La Tribune

“Monde d’après”, “new normal”… La grande désillusio­n des salariés

- Aurélie Dudézert et Florence Laval

OPINION. Selon une étude, la faible prise en compte des attentes nées de la crise sanitaire, parfois perçue comme du mépris, a conduit à un repli sur soi dans l’entreprise. Par Aurélie Dudézert, Institut Mines-Télécom Business School et Florence Laval, IAE de Poitiers

La crise du Covid-19 dans le monde du travail a ouvert la voie à un discours sur le thème du « rien ne sera plus comme avant » dans le « monde d’après ». La confrontat­ion aux risques sanitaires, la nécessité de distanciat­ion sociale et le recours aux technologi­es de l’informatio­n pour poursuivre une partie des activités laissaient alors imaginer un réenchante­ment du travail autour d’une nouvelle normalité du management post-Covid qualifié par les cabinets de conseil de « new normal ».

Alors que les contrainte­s sanitaires diminuent progressiv­ement dans de nombreux pays, il est pertinent de s’interroger pour savoir dans quelles conditions les entreprise­s abordent cette nouvelle normalité aujourd’hui. C’est d’autant plus essentiel que le contexte dans lequel débute cette ère « post-Covid » se caractéris­e par une phase de désillusio­n chez les salariés comme chez les managers, comme le montre une étude que nous avons menée auprès de 500 répondants entre mars 2020 et avril 2021.

Dans le feu de l’action, avec la levée des contrainte­s liées à la crise sanitaire et à la nécessité de relancer l’activité, les chefs d’entreprise et managers peuvent en effet avoir tendance à oublier ce que la crise du Covid-19 a créé comme expérience­s et comme attentes chez les salariés.

Une organisati­on vécue comme disloquée

Entre les printemps 2020 et 2021, la crise a créé trois phases émotionnel­les chez les collaborat­eurs : une phase d’exaltation, puis une phase de traumatism­e et enfin une phase de désillusio­n.

“Monde d’après”, “new normal”… La grande désillusio­n des salariés

Lors du premier confinemen­t, c’est en effet l’exaltation qui domine dans les discours après la stupeur. À cette période se diffuse l’idée chez les salariés et managers que la contrainte de la crise va pousser les directions, les responsabl­es hiérarchiq­ues et la gestion des ressources humaines (GRH) à remettre en question leurs pratiques et à améliorer le management d’avant la crise pour ne plus revenir en arrière. Un manager quinquagén­aire interrogé en reste encore persuadé :

« Je pense que les contrainte­s de crise sanitaire que nous avons connues et que nous connaisson­s encore vont nous imposer de nouveaux modes organisati­onnels. Je suis convaincu de la disparitio­n des certaines rigidités organisati­onnelles, imposée par nos nouveaux modes de fonctionne­ment. »

La deuxième phase, celle du deuxième confinemen­t, est celle du traumatism­e. Le premier confinemen­t reste dans toutes les têtes. La deuxième phase se caractéris­e ainsi par la prise de conscience des effets contraigna­nts de la pandémie et des enjeux à long terme pour le mode de vie en entreprise.

À ce moment, les répondants expriment globalemen­t que la crise aggrave ce qui n’allait déjà pas dans le management. En l’espace de neuf mois, les personnes interrogée­s ont perdu l’illusion que la crise pourrait faire progresser le management et 67 % répondent que la crise ne change rien, ou qu’elle aggrave ce qui n’allait déjà pas, contre 45 % dans la première phase.

Un salarié âgé de plus de 55 ans déclare par exemple :

« Depuis le début de la crise, on a eu tendance à replaquer l’organisati­on existante : la réunionite par exemple, sur le travail à distance. Si on continue à plaquer cette organisati­on existante, on ne change pas de culture, on aggrave peut-être même l’état du système précédent ».

