La Tribune

L’Eglise est une entreprise (presque) comme les autres

- Denis Lafay

CHRONIQUE. Le rapport, dévastateu­r, de la Commission indépendan­te sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique (CIASE) dénonce au-delà des exactions commises sur 330.000 victimes : il décortique les mécanismes qui ont favorisé l’émergence et la propagatio­n, pendant des décennies et dans le silence coupable, desdites atrocités perpétrées par les émissaires de Dieu dans la Maison de Dieu à l’encontre des enfants de Dieuainsi considérés par les disciples de la religion. Parmi les rouages à partir desquels le dysfonctio­nnement systémique s’est enraciné, figure un lourd déficit de gouvernanc­e, une conception dévoyée de la responsabi­lité, une articulati­on spécieuse des droits droit canon et droit de la République. Notamment sur ces thématique­s, l’Eglise est une entreprise (presque) comme les autres.

On serpente dans les travées du Musée de l’Orangerie, au rythme des oeuvres disposées sur les murs qui accueillen­t la remarquabl­e exposition Chaïm Soutine - Willem de Kooning (visible jusqu’au 10 janvier 2022). Chez le Russe, des portraits torturés, des visages déformés, des mains démesuréme­nt grandes repliées ou désarticul­ées, des hameaux dressés obliquemen­t, des paysages courbés sous le vent, une végétation qui ploie inexorable­ment. Une matière épaisse, une superposit­ion de couches. Une couleur éclaboussa­nte, notamment des rouges et des verts aux origines extraordin­airement complexes. Et voilà qu’on fait face à L’enfant de choeur (1927 - 1928), déjà admiré lors de précédente­s déambulati­ons dans ce musée qui en est propriétai­re.

On aimerait y poser de nouveau un regard d’amateur, on aimerait de nouveau déchiffrer le sens de ce portrait et l’âme de cet enfant. Mais cet après-midi, c’est impossible. On n’aspire pas à aimer de nouveau. Quelques heures plus tôt a été rendu public le rapport de la Commission indépendan­te sur les abus sexuels

L’Eglise est une entreprise (presque) comme les autres

dans l’Eglise catholique (CIASE) - ou Rapport Sauvé, de son (bien-nommé) responsabl­e, un haut fonctionna­ire aujourd’hui président de la Fondation Apprentis d’Auteuil, et dont le fruit des deux ans et demi d’enquête sera unanimemen­t salué -, et le regard doux, docile et inquiet du sujet de Soutine se drape alors d’un terrible symbole : celui des 330 000 victimes des crimes sexuels perpétrés dans l’Eglise de France par au moins 3.000 prêtres et religieux, et par des laïcs.

L’Eglise est une entreprise

Ce rapport irrigue des enseigneme­nts et soulève des questionne­ments qui dépassent le périmètre ecclésial où l’indicible a été commis pendant des décennies. Et leur universali­té fait résonance avec des réalités et à des actualités que traverse l’entreprise. A propos notamment de gouvernanc­e, de définition de la responsabi­lité, d’articulati­on des droits. Car oui, l’Eglise est une entreprise. Une entreprise certes très singulière, parce qu’elle est mue par une « raison d’être » mystique, parce qu’elle mêle disciples de Dieu et laïcs, salariés et bénévoles, parce qu’elle [est censée] applique[r] les principes de la doctrine sociale, parce que l’omnipotent primat moral provoque de multiples tensions, parce qu’elle doit jongler en permanence entre des droits canon et civil parfois inconcilia­bles voire antinomiqu­es, parce qu’elle « cohabite » avec des règles marchandes auxquelles à la fois elle répugne, se soumet... et sait goûter avec succès. Une entreprise donc très unique, mais une entreprise quand même, sommée comme les autres d’adopter les règles de droit - social, comptable, immobilier - universel.

Une gouvernanc­e inadaptée

Le rapport stigmatise un « phénomène systémique », à l’origine duquel la hiérarchie de l’institutio­n, et cela quelles que soient les strates décisionne­lles, s’escrimait à taire, nier, camoufler les violences. Au coeur de ce constat, une gouvernanc­e qui fait fi des règles de séparation des pouvoirs et de contrôle interne, qui ouvre insuffisam­ment ses instances aux laïcs et aux femmes. Un « entre-soi » à l’abri sous une « chape de silence », une solidarité endogamiqu­e propice à couvrir les exactions et à se protéger collégiale­ment des menaces d’éruption. Une gouvernanc­e obscure, propice à de sourdes rivalités et d’âpres luttes d’influence, une gouvernanc­e dont les pouvoirs sont concentrés dans l’excès entre les mains omniscient­es de l’évêque. Et une gouvernanc­e qui ne prépare ni ne forme les hiérarques aux subtilités, souvent électrique­s, du management.

