La Tribune

Le pacte AUKUS, conséquenc­e de l’inconséque­nce française

- Le groupe de réflexions Mars (*) @MCABIROL

Si l’Australie s’est détournée du partenaria­t stratégiqu­e signé avec la France, c’est en raison de “l’insoutenab­le légèreté” de Paris sur le dossier calédonien, selon le groupe de réflexions Mars. L’indépendan­ce de la NouvelleCa­lédonie “inquiète au plus haut point Canberra”, qui “considère le développem­ent de l’influence chinoise en Mélanésie comme une menace existentie­lle”, estime-t-il. Par le groupe de réflexions Mars.

Un mois après l’éclatement de la crise des sous-marins, tout est rentré dans l’ordre américain. C’est le chef de la diplomatie européenne qui le dit. L’échec retentissa­nt de la diplomatie française est consommé. Notre pays sort rabaissé de cette épreuve. Le retourneme­nt australien était-il prévisible ? Était-il inévitable ? Aurait-il fallu réagir différemme­nt ? A ces trois questions, la réponse est positive.

La France s’est fourvoyée

Prévisible, le « changement de besoin » capacitair­e de la marine australien­ne l’était à l’évidence. La France et Naval Group avaient reçu depuis cinq ans plus que des « signaux faibles ». En politique intérieure australien­ne d’abord, avec le remplaceme­nt du Premier ministre signataire de l’accord de 2016. Au-delà des personnali­tés, il s’agissait d’une inversion des rapports de force politiques entre deux tendances historique­s. La diplomatie française a eu raison en 2016 de miser sur le Premier ministre Turnbull, volontiers républicai­n et ouvert à des alliances dépassant le monde anglo-saxon. Mais elle s’est fourvoyée en croyant naïvement que le Premier ministre qui lui succédait aurait à coeur de poursuivre la même politique étrangère, alors même qu’entretemps la menace chinoise s’est faite plus pressante, en particulie­r depuis la reprise en main autoritair­e de Hong Kong par le parti communiste chinois.

Le pacte AUKUS, conséquenc­e de l’inconséque­nce française

C’est là que l’exécutif français a fait preuve de légèreté en n’orientant pas de capteur vers le nouveau pouvoir australien, afin d’en savoir davantage sur ses intentions. Le renseignem­ent c’est heureux en démocratie -, c’est comme l’armée ou la police : ça obéit aux ordres, ça ne prend pas d’initiative. Si on ne l’oriente pas dans la bonne direction, il ne voit rien. La bonne question n’est donc pas « que fait le renseignem­ent », mais « qu’a fait le gouverneme­nt » ? C’est donc un échec soit des diplomates chargés de faire de la stratégie et de la prospectiv­e (y compris au ministère des armées), soit de l’échelon politique qui les anime, soit des deux. A une autre époque, le ministre responsabl­e aurait au moins posé sa démission, quitte à ce que le président la refuse. Cela s’appelle le sens de l’honneur et des responsabi­lités.

Que l’Australie se soit mal comportée par sa duplicité, c’est un fait qui n’excuse en rien l’incapacité de la diplomatie française à interpréte­r les signaux envoyés depuis au moins six mois. Notons au passage qu’il n’y a pas à proprement parler de rupture de contrat, puisque ce type de programme au long cours se déroule par contrats successifs. Cela n’a rien de spécifique à un grand programme export : il en va de même pour les programmes d’armement nationaux. Naturellem­ent, plus le programme est avancé, plus il est compliqué de modifier radicaleme­nt le besoin. Mais en l’occurrence, la première tôle du premier sous-marin de la future classe Attack était encore loin d’être découpée. L’interrupti­on du programme restait donc une possibilit­é juridique que ni la France ni Naval Group ne pouvait exclure. C’est pourquoi les accents victimaire­s des uns et des autres ont quelque chose de pathétique.

La confiance de Canberra vis-à-vis de Paris émoussée

L’hypothèse devait d’autant moins être exclue que la confiance de Canberra dans l’engagement indopacifi­que de Paris était sérieuseme­nt émoussée. Bien avant que l’US Navy en fasse un commandeme­nt opérationn­el unique, la notion de stratégie « Indo-Pacifique » est d’origine australien­ne ; il suffit de regarder une carte pour comprendre que l’île-continent occupe une position centrale au sein de ce vaste ensemble maritime qui court des côtes orientales de l’Afrique à la côte ouest des Amériques. La France a repris à son compte le concept en faisant valoir, à juste titre, sa qualité de puissance riveraine de la zone, avec un vaste espace maritime placé sous sa responsabi­lité du fait des droits souverains qu’elle exerce sur de nombreux archipels répartis de la zone sud de l’océan Indien à la Polynésie, en passant par les TAAF (terres australes et antarctiqu­es) et la grande île mélanésien­ne de Nouvelle-Calédonie, sans oublier Clipperton dans le Pacifique nord.

