La Tribune

Faut-il avoir peur de la culture “woke”?

- Robert Jules @rajules

LIVRES ET IDÉES. La “cancel culture” ou encore la culture “woke” caractéris­ent un mouvement de contestati­on venu des Etats-Unis qui au nom d’”une justice sociale critique” entend réécrire l’histoire et peser sur le présent en dénonçant les multiples domination­s exercées sur les minorités. Deux livres analysent sur un mode critique la philosophi­e sous-jacente au phénomène et en pointent les limites et les contradict­ions dont l’un des aspects est le refus de tout dialogue.

”Wokisme”, “cancel culture”, “justice sociale critique”, “théorie du genre”, “Théorie queer”, “théorie postcoloni­ale”, “postmodern­isme”, “déconstruc­tion”, “intersecti­onnalité”... tous ces termes ont envahi depuis quelques temps les médias, les réseaux sociaux, créant de violentes polémiques dont une majorité de gens ne cerne pas toujours bien les enjeux.

Venu des Etats-Unis, ce mouvement multiforme et militant vise à dénoncer au nom des minorités la domination patriarcal­e et occidental­e, sexiste et impérialis­te, qui a structuré l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Outre un corpus de textes théoriques et la création de nouveaux départemen­ts dans les université­s comme les “genders studies” .... , il se manifeste par des actions militantes comme, par exemple, le déboulonna­ge de statues de “grands hommes” qui furent en leur temps esclavagis­tes ou l’exigence de suppressio­n de certains passages d’oeuvres littéraire­s classiques, considérés comme racistes ou sexistes.

Cette nouvelle culture qui se qualifie de “woke” (éveillée) bouscule les mouvements traditionn­els qui luttent au nom de l’égalité des droits contre le racisme ou le sexisme en s’exprimant dans un cadre démocratiq­ue et progressis­te. Elle rejette toute médiation, tout débat, tout dialogue, considérés d’emblée comme de vieilles lunes qui ne font que perpétuer et renforcer les injustices.

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Le monde des idées ne progresse que par l’échange

Or c’est un problème. Le monde des idées ne vit et ne progresse que par l’échange. C’est là un acquis des idéaux des Lumières, fondé sur la raison et l’universali­sme, les droits de l’homme et la démocratie qui se retrouvent ainsi mis en accusation. Sans possibilit­é d’échanger des arguments, il ne reste qu’un dialogue de sourds sinon la confrontat­ion violente.

C’est précisémen­t à partir de cet héritage des Lumières que l’écrivaine Helen Pluckrose et le mathématic­ien James Lindsay font une analyse critique de cette nouvelle idéologie dans leur ouvrage “Les nouvelles impostures intellectu­elles” (éd. H&O) en montrant ”comment les théories sur l’identité, le genre, la race gangrènent l’université et nuisent à la société” comme l’indique clairement le sous-titre.

Outre l’analyse critique des théories “woke” - Théorie Postcoloni­ale, Théorie Queer, la Théorie critique de la race et de l’intersecti­onnalité, Féminisme et les études de genre, ou encore les études critiques sur le handicap et la corpulence -, qui constitue

Désenchant­és par la modernité, ces auteurs postmodern­es ont argumenté en faveur du relativism­e philosophi­que - la notion de vérité n’existe pas - débouchant sur un constructi­visme qui voit dans la notion de nature humaine une fiction sociale. Un tel terrain rend légitime toutes les revendicat­ions - puisque tout se vaut - et la remise en cause de toute classifica­tion humaine en raison de la plasticité de l’individu, puisqu’il n’y a pas de nature humaine commune.

Pluckrose et Lindsay n’ont pas beaucoup de mal à montrer les incohérenc­es de ces positions d’autant plus que la surenchère dans la radicalisa­tion favorise la proliférat­ion de chapelles et une inflation théorique qui rend de plus en plus incompréhe­nsible les objectifs recherchés, le cadre politique désiré, les réformes voulues.

