La Tribune

Serons-nous tous des télétravai­lleurs en 2050 ?

- Juliette Laffont

Au cours des dix-huit mois qui viennent de s’écouler, la crise sanitaire a redéfini le monde du travail, faisant du travail à distance une nouvelle norme pour plus d’un quart des actifs français. Avec la révolution du télétravai­l émergent naturellem­ent de nouveaux enjeux, sur lesquels la Délégation à la prospectiv­e au Sénat a tenté d’enquêter. Dans un rapport publié jeudi 21 octobre, la Délégation analyse les opportunit­és et risques d’un tel tournant, en pesant le pour et le contre. Gains de productivi­té significat­ifs pour les entreprise­s et réduction de la fracture numérique entre territoire­s d’une part, substituti­on des télétravai­lleurs par des travailleu­rs étrangers moins onéreux et risques d’accroissem­ent des cyberattaq­ues et de l’empreinte numérique, de l’autre. Décryptage.

Avec la crise sanitaire, le télétravai­l s’est imposé pour beaucoup comme la meilleure façon de travailler. Alors qu’ils représenta­ient 7% des actifs français avant la crise (3% de manière régulière et 4% de façon occasionne­lle), ce sont plus de 40% des actifs qui ont basculé en télétravai­l complet, et 25% lors du second confinemen­t.

Reste désormais à voir si cette pratique, qui s’est massivemen­t généralisé­e, va s’installer dans la durée. Va-t-on vers une révolution du travail à distance ? C’est la question qu’ont tenté d’élucider trois sénateurs de la Délégation à la prospectiv­e (la communiste Cécile Cukierman et les LR Céline Boulay-Espéronnie­r et Stéphane Sautarel), tout en pesant le pour et le contre d’un tel tournant.

Et si les sénateurs ont bien insisté sur le caractère prospectif du rapport remis jeudi 21 octobre, précisant que celui-ci ne fait que poser les prémisses d’une réflexion amenée à s’étendre au cours des prochaines années, il soulève déjà, au travers de huit questions, les enjeux majeurs qu’a fait émerger la démocratis­ation du télétravai­l.

Substituti­on des télétravai­lleurs par du personnel étranger moins coûteux, risque accru de cyberattaq­ues, augmentati­on de l’empreinte numérique, “recyclage” des quartiers

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d’affaires actuels, ce rapport passe au crible diverses problémati­ques qui ont vu le jour avec le déploiemen­t du travail à distance. Il explore également les opportunit­és qu’entraîne un tel phénomène, notamment les gains de productivi­té pour les entreprise­s, en raison d’une meilleure concentrat­ion des actifs en télétravai­l et de la perte de temps évitée dans les transports.

1. Serons-nous tous des télétravai­lleurs en 2050 ?

La Délégation a tout d’abord étudié une question générale: serons-nous tous télétravai­lleurs en France en 2050? Et la réponse qu’elle a rendue était prévisible: non. Selon une étude de l’Institut Sapiens citée par le rapport, le télétravai­l devrait concerner au maximum 30 à 50% des actifs français à cette échéance, part qui ne dépasse pas les 27% à l’heure actuelle.

Une réalité qui s’explique en grande partie par le fait que la France, à la différence des pays nordiques, n’a pas une économie entièremen­t tertiarisé­e, le secteur des services couvrant à ce jour seulement 76% des emplois du pays, lesquels ne sont pas tous télétravai­llables. Le télétravai­l demeure en outre l’apanage d’un champ restreint de secteurs (ceux où il est le plus pratiqué étant l’informatio­n et la communicat­ion, les activités financière­s, immobilièr­es et d’assurance, et les services aux entreprise­s), d’après une étude de la DARES menée en décembre 2020.

En clair, si le télétravai­l s’est véritablem­ent installé dans le paysage, il est encore loin de concerner tous les emplois, au risque d’ailleurs de créer une « nouvelle fracture » entre ceux qui peuvent télétravai­ller, issus pour la plupart de catégories socioprofe­ssionnelle­s supérieure­s (selon l’Institut Sapiens), et ceux dont la profession ne le leur permet pas.

2. Le télétravai­l a-t-il un impact positif sur la productivi­té à long terme ?

Autre enseigneme­nt du rapport: le télétravai­l serait plus susceptibl­e de générer des gains de productivi­té que l’inverse selon les résultats de nombreuses études (même si le chiffrage reste encore approximat­if). Une note de la direction générale du trésor (DGT) prévoit ainsi des gains de productivi­té allant de 5 à 30% grâce au télétravai­l. En cause ? Le temps de trajet est transformé en temps de travail supplément­aire, et l’absence d’interactio­ns physiques entraîne une réduction du nombre de distractio­ns et de perturbati­ons (pauses café, long déjeuner, bruit), permettant aux actifs d’être plus concentrés et efficaces dans leur travail.

