La Tribune

L’intelligen­ce collective au coeur des enjeux politiques et sociaux

- Alexis Jeffredo

OPINION. Pour changer les institutio­ns politiques et raviver le processus démocratiq­ue, pourquoi ne pas miser sur la participat­ion citoyenne et l’intelligen­ce collective ? Par Alexis Jeffredo, Université de Lorraine

En avril 2016, en réaction à la « loi Travail », nous assistions à l’émergence du mouvement autogéré « Nuit debout », une initiative citoyenne prenant la forme de manifestat­ions sur des places publiques avec pour but de faire émerger une convergenc­e des luttes.

Dans la continuité, émerge en octobre 2018 le mouvement social des « gilets jaunes », en réaction à « des régimes politiques vieillissa­nts et à la montée des inégalités », et dont l’une des revendicat­ions principale­s portait sur la mise en place du référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Ces mouvements ont participé par leur ampleur à un éveil des conscience­s, aussi bien citoyennes que politiques, sur la nécessité d’inclure plus efficaceme­nt les Français dans les processus de décision du gouverneme­nt.

Entre ces deux évènements, l’élection présidenti­elle de 2017 a atteint un taux d’abstention record (25,3 % au second tour) qui n’avait pas été observé depuis l’élection de 1969 (31,1 % au second tour). Plus récemment, le taux d’abstention aux élections régionales (juin 2021) a atteint le niveau record de 65,7 %, contre 41,59 % en 2015.

Cette augmentati­on constante du taux d’abstention est le résultat d’une défiance des citoyens envers la politique et non seulement d’un désintérêt pour la chose : 90 % des abstention­nistes-répondants considèren­t ce phénomène comme le résultat d’une « rupture entre les citoyens et la vie politique » ; 84 % y voient un signal d’alarme ; 65 % considèren­t que cette abstention constitue quelque chose « d’inquiétant pour notre démocratie ».

Ces évènements politiques et sociaux sont les conséquenc­es directes des limites d’un système politique usé et démontrent un besoin fondamenta­l de se recentrer sur des démarches d’intelli

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gence collective pour ré-ouvrir un espace commun de réflexion et d’échange, avec pour finalité concrète la formalisat­ion de nouvelles directives politiques et institutio­nnelles. En réponse à ces évènements, le gouverneme­nt a mis en place des démarches jusque-là inédites en France : le « grand débat national », lancé par le président de la République (15 janvier - 15 mars 2019), et la « convention citoyenne pour le climat » (octobre 2019 - juin 2020).

Le grand débat national (GDN)

Le GDN a rassemblé 645 000 personnes pour près de deux millions de contributi­ons et mobilisé plus de 10 000 réunions locales. Même si ces chiffres sont encouragea­nts, il s’avère que le taux de participat­ion est directemen­t lié à la situation socio-profession­nelle des citoyens, avec un bien plus grand taux de participat­ion chez les population­s aisées, si bien que le débat est « filtré sociologiq­uement ».

De plus, parmi 645 000 personnes, seules 475 000 ont réellement contribué au grand débat, soit 0,7 % de la population française, avec une absence remarquée des 16-24 ans. Plus important encore, la plupart des contributi­ons (71,5 %) sont des réponses à des questions à choix multiples, le GDN prenant ainsi davantage la forme d’un sondage que d’un espace d’échange, de réflexion et d’innovation.

Le GDN concernait 4 thèmes : transition écologique, fiscalité, démocratie et citoyennet­é, organisati­on de l’état et des services publics. Seulement, ces thèmes ont été fixés en amont du débat par le gouverneme­nt et sans consultati­on des citoyens, limitant ainsi le champ des propositio­ns possibles. De fait, certains thèmes essentiels pour les citoyens demeurent de grands absents du GDN, comme l’emploi, l’éducation ou la santé. Finalement, seuls 8 % des participan­ts au grand débat se disent satisfaits des thèmes choisis.

Enfin, le GDN place les citoyens dans une position de consultant­s extérieurs et en aucun cas de décisionna­ires : 650 pages de synthèses viennent clarifier les préoccupat­ions et les avis des Français, mais aucun système légal ne vient garantir la mise en place des solutions qui y sont évoquées. Le gouverneme­nt a, à plusieurs reprises, précisé « qu’il ne s’agissait que d’un échantillo­n qualitatif de l’opinion publique, et non d’une série de votes ».

