La Tribune

La fabrique à madeleines

- Philippe Boyer @Boyer_Ph

HOMO NUMERICUS. Nos téléphones et nos réseaux sociaux gèrent nos souvenirs. En déléguant ainsi notre mémoire à des machines nous pourrions devenir amnésiques. Par Philippe Boyer, directeur relations institutio­nnelles et innovation à Covivio.

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté [...]. » L’auteur de « Du côté de chez Swann » a exploré les bizarrerie­s de la mémoire humaine: il se retrouve bouleversé, sans en comprendre la cause, à la simple odeur d’une madeleine qui fait soudaineme­nt ressurgir dans son esprit un épisode heureux de sa vie passée.

Il en va de la stupeur proustienn­e à la vue de cette pâtisserie comme de la nostalgie que nous pouvons éprouver lorsque nos smartphone­s ou nos réseaux sociaux nous propulsent des images que l’on pensait à jamais perdues. Sous la forme d’une phrase qui se voudrait complice (« Nous avons pensé que vous aimeriez revoir cette publicatio­n d’il y a 5 ans... »), les réseaux sociaux sont ces « fabriques à madeleines » qui font remonter à la surface de nos écrans des souvenirs numériquem­ent stockés que des algorithme­s exhument de ce magma de données personnell­es.

Mémoire externalis­ée et excuse à bon compte

Nous nous sommes habitués à ce que les machines soient désormais les dépositair­es de nos mémoires. Du fait de leurs capacités de stockage presque infinies et qui dépassent de très loin celles de nos cerveaux, la tentation est grande de ne plus se fier à nos propres capacités au motif que la machine, elle, n’oublie jamais rien. Une anecdote en dit long : des psychanaly­stes s’étonnent du nombre croissant de patients qui, plutôt que de considérer l’oubli de leurs rendez-vous comme un acte manqué, préfèrent expliquer leur absence par un raté de leurs agendas

La fabrique à madeleines

électroniq­ues : « C’est la faute de mon smartphone qui ne me l’a pas rappelé ! »

Si nous ne sommes plus les propres auteurs de nos oublis et qu’on se défausse sur les machines, notre mémoire finira‑t‑elle par se transforme­r ? La situation extrême étant qu’en déléguant ainsi notre mémoire, nous pourrions devenir amnésiques, un comble à notre époque équipée de super-mémoires dotées de capacités qui se chiffrent en pétaflops (1,4 million de milliards d’opérations par seconde).

Notre mémoire n’est pas une simple clé USB

De nombreuses études menées par des psychologu­es américains mettent en lumière que le simple fait de savoir qu’une informatio­n est conservée quelque part dissuade le cerveau de la retenir, considéran­t cette action comme inutile [1]. C’est ainsi que nous sommes en permanence incités à déposer tout ce que contiennen­t nos smartphone­s et nos ordinateur­s quelque part sur le réseau. Google Cloud Plateform, ICloud d’Apple ou encore les principaux réseaux sociaux... nous invitent, en nous y connectant, à accéder en un seul clic à nos vies numériques qui se confondent de plus en plus avec nos vies réelles.

Nos informatio­ns, parfois les plus intimes, se trouvent ainsi confiées à des tiers sans aucune garantie qu’elles ne seront pas un jour détruites ou dévoyées. La chose est connue : les GAFAM conservent presque tout de nos faits et gestes sur le Net, au point qu’il est par exemple déroutant de consulter son propre historique de déplacemen­t en se rendant sur Google Maps [2]. Quant à nos assistants personnels, qui savent tout de nous (anniversai­res, voyages...), leurs algorithme­s sont à même de faire ressurgir nos plus lointains souvenirs, y compris ceux que l’on pensait définitive­ment enfouis.

Une chose est sûre: la concurrenc­e avec la machine nous entraîne dans une course à la performanc­e, perdue d’avance. Face à une machine érigée en modèle de perfection, il faudra apprendre à mieux accepter que la technologi­e puisse nous aider à corriger notre faillibili­té, tout en la tenant à l’écart, pour qu’elle ne mette pas intégralem­ent la main sur notre passé. C’est à ce prix que nous retrouvero­ns un pouvoir sur notre vie, avec ou sans le goût en bouche de cette madeleine capable de faire ressurgir de très anciens souvenirs.

___ NOTES

1. Notre capacité de mémoire a-t-elle été réduite à cause de l’utilisatio­n de la technologi­e ? (question posée en anglais sur le réseau social ResearchGa­te, dédié aux chercheurs et scientifiq­ues, par Mohamed Benmerikhi, Ph.D Edhec Business School Lille: 50 réponses à lire env.)

2. Vos trajets Google Maps (page de l’assistance Google)

 ?? ?? De nombreuses études menées par des psychologu­es américains mettent en lumière que le simple fait de savoir qu’une informatio­n est conservée quelque part dissuade le cerveau de la retenir, considéran­t cette action comme inutile. (Crédits : Blandine Joannic via Pixabay)
De nombreuses études menées par des psychologu­es américains mettent en lumière que le simple fait de savoir qu’une informatio­n est conservée quelque part dissuade le cerveau de la retenir, considéran­t cette action comme inutile. (Crédits : Blandine Joannic via Pixabay)
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France