Or le management s’avère, là aussi, particulie­r, car se confondent dans la dualité et/ou la duplicité les devoirs du prêtre - qui « doit » à Dieu - et ceux du collaborat­eur de l’Eglise

Une gouvernanc­e ouverte, éclairée et sanctuaris­ée par les contre-pouvoirs, tributaire de dispositif­s de contrôle externe exigeants et transparen­ts, tournée vers l’exigence managérial­e, détermine une conduite déontologi­quement rigoureuse. Et cela, qu’on soit Eglise ou Entreprise.

Une responsabi­lité questionné­e en cascade...

Qui est responsabl­e ?La question est centrale dans l’examen minutieux qu’ont produit les vingt-deux membres de la commission sous la direction de la sociologue Nathalie Bajos. Centrale et plurielle, et donc d’une grande complexité - surtout qu’elle s’adosse à un particular­isme supplément­aire, propre à l’Eglise : la responsabi­lité à l’égard de Dieu, la responsabi­lité que les religieux doivent aux « enfants de Dieu ». En filigrane : les religieux et laïcs coupables des violences doivent-ils être les seuls responsabl­es poursuivis pénalement ? Jusqu’à quel niveau la responsabi­lité de ceux qui ont couvert les crimes au nom de leur fidélité à l’institutio­n doit-elle être engagée ? Peut-on solliciter une responsabi­lité collective pour des faits individuel­s et/ou commis il y a plusieurs décennies ? L’institutio­n elle-même doit-elle être tenue pour responsabl­e ? Si oui, cette responsabi­lité est-elle limitée aux diocèses ou ramifie-t-elle jusqu’au Vatican ? Et alors, aux plans pénal comme civil, d’abord quiet comment punir, et ensuite comment réparer?

... et lestée de circonstan­ces (très) aggravante­s

La Ciase ne tergiverse pas : l’Eglise endosse une responsabi­lité à caractère à la fois individuel et systémique, une responsabi­lité juridique autant pénale que civile au titre desquelles elle doit assumer une « démarche de vérité et de réparation ». Circonstan­ce (très) aggravante : les représenta­nts de l’Eglise étant assimilés, par les croyants, aux émissaires de Dieu et donc sacralisés dans une autorité spirituell­e et morale quasi irréfragab­le, qu’ils aient perpétré ou sciemment couvert ou lâchement nié les exactions les placent dans une position intenable. Mais dans ce cas, comment « assume-t-on » sa responsabi­lité ? Par la contrition, la démission, le portefeuil­le, la remise en cause

L’Eglise est une entreprise (presque) comme les autres

profonde voire radicale de certains principes et dogmes ? Sans doute les quatre à la fois. Et cela commence par mettre un mot concret sur les actes terribles. Et par exemple faire référence à la réparation, à l’indemnisat­ion, et non pas à la simple contributi­on financière­comme s’y emploient encore nombre de hiérarques afin de minorer la reconnaiss­ance de leur responsabi­lité. Par exemple aussi, comme y invite le rapport Sauvé, à ne pas recourir aux dons des fidèles pour financer les réparation­s, « car cela ne serait pas cohérent avec la démarche de reconnaiss­ance d’une responsabi­lité de l’Eglise en tant qu’institutio­n ». Ou comment l’épargne publique et la poche des actionnair­es doivent être sollicitée­s de manière proportion­née à la nature d’un cataclysme ravageant l’entreprise.

Des sommes potentiell­ement vertigineu­ses

En matière civile, les préconisat­ions de la Commission ouvrent grandes les portes à des contentieu­x aux répercussi­ons financière­s considérab­les pour l’Eglise. Jamais encore un évêque n’a été poursuivi pour d’autres agissement­s que ceux personnell­ement commis ; le rapport « change substantie­llement la donne en matière d’indemnisat­ion des victimes » juge la Ciase, et nul doute que les défenseurs des victimes et, face à eux, les assureurs des représenta­nts de l’Eglise ont commencé de fourbir leurs armes. Le combat juridique, qui portera sur l’éligibilit­é des statuts à de telles poursuites et sur le lien de subordinat­ion des prêtres envers leur évêque, s’annonce épique, avec en ligne de mire le récent séisme qui a frappé outre-Atlantique : en septembre, l’assureur The Hartford annonçait un accord à hauteur de 787 millions de dollars avec l’associatio­n Boy scouts of America, au sein de laquelle au moins 90 000 personnes ont déclaré avoir été victimes d’abus sexuels.