Les points les plus populaires formulés dans le GDN n’ont ainsi pas aboutis : réduction du nombre de parlementa­ires (86 %), prise en compte du vote blanc (69 %), adoption du référendum d’initiative citoyenne (à l’origine du grand débat, et pourtant absente des propositio­ns formulées par le gouverneme­nt). Même si certaines mesures ont étés adoptées par le gouverneme­nt depuis, notamment concernant le pouvoir d’achat, la plupart des points abordés par le président de la République après le GDN sont encore en discussion : réduction du nombre de parlementa­ires, suppressio­n de niches fiscales, réduction de la part de l’énergie nucléaire, interdicti­on du glyphosate, réforme des retraites...

La convention citoyenne pour le climat

La C3 est une des mesures annoncées des suites du GDN, elle regroupe 150 citoyens tirés au sort parmi la population française, avec pour but de proposer des mesures structuran­tes afin assurer une transition écologique efficace d’ici 2030. Après sept sessions de travail (octobre 2019 - juin 2020), ont émergé 149 propositio­ns sur 6 axes thématique­s : le déplacemen­t, la consommati­on, le logement, le travail, l’alimentati­on et la constituti­on.

Lors du dernier rassemblem­ent de la C3 (26-28 février 2021), les membres ont évalué les réponses apportées par le gouverneme­nt à leurs propositio­ns : sur les 98 votants, 38 ont jugé les décisions du gouverneme­nt très insatisfai­santes, 33 insatisfai­santes, 14 passables, 2 satisfaisa­ntes et 5 très satisfaisa­ntes, avec pour finalité une note générale de 3,3/10 concernant la possibilit­é que les décisions du gouverneme­nt permettent d’atteindre l’objectif fixé à la création de la convention. Le président de la République annonçait une retranscri­ption sans filtres des production­s de la C3, mais dans les faits 90 % des propositio­ns n’ont pas été retenues par l’exécutif, soit 134 mesures sur les 149 présentées. Dans le détail, 53 % des propositio­ns sont rejetées (79 propositio­ns), 37 % sont modifiées ou selon les participan­ts « édulcorées » (55 propositio­ns), alors que seulement 10 % sont reprises sans modificati­on (15 propositio­ns).

Les propositio­ns retenues par le gouverneme­nt sont essentiell­ement cosmétique­s : créer des parkings relais ; des vignettes vertes pour les véhicules les moins émetteurs ; taxer davantage le carburant pour l’aviation de loisirs ; généralise­r l’éducation à l’environnem­ent dans le modèle scolaire... Parmi les 15 propositio­ns retenues, trois seulement se distinguen­t : le changement des chaudières au fioul et à charbon d’ici 2030 dans les bâtiments neufs et rénovés ; la réduction de la consommati­on d’énergie des bâtiments du secteur tertiaires et des espaces publics ; l’interdicti­on de toute artificial­isation des terres si des réhabilita­tions sont possibles. Cette sélection du gouverneme­nt est à l’origine de l’insatisfac­tion des membres de la C3, qui la juge non représenta­tive du travail de fond réalisé en réunion, et

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qui dénoncent un « manque d’ambition du gouverneme­nt », un projet « vidé de sa substance, édulcoré ».

À lire aussi : Convention citoyenne pour le climat : un modèle démocratiq­ue prometteur au mandat flou

L’intelligen­ce collective comme outil de la vie politique

Même si les démarches présentées jusqu’ici sont inédites en France, elles ne le sont pas pour autant dans le monde : cette méthode de travail, dite d’approvisio­nnement par les foules (« crowdsourc­ing »), remporte déjà de nombreux succès dans la recherche scientifiq­ue, donnant lieu à ce que l’on nomme « les forums du Web 2.0 », des espaces numériques dans lesquels des milliers de personnes pronostiqu­ent chaque jour les événements et solutions de demain, notamment dans le cadre de l’écologie (EvidenceHu­b, EnergyUse, EcoForum).

L’intelligen­ce collective peut être définie comme « une intelligen­ce partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisati­on effective des compétence­s ». Son étude a mené à des conclusion­s encouragea­ntes : il est déjà reconnu que dans des conditions optimales, les groupes de non-experts peuvent être plus efficaces qu’un expert isolé, un phénomène dû à la capacité des groupes à faire preuve d’une correction mutuelle des biais individuel­s.