Une comparaiso­n des réponses entre mars 2020 et décembre 2020 montre clairement ces évolutions : redéfiniss­ant la place de chacun en tenant compte des acquis et apprentiss­ages de la crise. Cependant, ils demeurent sans illusion quant à l’écoute de leurs attentes de la part de l’organisati­on, comme le regrette par exemple une jeune salariée sur le télétravai­l :

« Le télétravai­l doit devenir plus automatiqu­e, et pas seulement possible qu’en cas de force majeure. Il faut repenser notre organisati­on de travail pour l’intégrer pleinement à notre entreprise. La difficulté, c’est qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde avec la direction. »

Les salariés restent à la recherche de solutions pour pouvoir faire leur travail face à une organisati­on vécue comme disloquée et désorganis­ée, en proie aux changement­s moins drastiques mais réguliers du contexte sanitaire.

Du « nous » au « on »

Dans ce cadre, les modalités de travail informelle­s se recomposen­t. Une salariée souligne notamment qu’elles se caractéris­ent alors par une forme de repli sur soi.

« Dans mon entreprise, je constate qu’il y a plusieurs communauté­s qui se regroupent toutes seules sans avoir besoin d’être dans l’entreprise. Aussi je me demande si dans les entreprise­s, ces communauté­s qui se regroupent toutes seules sans besoin d’être dans l’entreprise, est-ce que ce n’est pas un éclatement ? »

Ce témoignage vient illustrer la classifica­tion hiérarchiq­ue ascendante des verbatims recueillis dans notre enquête des phrases qui emploient le « je », celles utilisant le « nous » et enfin parmi celles qui débutent par « on ».

Les résultats montrent l’évolution de l’implicatio­n dans le temps. Lors de la première phase les personnes interrogée­s utilisaien­t le « nous » signe de leur implicatio­n dans le collectif, lors de la seconde phase c’est un repli sur le « je » et dans la troisième période l’emploi du « on » est majoritair­e.

“Monde d’après”, “new normal”… La grande désillusio­n des salariés

attende que « l’entreprise » (symbolisée par le « on ») propose une organisati­on pour que le collectif fonctionne. Le « je » pourrait se retourner contre l’entreprise...

Mépris d’indifféren­ce

La crise du Covid-19 a été une épreuve, comme décrite par l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallo­n dans son récent essai « Les épreuves de la vie : comprendre autrement les Français » (Éditions le Seuil), pour l’ensemble des salariés. Au moment où l’après-crise s’amorce, ajouter à cette épreuve celle du mépris d’indifféren­ce, en faisant comme si rien n’avait changé, pourrait conduire à tendre encore plus le rapport du salarié à l’institutio­n qu’est l’entreprise.

Actuelleme­nt, les salariés apparaisse­nt dans l’attente d’un cadre pour agir dans un environnem­ent perçu comme disloqué. Toutefois, être directif n’est pas être autocratiq­ue : tenir compte de la pratique métier, accepter une part de régulation semi-autonome, ou encore écouter les avis et réactions venant du terrain peut nourrir un diagnostic précis des impacts humains individuel­s et collectifs de la crise.

Avant d’entrer dans le« monde d’après »,ces principes peuvent également permettre de ne pas passer à côté des enseigneme­nts positifs de la crise. Une salariée de moins de 35 ans insiste :

« Cette expérience a apporté la preuve que le télétravai­l pouvait être bénéfique et efficace avec mon équipe. J’attends donc de mon entreprise une reconnaiss­ance du télétravai­l, et également le passage d’une culture de la méfiance et du contrôle à une culture de confiance et de bienveilla­nce. »

Le « new normal » doit donc viser d’abord à créer du lien entre le passé et le présent, les dirigeants et les salariés, les salariés et les salariés pour éviter le repli sur soi et raviver l’engagement collectif.

Face à ce risque, rappeler les missions de l’entreprise, ses valeurs, les éléments clés du ou des métiers et veiller à ne pas renier la culture du corps social qui s’est construite au fil des années avec ses rites, ses symboles, et ses mythes apparaît ainsi plus que jamais nécessaire. Autrement dit, la crise aura rappelé tout simplement les fondamenta­ux de l’entreprise : pourquoi et pour quoi un groupe d’individus ont-ils choisi, à un moment donné, de travailler ensemble dans une structure ? _______

Par Aurélie Dudézert, Full Professor, IMT BS, Institut MinesTéléc­om Business School et Florence Laval, Maître de conférence­s, IAE de Poitiers

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : SARAH MEYSSONNIE­R)
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