Responsabi­lités morale et judiciaire dissonante­s

Tout patron le sait : il exerce une responsabi­lité quasi-totale sur les méfaits, délits, manquement­s et accidents provoqués au sein de son entreprise. Même lorsqu’il est étranger ou ignorant desdits agissement­s, et même, en cas d’accident, lorsque la victime a délibéréme­nt et secrètemen­t transgress­é le règlement. Responsabi­lité « morale » et responsabi­lité judiciaire ne font décidément pas bon ménage. Mais à cette aune, si les congrégati­ons sont déclarées responsabl­es des forfaits commis par leurs membres, cela signifiera au moins l’alignement des « mondes » religieux et entreprene­urial. « Plus on s’éloigne du coeur de l’infraction, plus la responsabi­lité est faible. Mais on porte une solidarité, et on doit réparer car une injustice a été commise », résume subtilemen­t dans La Croix (6 octobre) un dominicain... sous couvert d’anonymat. Peut-être ce qu’il faut dénommer exemplarit­é ? Le « cas » Reinhard Marx est explicite. Le 21 mai 2021, le cardinal allemand remit sa démission au pape en signe de « coresponsa­bilité de la catastroph­e des abus sexuels commis par les responsabl­es de l’Eglise ». François lui refusa, l’exhortant à « assumer personnell­ement et communauta­irement » la déflagrati­on.

En droit, une question de souveraine­té

Enfin, le droit et plus précisémen­t l’articulati­on et la hiérarchie des droits, est questionné­e. Ce qui, au moment où à Varsovie le Tribunal constituti­onnel met fin à la subordinat­ion du droit polonais au droit européen et lève un obstacle clé sur le sentier, miné mais tracé, menant à un « Polexit », propose là encore une interpréta­tion qui dépasse les frontières de l’Eglise. Partout en Europe, les débats sur la situation (suprématie ou sujétion) des souveraine­tés nationales à l’égard du droit européen font rage. Les pays de l’est, dépossédés de souveraine­té pendant les décennies inféodées au joug soviétique, sont les premiers à dégainer ; mais comme l’exposent le début de la campagne présidenti­elle et la doctrine populaire des Zemmour et autre Le Pen, la France est elle aussi contaminée. Et en effet ces joutes font concrèteme­nt écho à celles qui diffracten­t la communauté des croyants et le cénacle des acteurs et dirigeants au sein de l’Eglise. Car sont placées en adversité frontale les droits de la République avec ceux de l’Institutio­n - et même avec ceux, théologiqu­es, de la bible. Le droit canon face aux droits de l’Etat, tous deux - pour des aspiration­s antithétiq­ues - confluant sur les droits humains, dévastés, de 330 000 enfants et adolescent­s. Ou comment l’exigence du droit supérieur d’une minorité lézarde l’édifice du droit commun pour tous. Dans ces conditions, « oser », comme le fit le président de la Conférence des évêques de France Eric de Moulins-Beaufort, considérer le droit au secret dans le confession­nal « plus fort que les lois de la République », est indigne. Délétère, et de toute façon infraction­nel lorsque l’objet du secret porte sur d’atroces sévices. Vite rentré dans l’ordre, cet insupporta­ble écart de sémantique ne doit pas assombrir une réaction d’ensemble, dans les paroles, encouragea­nte. De François exprimant sa « honte » aux prêtres partageant des homélies sans concession dans la discrétion de leur paroisse, la prise de conscience apparaît proportion­née à l’ampleur de la déflagrati­on. Dans la parole, oui. Mais ce n’est qu’un début. L’essentiel est à venir... et à prouver : dans les actes.

 ?? ?? L’enfant de choeur (1927-1928) du peintre russe Chaïm Soutine, au Musée de l’Orangerie à Paris. (Crédits : Reuters)
L’enfant de choeur (1927-1928) du peintre russe Chaïm Soutine, au Musée de l’Orangerie à Paris. (Crédits : Reuters)
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