Or, c’est bien là que se situe le manque de crédibilit­é de la France, qui a organisé, depuis l’accord franco-australien de 2016, pas moins de trois référendum­s calédonien­s. Vu de Canberra, Paris voudrait-il s’en retirer qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Dans le monde anglo-saxon, on organise une fois par génération un référendum séparatist­e. Et, comme au Québec et en Écosse, la majorité du corps électoral calédonien (qui exclut pourtant 17% des électeurs français installés depuis moins de 25 ans) s’est exprimée pour le maintien dans la République, par deux fois en 2018 et 2020.

Et voilà qu’un troisième référendum, demandé par la minorité indépendan­tiste, est organisé pour décembre 2021. On a beau expliquer que la Constituti­on française a intégré, dans ses articles 76 et 77, ainsi que par la loi organique de 1999, la mise en oeuvre des accords de Nouméa de 1998 qui prévoyaien­t la possibilit­é (mais non l’obligation) d’organiser jusqu’à trois référendum­s dans les 25 ans, le doute s’installe dans les esprits, surtout quand les actes contredise­nt les discours. Toute la politique étrangère de la France est en effet orientée vers l’intégratio­n européenne, ce que l’on interprète aux antipodes comme un retrait progressif de la zone Indo-Pacifique.

La Kanaky, une épine pour Canberra

Pour contrecarr­er cette interpréta­tion, il aurait fallu d’abord la déceler, puis manifester une intention concrète, par exemple en proposant l’installati­on d’une base permanente française en Australie. Deux mille Marines américains stationnen­t ainsi par rotation à Darwin, dans le nord, au plus près des détroits indonésien­s, une région éminemment stratégiqu­e située au centre de la zone Indo-Pacifique. Prévoir l’installati­on de 200 soldats français aux côtés des Américains aurait eu du sens, à l’instar de ce qui se fait depuis vingt ans à Djibouti, à l’extrémité nord-ouest de la zone.

Autre option, disposer de facilités navales permanente­s à Perth, sur la côte ouest de l’Australie, cette fois aux côtés de l’US Navy. Ou bien aurait-on pu imaginer disposer d’une base logistique permanente au sud, destinée principale­ment au ravitaille­ment des TAAF, mais manifestan­t aussi un engagement plus tangible qu’actuelleme­nt. Ce sera peut-être finalement sur la côte est de l’Australie que la marine nationale devra reporter ses installati­ons une fois qu’elle sera chassée de Nouméa...

Car le risque, vu d’Australie, est bien celui-ci : que le référendum de décembre prochain enclenche un processus d’indépendan­ce au terme duquel les Français renoncent à la défense d’une Nouvelle-Calédonie devenue Kanaky, qui ferait logiquemen­t appel aux Chinois, déjà très influents dans la propagande indépendan­tiste.

Le pacte AUKUS, conséquenc­e de l’inconséque­nce française

Insoutenab­le légèreté de Paris

Il va sans dire que cette perspectiv­e inquiète au plus haut point Canberra, capitale australien­ne située à 9.000 km de la capitale chinoise (soit davantage que la distance Paris-Pékin), mais qui considère le développem­ent de l’influence chinoise en Mélanésie comme une menace existentie­lle. Or la Nouvelle-Calédonie est, après la Nouvelle-Guinée Papouasie, à la fois le plus grand et le plus proche de ces archipels. Comment la France a-t-elle pu à ce point négliger la perception australien­ne de sa sécurité, alors même qu’un partenaria­t stratégiqu­e était censé nous lier ?

Au contraire, Paris a donné l’impression depuis trois ans de faire voter les Calédonien­s jusqu’à ce que les indépendan­tistes soient majoritair­es. La diplomatie française aurait au moins pu donner des garanties à Canberra dès lors que la décision était prise, par exemple en donnant l’assurance du maintien d’une base navale française à Nouméa. Manifestem­ent, elle n’en a rien fait, comme si la sécurité de son partenaire australien n’avait pas d’importance. C’est avant tout cette insoutenab­le légèreté que le revirement australien sanctionne.

Dès lors, on comprend mieux pourquoi le gouverneme­nt australien n’ait pas souhaité consulter de nouveau Naval Group quand lui est apparue la nécessité de réorienter son besoin opérationn­el. La défiance vis-à-vis du gouverneme­nt français est telle que la France n’est plus perçue comme un partenaire stratégiqu­e crédible. Pourtant, si la partie australien­ne le lui avait demandé, Naval Group aurait pu modifier son offre afin de satisfaire le nouveau besoin australien en sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Cela aurait même simplifié le transfert de technologi­e, le design du Barracuda français étant nativement celui d’un bâtiment à propulsion nucléaire. Il aurait donc été beaucoup plus simple de modifier les termes de l’accord de 2016 plutôt que de le déchirer brutalemen­t. Si les Australien­s s’y sont résolu, au mépris de la plus élémentair­e bienséance diplomatiq­ue, c’est que leur défiance vis-à-vis de l’exécutif français est à la mesure.

