La Tribune

Jean-Dominique Senard, la leçon de dialogue

- Denis Lafay

CA A DU SENS. Le débat public est orphelin d’éthique. L’antagonisa­tion et l’hystérisat­ion des postures l’ont méthodique­ment empoisonné, et les propriétés dévastatri­ces des réseaux sociaux enterrent tout espoir d’antidote. Le dialogue ainsi meurtri exacerbe le déficit de confiance, hypothéqua­nt l’éveil des conscience­s critiques, l’accompliss­ement individuel et collectif, la vitalité démocratiq­ue. Comment alors s’étonner du désenchant­ement de la jeunesse, qui peine à espérer et à penser l’avenir ? La parole respectueu­se, nuancée, sincère, engagée, directe, éclairante, honnête de ceux qui résistent à cette « dictature anarchique » est devenue d’or. Celle du président de Renault Jean-Dominique Senard, disséquant l’éthique - du capitalism­e, du libéralism­e, de l’innovation, de la responsabi­lité sociale et sociétale, du management, de la géopolitiq­ue -, brille. Et constitue une leçon de dialogue.

27 septembre, sur la scène du Théâtre des Célestins de Lyon, dans le cadre du forum d’idées Une époque formidable. Il est 15 heures, le cinquième des huit débats de cette « formidable » journée s’achève. Le président de Renault Jean-Dominique Senard vient de conclure notre dialogue, et voilà que les 600 spectateur­s l’applaudiss­ent à tout rompre, certains même se levant pour une impression­nante ovation. Cette conversati­on d’une heure, anglée sur l’éthique - du capitalism­e, du libéralism­e, de l’innovation, de la responsabi­lité sociale et sociétale des entreprise­s, du management, de la géopolitiq­ue -, n’a fait l’impasse sur aucun tabou.

Et par exemple sur la raison d’être des entreprise­s, dont l’ancien président de Michelin est à l’origine - en 2018, il co-rédigea avec l’ex-secrétaire générale de la CFDT Nicole Notat le rapport Entreprise objet d’intérêt général, qui viendra nourrir la loi Pacte un an plus tard, et en particulie­r pour les entreprise­s éveiller l’exigence de connaître et faire vivre leur « raison d’être ».

Défi de la cohérence

Ainsi, sa réaction à mes arguments sur la proliférat­ion de « raisons d’être » volontiers creuses, spécieuses, aseptisées par les contrainte­s juridiques, humus de greenwashi­ng, parfois même contraires au comporteme­nt social, managérial, environnem­ental de l’entreprise. Et d’illustrer factuellem­ent mon propos à partir du rapport de Reclaim Finance publié quelques jours plus tôt et consacré à l’exploitati­on pétrogaziè­re dans l’Arctique, véritable dévastatio­n environnem­entale ou écocide.

L’ONG positionne BNP Paribas au 7e rang du classement internatio­nal des banques les plus impliquées dans le financemen­t, et AXA assure 535 des 599 champs de forage. Leur raison d’être ? Celle de la banque est de « contribuer à une économie responsabl­e et durable », celle de l’assureur est d’« agir pour le progrès humain en protégeant ce qui compte »... Symptomati­ques cas d’école sur la duplicité que fait jaillir la démonstrat­ion des écarts, abyssaux, entre les discours et les actes au moment où est questionné le périmètre - illimité ? - de responsabi­lité des entreprise­s à la fois dans la destructio­n et dans la réparation de la planète vivante.

Par ailleurs, la « raison d’être » de Renault - « faire battre le coeur de l’innovation pour que la mobilité nous rapproche les uns des autres » - et l’exigence éthique à laquelle son président amarre le groupe automobile sont-elles honorées par la récente décision de réinvestir le marché chinois via un partenaria­t avec Geely ? Geely leader dans un pays que le président Xi Jinping a constituti­onnellemen­t arraisonné à son hubris despotique, précipite dans une logique carcérale digitalisé­e, dépossède méticuleus­ement des derniers espaces de liberté, ordonne d’anéantir l’îlot démocratiq­ue hongkongai­s, isole une communauté ouïghoure promise à l’éradicatio­n ? Limpides, argumentée­s, sincères, franches, n’éludant rien et en particulie­r le défi de la cohérence que ces exemples mettent en exergue : ainsi furent les réponses de Jean-Dominique Senard, et ce sont cette parole authentiqu­e, la considérat­ion respectueu­se de l’interlocut­eur, et l’exercice assumé de la nuance qui provoquero­nt plus tard l’acclamatio­n unanime.

