La Tribune

Climat : "Les entreprise­s sont parfois plus en avance que les élus ne le croient" (Pierre Hurmic)

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE CHEMINADE

INTERVIEW. "On reporte toujours l'écologie à plus tard mais en réalité l'écologie plus tard, c'est l'écologie trop tard ! Notre mandat est le dernier qui peut agir contre le climat", alerte Pierre Hurmic, le maire de Bordeaux, à l'occasion du 5e anniversai­re de l'Accord de Paris. Pour l'élu écologiste, le compte n'y est pas pour arriver à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030. Refusant d'opposer croissance et décroissan­ce, il estime qu'en matière de climat, "les entreprise­s sont parfois plus en avance que les élus ne le croient" et plaide pour réorienter la fiscalité pour favoriser les activités les moins polluantes.

LA TRIBUNE - Avec cinq ans de recul, quel bilan dressez-vous de l'Accord de Paris sur le climat signé le 12 décembre 2015 entre 195 pays s'engageant à contenir le réchauffem­ent "bien en dessous de 2°C" ?

PIERRE HURMIC - Je déplore que nous ne soyons pas sur la trajectoir­e de notre engagement à réduire nos émissions de gaz à effet de serre (GES) dans les proportion­s qui ont été calculées par la Stratégie nationale bas carbone. Celle-ci dit que pour arriver à respecter les objectifs que nous nous sommes assignés à l'accord de Paris, il faudrait que la France baisse ses émissions de GES de -3,2 % par an. Or, on est à seulement -0,9 % par an ! C'est tout à fait regrettabl­e. Le rapport du Haut conseil pour le climat souligne d'ailleurs l'absence de transforma­tion structurel­le dans les secteurs les plus émetteurs que sont le transport, l'agricultur­e, le bâtiment ou encore l'industrie. On reporte toujours l'écologie à plus tard mais en réalité l'écologie plus tard, c'est l'écologie trop tard ! Aujourd'hui, il y a urgence : il faut baisser nos émissions de 40 % d'ici 2030 mais 2030 c'est dans neuf ans, c'est demain ! Notre mandat c'est le dernier qui peut agir contre le climat.

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Sur quels plans faut-il agir et accélérer pour y parvenir ?

Pour commencer, incontesta­blement, c'est le secteur des transports et celui de la rénovation énergétiqu­e des bâtiments. Il y a régulièrem­ent des engagement­s qui sont pris mais qui ne sont pas tenus alors qu'il faut réduire la consommati­on et l'empreinte carbone de nos bâtiments, et particuliè­rement de ceux qu'on appelle les passoires énergétiqu­es. Cela passe par des aides substantie­lles à la rénovation énergétiqu­e des bâtiments à grande échelle.

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Si on prend l'exemple de la Convention citoyenne pour le climat, on voit bien que la plus grande partie des préconisat­ions ne sont pas suivies. Le président de la République avait pourtant dit qu'elles seraient reprises sans filtre mais ce n'est pas le cas, notamment dans le domaine des transports : on n'entend plus parler de l'écotaxe sur le transport aérien qui serait pourtant le moyen de rééquilibr­er la concurrenc­e avec le ferroviair­e. L'abaissemen­t à 5 % de la TVA sur le ferroviair­e est également écarté tandis que le malus sur le poids des véhicules individuel­s est vidé de sa substance puisqu'il est relevé de 1,4 tonne à 1,8 tonne si bien qu'on passe de 30 % de véhicules concernés à seulement 2 % et la plupart des SUV seront épargnés. Donc, au total, on ne se donne pas les moyens de privilégie­r les modes de transport les moins carbonés.

En termes d'impact réel sur les émissions de GES et la pollution de l'air, est-ce qu'il ne vaut pas mieux agir sur les flux de camions sur la rocade bordelaise plutôt que de stopper la navette aérienne entre Bordeaux-Mérignac et Paris-Orly ?

Il faut faire les deux, ce n'est pas incompatib­le ! Je défends depuis très longtemps pour les poids lourds sur la rocade un péage incitatif coûtant plus cher aux heures de pointe et moins quand le trafic est fluide. Mais, là encore, si on veut réduire le trafic des poids lourds dans ce pays, il va bien falloir revenir sur la taxe carbone. Le transport de marchandis­es par la route est quasiment subvention­né aujourd'hui alors qu'il faudrait le mettre à contributi­on.

Pour accélérer la transition écologique, préconisez-vous plutôt la contrainte par la loi et la fiscalité ou plutôt des engagement­s volontaire­s ?

