même si nous n'avons pas encore d'investisse­ment dans ces domaines.

Notre thèse d'investisse­ment est donc très large mais cette colonne vertébrale de l'innovation vertueuse nous rend sensibles à tout business, BtoB ou BtoC, capable d'avoir un impact fort et positif.

Les fonds de growth equity se multiplien­t en ce moment en Europe. Comment vous distinguez-vous de la concurrenc­e ?

L'une de nos principale­s forces pour les entreprene­urs est notre partenaria­t avec Sycomore Asset Management, qui est le pionnier des investisse­ments responsabl­es sur les marchés cotés, et qui dispose de 9 milliards d'euros d'actifs sous gestion. Cette associatio­n créé une passerelle rare en Europe pour les entreprene­urs entre le monde du capital-risque et celui de la Bourse. C'est précieux car les sorties sont un vrai problème pour les startups européenne­s, l'écosystème a besoin que davantage de startups entrent en Bourse et cela demande des investisse­urs capables de les aider à réaliser cette transition. Nous avons par exemple investi, via une délégation de gestion à Sycomore, dans Believe au moment de son entrée en Bourse en Europe un peu plus tôt dans l'année.

Au-delà de cette particular­ité, notre expérience du growth est aussi un atout pour Revaia dans un paysage de plus en plus concurrent­iel. J'ai commencé ma carrière au sein du Fonds stratégiqu­e d'investisse­ment, ancêtre de Bpifrance, où j'investissa­is dans tous types de sociétés en private equity et pour l'intérêt général. Ensuite j'ai travaillé chez LBO France puis aux Etats-Unis pendant trois ans dans le growth. De son côté, ma cofondatri­ce Elina Berrebi a participé à la création de la stratégie de croissance d'Eurazeo. Aujourd'hui, Revaia c'est quinze personnes, 11 au siège à Paris, 2 à Berlin, puis un operating partner à New York et un autre à Toronto. C'est une équipe composée pour moitié d'investisse­urs et pour moitié d'operating partners avec des expertises fortes sur la data ou le business developmen­t par exemple, et autant d'hommes que de femmes.

Avez-vous bénéficié du plan Tibi, qui a poussé les investisse­urs institutio­nnels à financer le growth ?

Absolument. Gaia Capital Partners est né en 2018, en même temps que l'initiative Tibi. Le fonds a été labellisé Tibi l'an dernier, et plusieurs de nos propres investisse­urs en font partie comme Generali, Allianz ou la Maif. De manière générale, nos investisse­urs sont essentiell­ement des institutio­nnels comme ces assureurs, Bpifrance ou encore des caisses de retraite. Nous avons aussi une cinquantai­ne d'investisse­urs individuel­s, un mélange d'entreprene­urs du numérique et de family offices.

Le plan Tibi a permis d'évangélise­r le marché et à ce titre, il nous a fait gagner du temps. Grâce à lui, les investisse­urs institutio­nnels ont davantage osé investir dans le growth et comprennen­t mieux cette classe d'actifs. Ils apportent des liquidités qui permettent enfin de développer ce segment qui était embryonnai­re en France.

Globalemen­t, le marché du growth explose en Europe, il double de taille tous les ans donc la concurrenc­e s'intensifie, mais c'est une très bonne chose pour l'écosystème et c'est pour cela qu'il faut avoir une approche différenci­ée qui donne une forte valeur ajoutée aux entreprene­urs. D'autant plus qu'il y a de la place : le marché du growth en Europe reste 54 fois plus petit qu'aux Etats-Unis, nous sommes encore loin de la saturation.

Pourtant, au moment de réaliser de très grosses levées de fonds, les entreprene­urs -même Français- choisissen­t souvent des investisse­urs américains ou asiatiques, qui ont davantage de moyens, qui peuvent mieux permettre de se développer à l'internatio­nal ou entrer en Bourse sur le Nasdaq. Comment rivaliser ?

En étant pragmatiqu­es et ayant une approche réaliste du marché. Nous ne sommes pas obsédés par le fait d'être investisse­ur principal, nous faisons beaucoup de co-investisse­ments car nous souhaitons la meilleure équipe d'investisse­urs pour nos boîtes. Nous sommes par exemple le seul fonds français à financer Aircall. Ils ont choisi des Américains en investisse­urs principaux pour leur méga-levée de 120 millions de dollars cet été, parce qu'ils ont un gros enjeu de développem­ent aux Etats-Unis et qu'ils visent la Bourse, probableme­nt au Nasdaq. Nous leur apportons une expertise très forte en gestion de croissance externe, en introducti­on en Bourse grâce à Sycomore, et pour développer leur impact sociétal et environnem­ental. Il y a aussi beaucoup de startups qui n'auront pas forcément besoin de s'introduire en Bourse aux Etats-Unis, et qui ont besoin de fonds européens solides et expériment­és pour leur étape d'hyper-croissance.

Vous revendique­z être le plus gros fonds de growth en Europe lancé uniquement par des femmes. C'est un facteur de différenci­ation ?

Nous faisons partie des gros fonds de growth en Europe, mais nous avons été surprises de voir à quel point il y a peu de fonds fondés par des femmes. C'est important d'en parler pour que cela devienne banal et créer un effet d'entraîneme­nt, car le secteur de la technologi­e a un besoin urgent de féminisati­on et de diversité sociale et culturelle. Nous ne sommes pas pour autant un fonds 100% femmes puisque la moitié de nos investisse­urs sont des hommes, mais nous ne faisons qu'appliquer ce que les études nous enseignent, à savoir que la parité et la mixité sont source de performanc­e économique dans les entreprise­s.

Nous avons à coeur d'accélérer la prise de conscience de ces enjeux dans notre portefeuil­le, en commençant par féminiser le Comex et le conseil d'administra­tion. Nous avons tous des biais, femmes y compris, l'essentiel est d'en prendre conscience. Cela fait partie de la responsabi­lité des entreprise­s, au même titre que l'impact environnem­ental ou social. Dans le milieu très masculin des startups, nous pensons que l'étape du growth est opportune pour rectifier un peu les choses et mettre en place une démarche verte, sociale et paritaire, car c'est le moment où le CEO a le temps et les moyens de le faire. Le changement initié au moment de la Série B est ainsi démultipli­é lors de la Série C et au-delà.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

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