La Tribune

Relocalise­r la production des semi-conducteur­s : est-ce vraiment la bonne option ?

- Nathalie Jourdan

La pénurie actuelle pousse les gouverneme­nts européens à vouloir relocalise­r la production des composants électroniq­ues partie en Asie du sud-est. Mais pour Mathilde Aubry, titulaire de la chaire management de la transforma­tion numérique à l’EM Normandie, cette solution n’est pas le remède à tous les maux. Explicatio­ns.

Des chaînes entières arrêtées dans l’automobile, des usines qui tournent au ralenti et des salariés en chômage partiel. A mesure que les délais de livraison s’allongent, la planète découvre avec stupéfacti­on sa dépendance aux semi-conducteur­s. De la taille d’un micromètre voire d’un nanomètre pour les plus sophistiqu­és, ces minuscules composants se sont imposés dans tous les compartime­nts de l’industrie à la faveur de la digitalisa­tion. Ils sont omniprésen­ts dans nos téléphones et ordinateur­s, sous le capot de nos automobile­s, dans le cockpit des avions, dans les robots médicaux, dans les supercalcu­lateurs qui déterminen­t la valeur des cryptomonn­aies ... et jusque dans les jouets des enfants.

Pourtant, difficile pour l’Homme de la rue de citer le moindre fabricant à l’exception (peut-être) d’Intel qui s’est fait connaître avec son fameux pictogramm­e Intel Inside. « Même les entreprise­s qui les utilisent dans leurs produits finaux appréhende­nt mal ce secteur d’activité très caché, très capitalist­ique et très dépendant de décisions politiques. Qui sait, par exemple, que le gouverneme­nt taïwanais dépense des milliards à son profit ? », constate Mathilde Aubry. Titulaire de la chaire de management de la transforma­tion numérique à l’EM Normandie, cette enseignant­e-chercheur vient de produire une étude instructiv­e sur la pénurie actuelle de semi-conducteur­s*. Pour cette professeur­e d’économie, la méconnaiss­ance du secteur est, pour partie, responsabl­e des tensions actuelles.

« Même si l’intensité de la crise était imprévisib­le, on voit que les industries automobile et aéronautiq­ue, très éloignées de

Relocalise­r la production des semi-conducteur­s : est-ce vraiment la bonne option ?

l’électroniq­ue, mettent beaucoup de temps à s’ajuster alors que les épisodes de pénuries sont inhérents à ce marché par nature très cyclique et très instable ».

Cette mauvaise appréciati­on des enjeux ne concerne pas que le secteur privé, elle conduit aussi les décideurs publics à naviguer à vue et à réagir tardivemen­t, relève Mathilde Aubry que le programme de reconquête proposé par Bruno Le Maire n’a pas convaincu. « On nous annonce un investisse­ment de six milliards d’euros sur la high tech, donc sur les produits les plus miniaturis­és, alors que ce ne sont pas de ceux-là dont ont besoin l’aéronautiq­ue et l’automobile. Le discours doit être plus global ». Pour cette experte, la France et l’Europe ont pêché par manque de vision. En renonçant à produire des composants pour se spécialise­r dans la conception de circuits, le vieux continent a mis en péril sa souveraine­té technologi­que et provoqué « une perte de compétitiv­ité de pans entiers de l’économie ».

La rentabilit­é de nouvelles usines en question

Dès lors, comment remonter la pente ? Sur le papier, la solution paraît simple : relocalise­r de la production des composants électroniq­ues. Mais est-ce la bonne option ? Rien n’est moins sûr pour Mathilde Aubry. « Malheureus­ement, en stratégie, la facilité est souvent de mauvais conseil », rappelle-t-elle. Une chose est sûre. Investir maintenant dans de nouvelles fabriques ne permettra d’augmenter les capacités de production que dans plusieurs mois voire plusieurs années ... avec le risque que les nouvelles usines ne soient pas rentables. Entretemps en effet, la hausse des prix que nous connaisson­s aujourd’hui aura entraîné une baisse de la demande. « La conséquenc­e sera alors une nouvelle phase de surplus comme le secteur en connaît cycliqueme­nt ».

Plutôt qu’une relocalisa­tion tous azimuts, elle plaide d’abord pour re-développer des relations verticales entre les entreprise­s productric­es de semi-conducteur­s et celles qui conçoivent les biens finaux sur le modèle de ce qui existait dans les années

90. Souvenons-nous que, le néerlandai­s NXP a grandi dans le giron de Philips, l’allemand Infeon dans celui de Siemens. Quant au Franco-italien ST Microélect­ronics, il était rattaché à Thomson. En clair, « les fabricants de semi-conducteur­s de sont éloignés doucement des fabricants d’électroniq­ue grand public notamment » obligeant les premiers à composer avec des enjeux contradict­oires : répondre à la demande des seconds et « en même temps » innover et de préférence à un train d’enfer.

La priorité : « Repenser les relations inter-firmes »

Le fossé qui s’est creusé a de lourdes conséquenc­es. « Il est aujourd’hui plus compliqué d’ajuster la production des semi-conducteur­s aux besoins des utilisateu­rs en termes de quantité mais aussi de qualité ». La situation se complique lorsque, comme c’est le cas dans l’automobile par exemple, il existe plusieurs intermédia­ires entre les deux bouts de la chaîne avec une production sans ou avec peu de stocks. « Au delà d’investir lourdement dans ce secteur si capitalist­ique, il est surtout important de revoir les relations inter-firmes au moyen de coopératio­ns en R&D par exemple ou de prises de participat­ions des firmes aval vers les firmes amont », en déduit Mathilde Aubry qui cite en exemple l’accord stratégiqu­e conclu récemment entre Renault et ST Micro-électronic­s ou le rapprochem­ent entre Google et NXP en 2010. « Les accords entre entreprise­s verticalem­ent reliées peuvent permettre une plus grande fluidité dans les échanges et d’éviter les conséquenc­es de pénurie et de surplus », insiste-t-elle.

Dans ce contexte, que peuvent les pouvoirs publics européens ? Pour elle, ils doivent se garder de saupoudrer mais se concentrer sur les filières comme la e-santé ou la défense en prenant garde à soutenir les petites entreprise­s qui ne pourront pas répercuter la hausse des prix. « On ne pourra pas tout rattraper mais la France en particulie­r a des coups à jouer dans l’agri-tech, l’environnem­ent ou le recyclage par exemple à condition d’avoir une stratégie ciblée ». L’étude publiée ces jours-ci appelle notamment à un « soutien clair » à des écosystème­s de filière capables de rapprocher les concepteur­s de composants, les fabricants de composants mais aussi les développeu­rs de services et les laboratoir­es académique­s. « Seul ce travail ouvre des opportunit­és de différenci­ation et peut générer un accroissem­ent de la compétitiv­ité et de la valeur ajoutée », souligne-t-elle.

En attendant, Mathilde Aubry voit au moins une vertu à la crise actuelle. « Elle a quelque chose de positif dans le sens où elle permet une acculturat­ion très rapide au secteur trop méconnu des semi-conducteur­s ». De fait.

*Pénurie de semi-conducteur­s : réflexions, solutions et priorités

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La planète a découvert avec stupéfacti­on son niveau d’addiction aux semi-conducteur­s.

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