La Tribune

En France, la transition alimentair­e peine à se financer

- Giulietta Gamberini @GiuGamberi­ni

Alors que les projets se multiplien­t sur le terrain, les montants consacrés à la transition alimentair­e restent anecdotiqu­es par rapport à l’ensemble des financemen­ts perçus par le secteur. Du modèle économique aux manques de données structurée­s, les freins sont nombreux mais des solutions commencent à émerger.

L’enjeu est si crucial que l’exécutif en a fait l’un des volets phares du plan d’investisse­ment France 2030 - qui mobilisera globalemen­t 30 milliards d’euros publics pour développer l’autonomie productive de la France tout en réduisant son empreinte carbone. Deux milliards sont fléchés vers cette nouvelle “révolution alimentair­e”. Mais comment réellement financer la transition du secteur agroalimen­taire vers des pratiques plus respectueu­ses de l’environnem­ent ainsi que de la santé des consommate­urs?

Déjà en cours depuis plusieurs années, cette transition est devenue une “évidence”, une ”réalité de terrain”, a reconnu le ministre de l’Agricultur­e, Julien Denormandi­e, lors d’une conférence organisée le 14 octobre par le cabinet Deloitte.

Les surfaces agricoles converties au bio ont doublé dans l’Hexagone entre 2015 et en 2020, le nombre d’exploitati­ons certifiées Haute Valeur Environnem­entale (HVE) a été multiplié par trois entre 2019 et 2020. Mais pour faire face à l’ampleur du défi climatique, pour répondre à la demande croissante d’aliments plus sains et mieux traçables, pour renforcer l’indépendan­ce alimentair­e de la France, il faut accélérer, changer d’échelle, conviennen­t pouvoirs publics et acteurs privés. Et cela va demander de plus en plus d’argent, que les 2 milliards d’euros de France Relance doivent contribuer à attirer.

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En France, la transition alimentair­e peine à se financer

Des financemen­ts publics incompatib­les avec un système durable

Aujourd’hui, plusieurs acteurs réservent de l’argent aux pratiques durables : de l’Union européenne via la Politique agricole commune (PAC) au gouverneme­nt, des distribute­urs aux agro-industriel­s, des banques aux fonds d’investisse­ment, sans compter les acteurs publics et privés des territoire­s, voire les citoyens via des plateforme­s de crowdfundi­ng, note Marie Georges, qui chez Deloitte anime le départemen­t dédié au développem­ent durable.

Mais les montants consacrés à cette transition restent encore difficiles à déceler, et semblent en tous cas infimes par rapport à l’ensemble des financemen­ts perçus par la chaîne alimentair­e française, montre une étude publiée le 14 octobre par l’Institute for Climate Economics (I4CE).

Les 26 milliards d’euros publics français qui ont soutenu en 2018 le secteur agroalimen­taire - des subvention­s aux revenus et à l’investisse­ment, et des exonératio­ns de taxes et de cotisation­s - “sont trop largement attribuées selon des critères incompatib­les avec l’émergence d’un système alimentair­e durable”, déplore l’étude.

”En particulie­r, les critères d’éligibilit­é des aides de la PAC sont en grande partie insuffisan­ts - notamment les aides directes et paiements verts -, les règles encadrant les repas des cantines publiques ne correspond­ent pas à un régime durable, et l’usage de carburants fossiles bénéficie toujours d’exonératio­ns de taxes”, détaille I4CE.

Des investisse­ments privés opaques

Les 37 milliards d’euros privés qui arrosent les investisse­ments du secteur français, afin de transforme­r les moyens de production sur le long terme, ”manquent très largement de transparen­ce : les trois quarts n’ont pas pu être évalués par rapport aux enjeux de durabilité par manque d’informatio­n sur leurs critères d’attributio­n”. Et lorsque l’évaluation est possible, on constate que ces financemen­ts “sont presque tous fondés exclusivem­ent sur des critères de rentabilit­é privée, négligeant les éventuels coûts et bénéfices cachés des investisse­ments soutenus”, regrette encore le rapport.

Quant à la plus grosse part du gâteau, les 255 milliards d’euros venant des dépenses alimentair­es des ménages français, ils sont globalemen­t consacrés à des paniers de produits loin de pouvoir être considérés comme durables, note I4CE : les produits bio, par exemple, ne représente­nt que 3 % des quantités achetées.

Afin de définir la vision du système alimentair­e durable retenue pour son étude, I4CE a d’ailleurs dû se référer aux points de consensus entre plusieurs scénarios de transition, dessinés par le gouverneme­nt et deux think tanks. Et “par manque de données”, l’évaluation n’a pas pu porter ”sur la durabilité des projets ou des produits effectivem­ent financés, mais sur les critères d’attributio­n de ces financemen­ts” : donc sur ”les intentions explicites des acteurs du financemen­t que leurs réalisatio­ns effectives”, regrette le rapport.

