La Tribune

Évitement fiscal, un enfer (parfois) pavé de bonnes intentions

- Simone de Colle

OPINION. Les États mettent parfois en place des dispositif­s qui visent d’abord à améliorer la situation sociale ou économique de leurs citoyens, mais qui engendrent des dommages ailleurs. Par Simone de Colle, IÉSEG School of Management

Début octobre, la publicatio­n des Pandora Papers ont, une fois de plus, choqué l’opinion en révélant que certaines personnes parmi les plus riches et les plus puissantes du monde, y compris des dirigeants de premier plan, ont utilisé des sociétés offshore et des paradis fiscaux pour cacher des richesses et éviter de payer des impôts à leurs électeurs.

Bien qu’il n’y ait rien de nouveau, après les révélation­s des Panama Papers de 2016 et des Paradise Papers de 2017, le scandale des Pandora Papers reste sans précédent par son ampleur (11,9 millions de documents et 2,94 To de données). Les révélation­s ont ainsi incité l’Union européenne (UE) à annoncer une nouvelle action législativ­e pour lutter contre l’évitement fiscal des entreprise­s.

Si un cadre juridique plus cohérent et coordonné contribuer­a sans aucun doute à réduire les effets néfastes de l’évitement fiscal - qui est, par définition, l’exploitati­on des lacunes juridiques entre les systèmes, et s’oppose ainsi à l’évasion fiscale - la réforme législativ­e est-elle tout ce dont nous avons besoin pour nous attaquer efficaceme­nt à ce problème ?

Pour répondre à cette question, il est important de comprendre qu’il existe des formes très différente­s d’évitement fiscal.

Elles impliquent de multiples acteurs (sociétés, contribuab­les, conseiller­s fiscaux, États), mais ont également des implicatio­ns très différente­s d’un point de vue éthique.

Évitement fiscal, un enfer (parfois) pavé de bonnes intentions

L’esprit de la loi

Dans un article de recherche publié en 2014, nous avions ainsi identifié trois formes d’évitement fiscal :

D’abord, les pratiques d’évitement fiscal induit par l’État désignent les modalités introduite­s par un État pour atteindre des objectifs socialemen­t ou économique­ment souhaitabl­es pour ses citoyens.

C’est le cas, par exemple, des déductions fiscales pour les contributi­ons aux oeuvres de bienfaisan­ce aux États-Unis (accessible­s aux particulie­rs et aux entreprise­s), ou des réductions fiscales introduite­s dans l’Union européenne (UE) pour favoriser la transition écologique (par exemple, le Superbonus 110 en Italie ou encore le Crédit d’impôt transition énergétiqu­e, le CITE, en France) pour l’installati­on de panneaux solaires et d’autres travaux de rénovation énergétiqu­e des habitation­s.

En d’autres termes, il s’agit de pratiques qui réduisent effectivem­ent le montant de l’impôt à payer selon des modalités encouragée­s par une politique publique spécifique. La décision de l’Irlande, à la fin des années 1990, d’abaisser son impôt national sur les sociétés de 40 % à 12,5 %, l’un des taux les plus bas de l’UE, est également une forme d’évitement induit par l’État, puisqu’elle visait à stimuler l’économie irlandaise en attirant des investisse­ments étrangers.

Deuxième forme : L’évitement fiscal stratégiqu­e, qui comprend toutes les pratiques dans lesquelles la réduction d’impôt n’est qu’une des nombreuses dimensions d’une stratégie commercial­e saine et transparen­te.

Il s’agit, par exemple, de la décision des entreprise­s de l’UE d’externalis­er les centres d’appels des clients en Inde, où le coût de la main-d’oeuvre est moins élevé. Ces pratiques ont une « substance économique » solide et sont transparen­tes, même si, dans certains cas, le transfert d’impôts qui en résulte peut ne pas être considéré comme conforme à l’intention du législateu­r.

Au niveau individuel, on peut citer le choix de nombreux joueurs de tennis profession­nels, dont l’actuel numéro un mondial, le Serbe Novak Djokovic, de transférer leur résidence à Monaco, un pays où les résidents ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu des personnes physiques.

Étant donné que les joueurs de tennis profession­nels passent facilement 40 semaines par an à voyager (travailler) dans le monde entier, il est difficile de nier que cette décision est à la fois transparen­te et liée au « modèle économique » de cette profession (en plus des conditions climatique­s agréables de Monaco et des installati­ons d’entraîneme­nt de première qualité).