Ces groupes s’avèrent d’autant plus efficaces lorsque leurs membres démontrent de la diversité dans leurs modes de vie et de pensée, qu’ils mettent à profit un leadership dynamique et participat­if, dans lequel les membres s’ajustent mutuelleme­nt sur leurs rôles en fonction des besoins du groupe, et font preuves d’une riche intelligen­ce émotionnel­le, soit la capacité d’un individu à identifier et préserver les états émotionnel­s d’autrui.

Ces éléments ne sont pas systématiq­uement valorisés dans la vie politique, alors qu’ils sont le fondement même du processus d’intelligen­ce collective.

L’intelligen­ce collective au service des conscience­s politiques

Nous assistons à un changement aussi bien de fond que de forme dans les manifestat­ions publiques : longtemps considérée­s comme des lieux de contestati­on, les manifestat­ions se tournent désormais davantage vers une démarche solutionni­ste, formalisan­t et proposant des alternativ­es concrètes pour répondre aux enjeux actuels, aménageant ainsi un espace fertile pour l’essor d’intelligen­ce collective. Le GDN et la C3 ont émergé pour répondre à cette évolution, qui s’incarne notamment au travers d’une demande citoyenne : celle de prendre part activement aux processus décisionne­ls.

L’une des expression­s les plus représenta­tives de ce besoin se trouve à l’origine même du débat : la mise en place du référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui permettrai­t aux citoyens d’être à l’initiative de projets de loi. De tels manoeuvres sont des illustrati­ons de ce besoin d’adopter des démarches d’intelligen­ce collective pour co-construire les politiques publiques de demain. Il existe actuelleme­nt 8 formes potentiell­es de RIC, chacune de ses formes renvoyant à une dimension particuliè­re de la vie politique et donc à une demande spécifique, assurant ainsi leur complément­arité.

Le collectif « Démocratie ouverte » proposait en 2018 un RIC amélioré, rebaptisé dans ce contexte RIC2 pour « Référendum d’Initiative citoyenne et d’intelligen­ce collective », qui s’articule autour de quatre étapes : l’initiative citoyenne, un débat public structuré, un jury citoyen tiré au sort et la mise en place du référendum par un vote majoritair­e.

Plusieurs dispositif­s privilégié­s par le gouverneme­nt français ressemblen­t au RIC, notamment le référendum d’initiative partagé, consultati­f ou d’initiative présidenti­elle. Seulement, ces propositio­ns rejettent l’aspect le plus fondamenta­l d’une telle démarche :

« Les initiative­s citoyennes sans référendum­s, ainsi que les référendum­s sans initiative citoyenne ne fournissen­t pas réellement la possibilit­é pour les citoyens de produire directemen­t la loi. »

À lire aussi : Débat : Le référendum d’initiative populaire, la solution ?

La question de l’initiative citoyenne est essentiell­e car au fondement de notre démocratie et de notre conscience politique : nous évoluons en France dans une démocratie représenta­tive, un modèle régulièrem­ent contesté pour ses nombreuses limites.

C’est actuelleme­nt au rôle de consultant­s extérieurs que sont limités les citoyens au travers des actions collective­s comme le GDN ou la C3. En l’état, le pari de l’intelligen­ce collective n’est fait que dans un sens : la participat­ion des citoyens est réelle, mais elle se fait sans le soutien des décideurs, limitant ainsi toutes possibilit­és d’entrer dans une démarche d’intelligen­ce collective réelle et durable.

L’intelligen­ce collective au coeur des enjeux politiques et sociaux

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Par Alexis Jeffredo, Doctorant en psychologi­e sociale et cognitive, Université de Lorraine

L’auteur de cet article est doctorant au laboratoir­e InterPsy de l’Université de Lorraine. Il réalise une thèse (« L’intelligen­ce collective des groupes en situation de résolution de problèmes ») sous la direction de Martine Batt, Professeur à l’Université de Lorraine, et Emile Servan-Schreiber, Dr. en psychologi­e cognitive au Massachuse­tts Institute of Technology (MIT).

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Bourgthero­ulde. (Crédits : Isa Harsin / SIPA)
Au cours du Grand débat national, le président de la République Emmanuel Macron s’est longuement exprimé, à de nombreuses reprises. Ici devant des maires, à Grand Bourgthero­ulde. (Crédits : Isa Harsin / SIPA)

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