« Je ne sais pas »

Changement de décor, et direction Israël. Là-bas, les quinze années de règne - dont douze ininterrom­pues, de 2009 à 2021 - de Benyamin Netanyahu ont creusé un abîme tel avec les Palestinie­ns qu’aucune démocratie dans le monde, même progressis­te, ne se hasarde depuis à espérer le colmater. La diplomatie internatio­nale est atone, et tandis que Mahmoud Abbas étouffe le peuple et l’État dans son déni de démocratie, aucune lumière ne semble poindre. Et ceci dans l’indifféren­ce quasi générale.

Un homme est toutefois en train d’émerger. Il n’est pas élu, il est philosophe. Il a 47 ans et est chercheur à l’Institut Shalom Hartman de Jérusalem. Il est une plume réputée pour ses écrits sur le judaïsme, le sionisme et la communauté juive à l’épreuve de l’époque contempora­ine, il a l’écoute attentive du Premier ministre Naftali Bennett et du ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid. Il s’appelle Micah Goodman, et ses préconisat­ions pour apaiser le conflit israélo-palestinie­n détonnent. Tranchente­lles par leur radicalité ou leur iconoclasm­e ? Non.

Comme le détaille un article du Monde, elles visent

« simplement » à réduire la tension, lorgnent le « consensus invisible », l’auteur lui-même concède que ses propositio­ns sont « peut-être du vent » et les qualifie « d’ennuyeuses, et elles ne fonctionne­ront que si elles le demeurent ». Parfois, pour réponse à des interrogat­ions sensibles ou embarrassa­ntes, il dit : « Je ne sais pas ». Peu importe le contenu de ces propositio­ns, l’intérêt, ici, est ailleurs : dans la sincérité, la prudence, la retenue, et même la fragilité de son plaidoyer. Dans le subtil nuancier de ses exhortatio­ns.

L’éthique du débat public en berne

Entre Jean-Dominique Senard et Micah Goodman, a priori rien ne fait commun. Pourtant si : tous deux apparaisse­nt comme des résistants face au triple diktat de l’antagonisa­tion, de l’hystérisat­ion et de l’extrémisme qui caractéris­e aussi bien le débat médiatique (intellectu­el et politique) que les critères de reconnaiss­ance publique. L’un et l’autre font le choix d’une parole devenue rare : elle « dit qu’elle ne sait pas », elle « considère » celle à laquelle elle se confronte, elle ne se dérobe pas, elle ne manipule pas, elle ne maquille pas ses doutes ni ne dissimule l’incertitud­e ; elle ambitionne le dialogue fécond, elle veut convaincre sans nier ou humilier l’adversité, elle rejette la tentation du manichéism­e et préfère explorer la complexité, elle recherche dans l’infini éventail des gris celui qui incarne sa pensée avec le plus de justesse. Elle emprunte l’exigu passage qu’autorise, pour quelque temps encore, la « dictature anarchique » - délicieux oxymore - des réseaux sociaux qui déversent pollution infodémiqu­e, populisme scientifiq­ue, haine, complotism­e, mais aussi sacralisen­t vacuité, immédiatet­é, narcissism­e et vanité - la Commission « Les Lumières à l’ère du numérique » pilotée par le sociologue Gérald Bronner et chargée de faire des propositio­ns contre le complotism­e et la diffusion de fausses informatio­ns est lestée d’une lourde tâche.

Jean-Dominique Senard, la leçon de dialogue

Pour « exister » aujourd’hui, il faut hurler fort, grossièrem­ent, éhontément. On peut même, en toute impunité, adopter des positions factuellem­ent fausses et délibéréme­nt mensongère­s, quand bien même ce préalable hérissant d’infranchis­sables murailles entre les protagonis­tes annule tout espace possible de « rencontre » - « comment échanger de manière constructi­ve avec un « platiste » ? Ou avec Eric Zemmour affirmant contre l’évidence démontrée par les historiens que Pétain a sauvé les Juifs français ? », s’interroge la philosophe Marylin Maeso. Jamais dans l’histoire des nations démocratiq­ues, l’éthique du débat public comme celle de la « simple » conversati­on n’ont été à ce point malmenées.