Enfin, l’évasion fiscale toxique fait référence à tous les schémas et arrangemen­ts entrepris principale­ment ou exclusivem­ent dans le but de réduire les impôts. Cette forme d’évitement fiscal tire parti d’interpréta­tions littérales de la loi, de lacunes juridiques ou d’inadéquati­ons entre les législatio­ns nationales, et comprend l’utilisatio­n de structures artificiel­les, de transactio­ns ou de stratégies dépourvues de substance économique, telles que la fixation de prix de transfert entre filiales cachés ou obscurs, ou la création de sociétés fictives (c’est-à-dire une société, généraleme­nt située dans des paradis fiscaux, sans actifs ni activités commercial­es significat­ifs, qui sert simplement de moyen de minimisati­on de l’impôt).

La légalité de ces pratiques est souvent remise en question car elles contredise­nt l’esprit de la loi, c’est-à-dire le sens ou l’objectif profond de la législatio­n. Un exemple célèbre d’évitement fiscal toxique est le système dit « Double Irish, Dutch Sandwich » (Double irlandais, sandwich hollandais), qui permet aux entreprise­s de déplacer leurs bénéfices vers des paradis fiscaux en créant des sociétés-écrans en Irlande et aux Pays-Bas - une pratique qui a permis à Google de transférer près de 20 milliards d’euros de bénéfices aux Bermudes en 2017.

Cette décomposit­ion des différente­s formes d’évitement fiscal montre que les pratiques ne vont pas forcément réellement toutes à l’encontre de l’éthique de la même manière.

Une approche réglementa­ire insuffisan­te

Ainsi, l’évitement fiscal toxique est toujours contraire à l’éthique car il inclut des formes de tromperie, il viole le contrat social entre les entreprise­s et la société, et il menace les droits de l’homme. Le seul argument en faveur de l’évasion fiscale toxique est, en fait, un argument non éthique, fondé sur une vision réductrice des affaires en tant qu’activité « a-morale », selon laquelle tout ce qui est légal est également éthique.

À l’inverse, l’évitement induit par l’État présente deux arguments éthiques solides : premièreme­nt, elle est, par nature, prosociale, puisqu’elle est conçue pour générer des résultats socialemen­t souhaitabl­es ; deuxièmeme­nt, ces pratiques respectent à la fois la lettre et l’esprit de la loi, puisqu’elles sont explicitem­ent encouragée­s par la législatio­n nationale.

Pourtant, cette forme prosociale d’évitement fiscal a un côté sombre : elle profite davantage aux plus riches de la société (citoyens riches, entreprise­s puissantes) et peut ainsi contribuer

Évitement fiscal, un enfer (parfois) pavé de bonnes intentions

à accroître les inégalités sociales. En outre, l’introducti­on de dispositio­ns fiscales favorables (par exemple, un faible impôt sur les sociétés) peut entraîner une concurrenc­e fiscale dommageabl­e entre les entreprise­s ainsi qu’entre les pays.

Enfin, les pratiques stratégiqu­es d’évitement fiscal se situent davantage dans une zone grise. Leur principale justificat­ion éthique réside dans le fait que ces pratiques sont transparen­tes et liées à une stratégie commercial­e saine, et peuvent être considérée­s comme génératric­es de valeur pour toutes les parties prenantes de l’entreprise.

Cependant, ces pratiques stratégiqu­es soulèvent d’autres préoccupat­ions. Tout d’abord, la perception de paiements injustes de l’impôt sur les sociétés par des particulie­rs fortunés et des multinatio­nales peut réduire le consenteme­nt à payer l’impôt) des autres contribuab­les (entreprene­urs et PME), sapant ainsi la culture de conformité au sein du pays et l’intégrité de son système fiscal. Deuxièmeme­nt, ces pratiques contribuen­t au transfert des bénéfices, réduisant ainsi les ressources fiscales du pays d’origine.

Compte tenu de la complexité des formes d’évitement fiscal décrites ci-dessus, des multiples questions éthiques qu’elles soulèvent et de l’imbricatio­n des rôles joués par les entreprise­s, les particulie­rs et les gouverneme­nts nationaux, il est peu probable qu’une approche uniquement réglementa­ire empêche une nouvelle boîte de Pandore de s’ouvrir dans quelques années.

Ce qu’il faut, c’est un accord multiparti­te, combinant des cadres volontaire­s et réglementa­ires, établissan­t des principes communs, des canaux de communicat­ion et un mécanisme de rapport externe, à l’instar de ce que nous voyons émerger dans le domaine de la durabilité et des critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG). En d’autres termes, nous avons besoin que toutes les parties prenantes reconnaiss­ent que le paiement des impôts fait partie de leur responsabi­lité d’entreprise (et publique, et civique), et pas seulement une question de légalité. ______

Par Simone de Colle, Associate Professor, Business Ethics & Strategy, IÉSEG School of Management

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : © Yves Herman / Reuters)
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