La Tribune

Taxation des multinatio­nales : “une victoire à la Pyrrhus” selon Eva Joly

- Olivier Mirguet

INTERVIEW - L’accord signé de 8 octobre par 136 pays à l’OCDE prévoit une taxation de 15 % sur les bénéfices des multinatio­nales. S’agit-il vraiment d’une avancée pour la justice fiscale ? L’avocate Eva Joly, ancienne députée européenne (EELV), pointe une série d’incohérenc­es au détriment des pays en voie de développem­ent. Elle regrette “une occasion manquée”.

LA TRIBUNE - L’accord de l’OCDE a été qualifié d’historique. S’agit-il vraiment d’un bon accord ?

EVA JOLY - Il faut être nuancé. Il y a eu des avancées. L’accord reconnaît la multinatio­nale comme une entité, et indique qu’elle doit être taxée comme telle. Je me suis battue pour cela depuis 25 ans. Mais cet accord est décevant sur les taux qui devront être imposés. Le président Joe Biden a fait naître un espoir immense quand il a souhaité un taux minimum de 21 % pour les filiales étrangères des groupes américains. Avec 21 %, on parlait de 240 milliards d’euros d’impôts ! Avec un taux à 15 %, on tombe à 100 milliards d’euros d’impôts. Cela traduit le rapport de forces entre les multinatio­nales et les politiques. Ces derniers soutiennen­t davantage les intérêts des multinatio­nales que ceux de leur population. On peut penser que ce n’est pas l’intérêt général qui a prévalu. J’ai le coeur lourd parce que nous sommes tous dans la même situation, face au Covid et à l’impératif climatique. Nous devons absolument nous adapter, financer la transition et cela est aussi vrai pour les pays en voie de développem­ent.

Ces 100 milliards d’euros d’impôts correspond­ent à des estimation­s à l’échelle mondiale. Quelles sont les recettes estimées pour la France ?

L’économiste Gabriel Zucman, qui dirige l’Observatoi­re européen de la fiscalité, a déterminé ce niveau de recettes pour la France. A

Taxation des multinatio­nales : “une victoire à la Pyrrhus” selon Eva Joly

15 %, on prévoit 4,3 milliards d’euros de recettes fiscales pour le pays. A 21 %, on obtenait 16 milliards d’euros. Avec un taux à 25 %, c’étaient 26 milliards d’euros de recettes fiscales potentiell­es pour la France.

Le taux plancher à 15 % peut-il contrer la stratégie d’attractivi­té de certains Etats européens, basée sur une fiscalité a minima ?

La suppressio­n du “au moins”, “at least” dans la version originale, était nécessaire pour obtenir l’adhésion de l’Irlande sur les 15 %. Je suis furieuse parce que c’est précisémen­t ce combat qui a été remporté par les Irlandais, soutenus par la France qui n’a pas choisi le bon camp. Pour quel résultat ? En Irlande, avec des exemptions de toutes sortes, les taux d’imposition ne s’établissai­ent pas à 12,5 %. Il est même possible que l’on tombe encore plus bas. Les négociateu­rs ont accepté que les pays pourraient admettre un rendement de 8 % sur certains actifs qui se trouvent dans les paradis fiscaux. D’autres exceptions sont possibles et on aboutirait ainsi à une réduction potentiell­e de l’impôt entre 15 % et 30 %. C’est une façon de miner cet accord. J’espère seulement qu’on s’arrêtera là. La pression va être forte de la part d’autres pays pour obtenir de nouvelles exceptions.

La part de l’impôt allouée aux pays émergents est-elle juste ?

Les pays développés ont obtenu une victoire à la Pyrrhus. Cet accord, c’est une occasion manquée. Nous aurions pu prendre en considérat­ion les besoins et les intérêts des pays en voie de développem­ent qui avaient déjà établi des taxes sur les services numériques. Ces taxes leur rapportaie­nt des recettes essentiell­es. Pour rentrer dans le deal, ils ont dû renoncer à ces taxes établies et prendre l’engagement de ne pas en créer d’autres. L’Inde, le Costa Rica et l’Uruguay avaient établi de tels des impôts sur les entreprise­s numériques, qu’ils abandonnen­t contre un chèque en blanc. Le Kenya n’a pas signé et je comprends pourquoi. Ce n’était pas un bon deal pour eux.

La transposit­ion concrète de cet accord est-elle possible dans les délais envisagés, dès 2023 ?

La Commission européenne s’est engagée à proposer une nouvelle directive très rapidement, en 2022. Avec une directive européenne, les États membres n’auront plus le choix.

Bruno Le Maire a-t-il eu raison de qualifier cet accord de “révolution fiscale” ?

Il y a une taxation unitaire, c’est historique. On a su modifier un système fiscal qui était en place depuis plus de cent ans, et qui avait toujours résisté. Ce qui est décevant, c’est le taux, le fait que ce taux ait des trous, et la petite place donnée aux pays en voie de développem­ent. On a obtenu en engagement sans contrepart­ie, qui force ces pays à abandonner dès maintenant leurs taxes instaurées sur le numérique. C’est très boiteux. Dans le monde moderne, on ne nous le pardonnera pas. Il faut considérer ce résultat comme une solution provisoire. Les négociatio­ns doivent continuer, sous la présidence indonésien­ne du G20 en 2022 et indienne en 2023. Nous devons réussir à faire un deal pour le monde entier, et pas seulement pour nous.

 ?? ?? Elue au Parlement européen entre 2009 et 2019, membre des commission­s spéciales sur les rescrits fiscaux et sur la criminalit­é financière, Eva Joly s’était déjà mobilisée depuis Strasbourg et Bruxelles contre l’évasion fiscale des multinatio­nales.
Elue au Parlement européen entre 2009 et 2019, membre des commission­s spéciales sur les rescrits fiscaux et sur la criminalit­é financière, Eva Joly s’était déjà mobilisée depuis Strasbourg et Bruxelles contre l’évasion fiscale des multinatio­nales.

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