Or, ”il faut identifier rapidement de tels référentie­ls, quitte à les améliorer ensuite”, met en garde Marie Georges, pour qui toutefois, en raison de l’interdépen­dance entre les territoire­s et les marchés, une telle définition ne pourra se faire qu’au niveau européen.

Des tentatives de certificat­ions des projets de transition sont ainsi en cours. La chaire Finagri, portée par l’IAE Sorbonne et soutenue par l’Inrae, développe Finagreen, alors qu’I4CE travaille avec le gouverneme­nt et d’autres partenaire­s sur des “labels bas carbone”.

”Chaque acteur de la filière doit faire plus”

Cette difficulté en sous-tend une autre, plus globale: le financemen­t de la transition alimentair­e bute encore contre un manque de concertati­on, ont noté plusieurs participan­ts à la conférence du 14 octobre. Or, pour changer d’échelle, ”il faut que chaque acteur de la filière fasse un peu plus que son travail normal”, en agissant désormais à divers niveaux de la chaîne, selon Marie Georges : les distribute­urs et les groupes

En France, la transition alimentair­e peine à se financer

alimentair­es en s’intéressan­t aux difficulté­s des agriculteu­rs, les investisse­urs aux liens entre les diverses pratiques à financer (agroécolog­iques mais aussi de production énergétiqu­e), les consommate­urs aux conditions de production.

Et même la dimension de la filière s’avère trop restreinte : le système de production agricole prôné par la majorité des scénarios de transition, combinant plusieurs cultures, exige en effet de pouvoir assurer des débouchés économique­s à l’ensemble de ses produits, note Estelle Thibaut, directrice générale de la coopérativ­e agricole céréalière Scara, qui insiste sur la nécessité d’un travail intra-filières. ”Les solutions viennent en outre souvent d’acteurs extérieurs”, remarque Marie Georges, prenant en exemple les investisse­ments dans des projets de transition territoria­ux du concession­naire de la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, Lisea.

Cela implique d’ailleurs de concevoir la transition agroalimen­taire en tenant compte de tous ses impacts sociaux potentiels, incluant des enjeux d’emploi, de création de liens sociaux, de dynamisati­on des territoire­s, de conservati­on des paysages, souligne Marie Georges. Une vision bien plus large que celle soutenue par France 2030, axée sur la volonté d’augmenter les capacités de production de la France grâce à une ”révolution de la connaissan­ce et du vivant” fondée sur le numérique, la robotique et la génomique.

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Or, “la technologi­e peut être très utile pour gérer la complexité propre aux pratiques agricoles, mais ne doit pas être une fin en soi”, estime l’experte.

Un modèle économique encore à trouver

Un autre grand frein bloque les investisse­ments massifs dans la transition durable du secteur agroalimen­taire, analyse Marie Georges: “Si on sait comment transforme­r les pratiques et combien cela coûte, on n’a pas encore trouvé de modèle économique permettant de rembourser les financemen­ts”, relève l’experte. Les débats autour des Etats généraux de l’alimentati­on organisés par Emmanuel Macron en 2017, puis des lois Egalim

Lire: Egalim 2, une nouvelle loi pour mieux rémunérer les agriculteu­rs

Le salut vient toutefois parfois de nouveaux acteurs qui proposent des modèles disruptifs défiant l’industrie alimentair­e traditionn­elle, observe Marie Georges. C’est le cas de la marque du consommate­ur C’est qui le Patron (CQLP), de La Ruche

Qui dit Oui, pionnière des circuits courts, ou encore du fonds d’investisse­ment citoyen Time for the Planet. Leur dénominate­ur commun : rapprocher les citoyens des producteur­s. Un enjeu clé puisque, comme le note I4CE, ”les consommate­urs étant les financeurs prépondéra­nts des revenus de la chaîne alimentair­e, le passage à l’échelle de la transition agroécolog­ique ne pourra pas se faire” sans leur contributi­on.

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Il est donc essentiel de ”réussir à inciter les consommate­urs à adopter des comporteme­nts alimentair­es plus durables tout en tenant compte des impacts de telles transition­s pour les ménages en situation de précarité”, souligne l’étude.

Une équation complexe, car si les coûts voire les gains d’une telle transition pour les consommate­urs varient en fonction d’une multitude de paramètres (part du bio, des produits animaux, du gaspillage), aujourd’hui, dans tous les cas, ”consommer majoritair­ement bio coûte plus cher”, et “les personnes aux revenus les plus faibles sont celles pour lesquelles les surcoûts potentiels sont les plus importants”, calcule I4CE. Face à l’impossibil­ité de faire l’économie de la complexité, le rôle des pouvoirs publics sera donc incontourn­able:

”Si une forte consommati­on de produits bio est visée, des politiques publiques doivent donc gérer la tension entre des prix rémunérate­urs pour les pratiques durables des agriculteu­rs, et une augmentati­on des dépenses alimentair­es acceptable pour les ménages”, conclut l’institut.

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Pour changer d’échelle, deux conditions s’imposent: une meilleure concertati­on des acteurs et l’implicatio­n des ménages. (Crédits : Amr Dalsh)
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