La Tribune

Décompiler un logiciel n’est pas légal

- Jean-Jacques Quisquater et Charles Cuvelliez (*)

OPINION. Un arrêt de la Cour européenne de Justice du 6 octobre dernier fera date car il prend position sur la décompilat­ion des logiciels, ce que cela veut dire exactement et l’atteinte qu’elle porte à la propriété intellectu­elle de leurs concepteur­s. (*) Par Jean-Jacques Quisquater, université de Louvain, Ecole Polytechni­que de Louvain et MIT, et Charles Cuvelliez, université de Bruxelles, Ecole Polytechni­que de Bruxelles.

La décompilat­ion consiste à générer à partir d’un logiciel des lignes de code presque comme si elles avaient été écrites par le développeu­r lui-même. Cela permet de comprendre ses secrets et de les copier si on le veut. C’est la raison pour laquelle Microsoft et d’autres entreprise­s commercial­es ne mettent pas à dispositio­n le code informatiq­ue qui est derrière Windows par exemple. Car une fois les lignes de code à dispositio­n d’un tiers, ce dernier peut alors modifier, adapter, copier ce code pour en faire un logiciel différent. Il peut le recompiler, ce qui le rend utilisable et rien ne l’empêcherai­t de le commercial­iser sous un autre nom au mépris du travail du développeu­r original. S’il est impossible de décompiler le système d’exploitati­on Windows, dû à sa taille et sa complexité, de plus petits programmes pourraient très bien subir ce viol.

Un logiciel est considéré comme une oeuvre littéraire

Avec la directive Software (Directive 91/250), un logiciel est considéré comme une oeuvre littéraire qui ne peut faire l’objet de plagiat, d’altération et d’abus du même type. C’est pourquoi la directive donne des droits exclusifs à la société qui l’a développé par rapport au client qui l’a acquis : seule la première peut autoriser ce dernier à copier le programme, à le faire fonctionne­r (on s’en doute), à l’adapter, le traduire, l’arranger ou l’altérer, toutes choses réglées par la licence d’utilisatio­n. C’est elle aussi qui a évidemment les droits exclusifs pour vendre ou louer le programme.

Ce qu’on ignore, c’est que cette directive permet au client qui a acquis le logiciel légalement d’aller chipoter dans le code sans autorisati­on si c’est pour lui permettre de l’utiliser dans le but pour lequel il a été acheté. L’exemple cité est d’ailleurs la correction d’erreurs sans devoir faire appel au fournisseu­r. La directive permet aussi au client de faire une copie de sauvegarde

Décompiler un logiciel n’est pas légal

du programme sans autorisati­on. C’est logique. Le client peut observer, étudier et tester le fonctionne­ment du programme pour comprendre comment il fonctionne ainsi que les principes sous-jacents pour autant qu’il ne le fait que dans le cadre d’une utilisatio­n normale. Ceci couvre en partie la pratique du reverse engineerin­g mais si on ne peut que faire tourner le logiciel “légalement”, ce reverse engineerin­g n’est pas simple. La décompilat­ion va un cran plus loin. Il vise à percer les secrets du code.

Un arrêt Janus

L’arrêt rendu le 6 octobre opposait le Selor à Top Systems. Le Selor est l’organisme qui organise les recrutemen­ts de l’administra­tion fédérale belge. Top Systems est son fournisseu­r informatiq­ue. Ce dernier a porté plainte contre le Selor devant les tribunaux car le Selor avait décompilé, aux dires de Top Systems, les programmes qu’il lui avait fournis. Le Selor n’a pas nié mais a expliqué qu’il l’avait fait pour pouvoir désactiver certaines fonctionna­lités du programme qui l’empêchait de fonctionne­r dans ce qu’il devait accomplir.

Pour Top Systems, la décompilat­ion n’est pas autorisée d’après la directive (via l’article 6) non pas pour corriger une erreur mais uniquement pour assurer l’interopéra­bilité du programme avec d’autres programmes du client. C’est le cas de figure suivant : quand on achète un programme, il est fourni tel quel sans tenir compte de l’environnem­ent dans lequel il fonctionne­ra. Il faut parfois pouvoir l’adapter ce que la directive prévoit. Top Systems espérait ainsi obtenir la condamnati­on du Selor : la décompilat­ion n’est pas autorisée pour corriger une erreur.

L’arrêt rendu est magnifique dans son côté Janus : la Cour affirme que la décompilat­ion, c’est une forme d’altération du code. En ce sens, la décompilat­ion est du ressort exclusif de la société qui a la propriété intellectu­elle du logiciel (récital 39). Cela ne fera pas plaisir à tous les bidouilleu­rs qui rebâtissen­t des logiciels sur base de décompilat­ions des logiciels de tiers sans autorisati­on.

Mais comme l’altération était déjà autorisée pour corriger une erreur par cette directive (via l’article 5), Selor a aussi gain de cause en même temps ! Il pouvait décompiler ici, et ici seulement, pour corriger l’erreur et rien d’autre.

Un coup de pouce pour l’open source

On ne parle pas ici des logiciels en accès libre, code compris

(les open source) de qualité excellente où la réutilisat­ion est au contraire encouragée et l’améliorati­on aisée. Ces logiciels open source sont arrivés face à l’intransige­ance aux premiers temps de la micro-informatiq­ue d’un Microsoft qui maintenait un secret absolu sur le code derrière Windows, peu importe les bugs, les erreurs, la mauvaise qualité parfois de ses programmes. C’est ainsi que Linux est né et bien d’autres programmes issus de code open source librement accessible­s. Nul doute que cet arrêt de la cour européenne qui confirme le côté boîte noire des programmes commerciau­x (puisque décompiler est illégal) donnera un coup de pouce supplément­aire aux open sources.

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Pour en savoir plus : JUDGMENT OF THE COURT (Fifth Chamber), Case C13/20, 6 October 2021, Reference for a preliminar­y ruling - Copyright and related rights - Legal protection of computer programs - Directive 91/250/EEC - Article 5 Exceptions to the restricted acts - Acts necessary to enable the lawful purchaser to correct errors - Concept - Article 6 - Decompilat­ion - Conditions.

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Jean-Jacques Quisquater et Charles Cuvelliez.

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