Défiance due au référendum calédonien

Ce faisant, les Australien­s, autrefois champions de la non-proliférat­ion des armes de destructio­n massive (cf. le « groupe Australie »), prennent un risque inouï. Un risque d’image d’abord, en revenant sur des décennies de politique anti-nucléaire. Un risque évident également pour leur propre autonomie stratégiqu­e, qui passe manifestem­ent au second plan. Mais surtout un risque stratégiqu­e en devenant désormais une cible légitime pour les États dotés de l’arme nucléaire. Il n’existe en effet pas de précédent d’un État mettant en oeuvre des SNA sans être en même temps doté d’un arsenal nucléaire. En outre, et c’est là que la décision australien­ne ne peut se comprendre sans la défiance due au référendum calédonien, la solution technologi­que anglo-américaine du pacte AUKUS se révèle beaucoup plus proliféran­te que la solution française.

Cela devrait placer les partenaire­s AUKUS au ban de la communauté internatio­nale pour cause de violation du traité de non-proliférat­ion nucléaire (TNP), clé de voûte d’un système de sécurité collective déjà contesté, notamment par le traité d’interdicti­on des armes nucléaires (TIAN). Le TNP n’interdit pas explicitem­ent l’exportatio­n de SNA, mais l’article 3 interdit formelleme­nt (à son alinéa 2) la fourniture de « matières brutes ou de produits fissiles spéciaux », à moins qu’ils ne soient soumis à des garanties dûment contrôlées par l’AIEA. Or les chaufferie­s nucléaires des SNA britanniqu­es et américains utilisent de l’uranium enrichi à 97%, contrairem­ent aux chaufferie­s de Technicato­me dont le combustibl­e, enrichi à moins de 8%, est beaucoup moins proliféran­t dans la mesure où il ne peut être immédiatem­ent détourné pour un usage différent.

L’uranium utilisé dans les SNA américains est au contraire hautement proliféran­t, car pouvant être détourné en matière fissile d’une tête nucléaire militaire (comme la bombe larguée sur Hiroshima). Par ailleurs, la surveillan­ce de l’AIEA est illusoire du fait du caractère secret de la partie arrière des SNA. Le directeur général de l’agence onusienne, inquiet du précédent ainsi créé, vient d’ailleurs d’annoncer une enquête sur les implicatio­ns du pacte AUKUS. D’autres puissances régionales qui hésitaient jusqu’à présent à franchir le Rubicon (Canada, Corée du Sud,

Iran) pourraient ainsi s’engouffrer dans la brèche juridique créée par le pacte AUKUS.

Violation du traité de non-proliférat­ion nucléaire

Autrement dit, le choix de la technologi­e américaine plutôt que française change tout en termes juridiques, ce que le gouverneme­nt australien ne pouvait ignorer. En privilégia­nt le pacte AUKUS à un programme Attack « nucléarisé », l’Australie fait le choix délibéré de la violation du TNP. Curieuseme­nt, qui a attendu la moindre critique de la part des Européens, notamment les plus hostiles au nucléaire civil ou militaire ? A-t-on entendu les ONG, si promptes d’habitude à critiquer la France ? Seul l’Iran interprète cette surprise stratégiqu­e comme un blanc-seing. Quant à la Russie et à la Chine, ils attendent le moment opportun, qui ne saura tarder. De nouveau, l’Ukraine et Taïwan pourront encore plus difficilem­ent invoquer la protection du droit. Aujourd’hui, seuls comptent les intérêts.

Le pacte AUKUS, conséquenc­e de l’inconséque­nce française

Cela ne peut s’expliquer autrement que par un sentiment aigu d’insécurité auquel le partenaria­t avec la France ne répondait plus, tant les signaux envoyés par Paris depuis trois ans ont été contradict­oires. La situation est-elle irréversib­le ? Non, à l’évidence. Ce qu’un gouverneme­nt australien a fait, un autre pourra le défaire afin de revenir dans la légalité internatio­nale, du moins tant que le programme de SNA n’est pas sorti de la phase des études préalables à la mise en chantier. Mais il faudra pour cela que l’exécutif français issu des élections de 2022 envoie des signaux suffisamme­nt puissants et crédibles dans le sens d’un engagement fort et concret dans la sécurité de la zone Indo-Pacifique, quel que soit l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, dont l’Australie pourrait s’accommoder de l’indépendan­ce sous certaines conditions liées au maintien à distance de l’influence chinoise.

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(*) Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnali­tés françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

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“La Nouvelle-Calédonie est, après la Nouvelle-Guinée Papouasie, à la fois le plus grand et le plus proche de ces archipels (de l’Australie, ndlr). Comment la France a-t-elle pu à ce point négliger la perception australien­ne de sa sécurité, alors même qu’un partenaria­t stratégiqu­e était censé nous lier ?” (groupe de réflexions Mars). Sur la photo, le port de Nouméa est l’un des premiers ports français d’Outre-mer en tonnage. (Crédits : Port autonome de Nouvelle-Calédonie)
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