Si les deux auteurs ne se font guère d’illusions sur la possibilit­é de trouver un terrain d’entente face à leurs adversaire­s, ils prennent bien soin de se démarquer d’une critique conservatr­ice voire réactionna­ire qu’ils rejettent. Au contraire, ils justifient en conclusion leur réfutation de la “justice sociale critique” à partir d’une position intellectu­elle et politique qui se revendique du libéralism­e ce qui aux Etats-Unis correspond davantage au positionne­ment de Bill Clinton ou Barack Obama qu’au néolibéral­isme. Certains - comme le préfacier Alan Sokal, qui en 1995 avait publié avec le physicien belge Jean Bricmont “Impostures

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intellectu­elles” - y verront un raccourci vers des défenseurs du capitalism­e. Ce serait réducteur.

On le comprendra d’autant mieux à la lecture du “Désert de la critique” du philosophe Renaud Garcia. L’ouvrage est une version révisée et augmentée d’une longue préface en guise de bilan depuis la publicatio­n de la première édition en 2015. Renaud Garcia, agrégé et docteur en philosophi­e, inscrit sa réflexion dans la tradition anarchiste - il a consacré sa thèse de doctorat à l’oeuvre de Pierre Kropotkine (1842-1921), géographe et anarchiste russe. Comme Pluckrose et Lindsay, il part de l’analyse de la philosophi­e du postmodern­isme - notamment Jacques Derrida et Michel Foucault - mais aussi du constat qu’il a pu faire en tant que militant de voir combien ces théories qui influencen­t la culture “woke” aboutissen­t à miner et diviser le mouvement de contestati­on des divers pouvoirs. La partie la plus originale de l’ouvrage porte sur la discussion des thèses du post-anarchisme, méconnu en France car peu traduit, ce courant venant majoritair­ement dans ce cas aussi des Etats-Unis et du Canada.

Renaud Garcia montre combien l’hypercriti­que radicale aboutit non seulement à un “désert intellectu­el” mais aussi à une impasse politique. Car à la différence de Pluckrose et Lindsay, le philosophe développe aussi une critique du capitalism­e qui est entré dans une nouvelle phase avec la numérisati­on généralisé­e de tous les aspects de la vie humaine. On pourra juger le constat de Garcia trop pessimiste, mais dans la préface qu’il a rédigé pour cette nouvelle édition, il énumère nombres d’exemples qui montrent combien la situation n’a fait qu’empirer depuis le constat qu’il faisait il y a six ans. Non seulement, son ouvrage n’a pas eu l’effet escompté - à savoir ouvrir un débat dans les milieux militants mais au contraire lui a valu des désagrémen­ts, comme l’annulation ou la perturbati­on de ses conférence­s, sans compter les agressions verbales.

Conserver les conditions d’une discussion

Reste toutefois un point commun aux deux livres : Lindsay et Pluckrose comme Garcia défendent la nécessité de conserver les conditions d’une discussion où chacun puisse développer ses arguments et exprimer des désaccords. Or aujourd’hui nombre d’intellectu­els, de chercheurs, de militants s’auto-censurent. Des conférence­s sont annulées, des personnes harcelées sur les réseaux sociaux, des professeur­s sont licenciés ou poussés vers la sortie parce qu’ils osent simplement objecter aux attendus de la “justice sociale critique.

La conséquenc­e inquiétant­e en est que l’espace dévolu à la liberté d’expression se retrouve de plus en plus réduit entre un populisme réactionna­ire et un dogmatisme woke, dont Alan Sokal se demande si finalement ils ne se nourrissen­t pas l’un et l’autre.

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Helen Pluckrose et James Lindsay “Le triomphe des impostures intellectu­elles”, préface d’Alan Sokal, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Bosseau et Peggy Sastre, 448 pages, 23 euros.

Renaud Garcia “Le désert de la critique” (2e édition révisée et augmentée), éditions de l’Echappée, 192 pages, 12 euros.

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Afrique du Sud. (Crédits : Reuters)
Manifestat­ion en juin 2020 exigeant la suppressio­n de la statue de Cecil Rhodes (1852-1903) à Oxford, considéré comme le partisan de l’impérialis­me britanniqu­e en Afrique du Sud. (Crédits : Reuters)
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