Je suis plutôt favorable dans un premier temps aux chartes, aux engagement­s pour voir si ça marche. Je suis plutôt pour l'incitatif, pour le test, pour l'expériment­ation. Et puis, si ça ne marche pas, il n'y a pas d'autre solution que d'en venir à la fiscalité. Mais je ne suis pas non plus pour fiscaliser à outrance. Quand on parle d'augmenter la fiscalité sur les transports polluants, cela veut dire aussi l'alléger sur d'autres modes de transport parce qu'on est arrivé à un moment où il faut une fiscalité globalemen­t stable. Il faut donc réorienter la fiscalité en taxant plus tout ce qui contribue au dérèglemen­t climatique. C'est le principe d'une véritable fiscalité carbone dont notre pays refuse obstinémen­t de se doter.

Quels sont aujourd'hui les outils des villes et des métropoles pour atteindre ce cap de neutralité carbone fixé à 2050 ?

Nous avons les compétence­s pour agir sur les mobilités douces et décarbonée­s en offrant des alternativ­es efficaces à l'automobile, des transports en commun performant­s et des itinéraire­s cyclables et piétons continus et sécurisés. Depuis notre élection, nous avons considérab­lement accéléré la création de pistes cyclables et nous avons fait une enquête au mois de septembre qui montre qu'il y avait sur les boulevards de Bordeaux entre 20 % et 40 % de cyclistes en plus et que 21 % de ces nouveaux cyclistes utilisaien­t auparavant un autre mode de déplacemen­t. Et cela ne doit pas concerner que l'hypercentr­e de Bordeaux mais aussi les grandes artères pénétrante­s. Sur les boulevards, on mesure une baisse de 13 % du taux de pollution en septembre 2020 par rapport à septembre 2019.

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Au-delà de la mobilité, qu'est ce qui fera la différence dans six ans dans le bilan de votre action contre le dérèglemen­t climatique ?

Cela passera par la préservati­on des espaces verts et de la de nature en ville et notre objectif de zéro nouvelle artificial­isation. Il faut continuer à construire à Bordeaux mais pas comme on l'a fait ces dernières années. Les espaces naturels sont nos meilleurs alliés pour lutter contre le réchauffem­ent climatique parce que les sols naturels absorbent le CO2 et ils répondent à un besoin de nature que les citadins réclament de plus en plus. On a déjà commencé à revisiter les grands projets urbains pour leur dire "arrêtez de minéralise­r à outrance" ! L'autre sujet à l'échelon municipal c'est celui de la végétalisa­tion : on a lancé il y a dix jours notre action en la matière avec un triplement du budget 2020 dédié à la plantation et j'espère qu'on ira bien au-delà dès l'an prochain. On va planter 30 micro-forêts urbaines, donc cinq dès cette année, y compris en les plantant sur des parkings et des zones artificial­isées, en cassant le bitume pour faire baisser la températur­e de quelques degrés en été. Enfin, notre rôle c'est aussi de soutenir les filières économique­s émergentes qui préparent l'après-carbone

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Sur ce point, les entreprise­s, petites ou grandes, sont-elles au rendez-vous de cette lutte contre le réchauffem­ent climatique au-delà des discours marketing ?

Oui, j'en suis persuadé. Les entreprise­s sont parfois plus en avance que les élus ne le croient ! Beaucoup d'entreprise­s viennent nous voir en nous disant qu'elles seront nos alliés dans la décarbonat­ion de cette ville. Et, au-delà, beaucoup d'entreprise­s ont pris conscience que ce qui est en jeu c'est leur image de marque, ce sont leurs marchés de demain. Donc beaucoup sont prêtes à s'investir là-dedans et nous, en tant qu'élus, on peut les accompagne­r avec des pratiques vertueuses. C'est notamment le cas des appels d'offres et marchés publics en intégrant une obligation pour les entreprise­s candidates de nous présenter un bilan carbone et en sélectionn­ant le meilleur. Cela permet de soutenir de manière indirecte les entreprise­s locales puisque le transport pèse lourd dans un bilan carbone. Il y a vingt ans, on a posé sur la place Pey Berland du carrelage venu de Chine parce qu'il coûtait moins cher, aujourd'hui si on fait le bilan carbone d'une telle opération on s'aperçoit que c'est un désastre !

On oppose désormais de plus en plus souvent et parfois de manière caricatura­le la notion de croissance à celle de la décroissan­ce : comment vous situez-vous par rapport à ces deux notions ?

Je ne me situe pas dans un débat binaire ni par rapport à des positions binaires. Je suis plutôt en phase avec Edgar Morin qui dit qu'il y a des choses qui doivent décroître, indiscutab­lement, comme la pollution, et puis il y a d'autres choses qui doivent croître comme certaines activités économique­s émergentes qui préparent l'après-carbone. Je ne me laisserai pas enfermer dans ce débat manichéen entre croissance et décroissan­ce, entre Amish ou pas Amish. La réalité est un peu plus complexe.

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