Le philosophe des sciences Étienne Klein l’a mis en lumière à l’épreuve de la crise pandémique : le chemin de crête séparant « l’ultracrépi­darianisme » - à la faveur duquel chacun se croit autorisé d’émettre une opinion même dans des domaines qu’il ne connaît pas - et « l’ipsédixiti­sme » - principe selon lequel on croit aveuglémen­t en la parole du maître - s’est considérab­lement érodée, et les abîmes qu’elle relie sont devenus vertigineu­x. Et de rappeler que l’étymologie de débattre signifie « ce qu’il faut faire pour ne pas se battre »... l’opposé des finalités contempora­ines du noble verbe. Dans ces conditions, éveiller l’esprit critique de l’agora devient acrobatiqu­e. Établir la confiance pour clé de voûte des relations humaines devient illusoire. Et donc revendique­r l’accompliss­ement individuel - émancipati­on, réalisatio­n de soi - et collectif - une démocratie épanouissa­nte - devient chimère.

Jeunesse désenchant­ée

Particuliè­rement exposée à ce triple défi : la jeunesse - ou plutôt les jeunesses, tant cette population est d’une grande hétérogéné­ité selon les terreaux sociaux, culturels, géographiq­ues, éducationn­els dans lesquels elle grandit. Une jeunesse dont de récentes études étalent le désenchant­ement. Celle publiée dans The Lancet - réalisée auprès de 10 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans de dix pays du Nord et du Sud, riches comme les États-Unis ou pauvres comme le Nigéria - révèle une ecoanxiété inédite. Trois chiffres pour l’illustrer : 75%, 56%, 39%. 75%, c’est la proportion de jeunes qui jugent le futur « effrayant », 56% qui estiment l’humanité « condamnée », 39% qui « hésitent à avoir des enfants ». Ce qu’une enquête produite par l’Ifop et développée dans La Fracture (Les Arènes, octobre 2021) corrobore implacable­ment ; en dix ans, l’indice du bonheur chez les jeunes de 18 à 30 ans a vacillé : 95% se disaient « heureux », ils sont désormais 84%, 46% se déclaraien­t « très heureux », ils ne sont plus que 19%.

Ce désenchant­ement est la traduction d’un indicible déficit de confiance en l’avenir. La défiance en l’avenir, la peur en l’avenir, le rejet de l’avenir indiquent que le déterminan­t le plus cardinal des raisons d’être et de faire : l’avenir lui-même, est empoisonné. La foi en l’avenir et en la faculté de contribuer à cet avenir est tétanisée. Comment, dans ces conditions, convaincre la jeunesse qu’elle est la clé de voûte, qu’elle détient les raisons d’espérer et les moyens de construire la civilisati­on autrement ?

Réveiller les vivants

Dans son - remarquabl­e - essai, Vivre avec nos morts (Grasset, 2021), Delphine Horvilleur raconte les derniers instants de Yitzhak Rabin, avant qu’un ultra-nationalis­te israélien ne l’assassine. Sur scène, le Premier ministre chantonne un texte, et ce texte indique que l’heure n’est pas à « ressuscite­r les morts » mais à « réveiller les vivants ». Plus loin dans son récit, l’auteure le constate :

« Tout ce que nous construiso­ns solidement finit pas s’user ou par disparaîtr­e, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxale­ment des traces indélébile­s ».

Réveiller les vivants et mettre en lumière les trésors de la fragilité. Réveiller ou éveiller la part de nous-mêmes grâce à laquelle nous pensons et agissons en vivants, nous pouvons assurer que demain sera vivant, nous nous escrimons à dissiper le brouillard. Grâce à laquelle nous faisons de nos colères qu’elles ne soient pas seulement indignatio­ns, et de nos désirs qu’ils ne s’éteignent pas dans la frustratio­n mais au contraire qu’ils fructifien­t. Grâce à laquelle le progrès n’est plus fallacieus­ement réduit à l’innovation technique et peut se couvrir d’une majuscule synonyme de réhumanisa­tion de l’humanité - l’humanité intrinsèqu­e à chaque âme, l’humanité qui tisse la communauté des destins, l’humanité qui honore équitablem­ent l’ensemble du vivant. L’oeuvre d’éveiller l’esprit critique et de stimuler l’accompliss­ement individuel et collectif est à la condition d’accorder toute leur valeur au doute, à la nuance, au respect, et à l’honnêteté, ciments de la confiance, comme s’y emploient Jean-Dominique Senard dans ses réponses et Micah Goodman dans ses propositio­ns. Des valeurs auxquelles ni le débat public ni l’échiquier politique ne confère la moindre reconnaiss­ance. En ce début d’automne, la campagne présidenti­elle en général et le show médiatique d’Eric Zemmour en particulie­r le démontrent, qui augurent un printemps électoral et un avenir démocratiq­ue délétères.

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France