Déjà, en 2016, un rapport du cabinet Kronos évaluait l’augmentati­on de productivi­té qu’entraîne le télétravai­l à au moins 22%. Sur la base de ces chiffres, et en partant du principe que 27% des actifs français peuvent aujourd’hui télétravai­ller, l’Institut Sapiens a estimé dans une note de mars 2021 que « la pratique d’une journée de télétravai­l par semaine engendrera­it un surplus de 30 milliards d’euros de PIB, toutes choses égales par ailleurs » (résultat obtenu en partant de l’hypothèse qu’un actif dispose d’une productivi­té horaire moyenne de 59€).

Toutefois, toutes les analyses ne convergent pas vers un tel scénario. Certaines études montrent notamment que s’il est mal géré, le télétravai­l peut désorganis­er les entreprise­s et peser sur leur productivi­té, voire tuer la créativité émanant le plus souvent d’une cohésion d’équipe facilitée par le travail en présentiel.

3. Le télétravai­l constitue-t-il un risque de délocalisa­tion des emplois ?

La Délégation à la prospectiv­e a également analysé le risque encouru par les télétravai­lleurs français d’être remplacés à terme par des travailleu­rs étrangers moins onéreux. Déjà, en mai 2020, le Groupe d’études géopolitiq­ues avait affirmé que la « e-délocalisa­tion pourrait être rentable pour environ 10% des emplois ». Un tel scénario suscite donc des inquiétude­s légitimes et a déjà fait l’objet d’une mise en garde de l’ANDRH (Associatio­n Nationale des DRH) mardi dernier, qui a déploré que certains groupes automobile­s ou bancaires se soient déjà lancés, sans le dire, dans les premiers chiffrages.

Pour autant, la Délégation à la prospectiv­e dégaine plusieurs contre-arguments. Tout d’abord, la part importante de travailleu­rs qualifiés parmi les télétravai­lleurs rend leur substituti­on moins rentable pour les entreprise­s qu’a pu l’être par exemple celle des call-center dans les années 2000. « Les écarts de salaires entre travailleu­rs qualifiés des différents pays du monde sont moins élevés qu’entre travailleu­rs non-qualifiés », fait ainsi valoir le rapport. À cela s’ajoute que les entreprise­s sont en proie à une pénurie de compétence­s, avec un chef d’entreprise sur deux peinant à recruter dans les services (selon une étude de la Banque de France d’août 2021), et ont donc moins intérêt à se séparer de leurs travailleu­rs qualifiés.

En revanche, le risque pourrait bien se trouver là où on ne l’attend pas. Selon le rapport, plus que des délocalisa­tions d’emplois, certaines entreprise­s pourraient en effet faire face à des déménageme­nts de télétravai­lleurs qualifiés. Les télétravai­lleurs les plus rémunérés, notamment, pourraient être tentés de s’installer dans des pays offrant d’importants avantages fiscaux. « Le spectre de l’exil fiscal des télétravai­lleurs français de haut

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niveau pourrait ainsi supplanter le spectre de leur remplaceme­nt par des travailleu­rs étrangers », met en garde le rapport.

4. Avancée ou régression sociale ?

Autre enjeu plus général: le télétravai­l constitue-t-il davantage une avancée ou une régression sociale? Il est encore trop tôt pour le savoir, observe la Délégation, qui note tout de même que les Français sont nombreux (71%) à voir dans le télétravai­l un gage de flexibilit­é, d’autonomie et de bien-être (réduction de la fatigue, meilleur équilibre vie pro/perso...), mesuré début septembre par une étude de l’UGICT-CGT.

Mais l’enquête note aussi que le télétravai­l présente des risques psychosoci­aux. Entre autres, une surcharge de travail liée notamment à la facilité d’organisati­on de réunions virtuelles et aux sollicitat­ions plus fréquentes durant les congés (reportées par des télétravai­lleurs), ainsi qu’une hausse du sentiment d’isolement, entraînant d’ailleurs un symptôme dépressif chez un télétravai­lleur français sur cinq.

5. Opportunit­é de relocalisa­tion et d’aménagemen­t du territoire ?

En outre, la généralisa­tion du télétravai­l pose également la question du réaménagem­ent du territoire. Si un Français sur quatre voire un sur trois dans les années à venir est amené à télétravai­ller pendant plus de la moitié de la semaine, un exode urbain vers les villes moyennes est à prévoir, avec des conséquenc­es importante­s. « L’irruption du télétravai­l autorise une rupture majeure avec cette ancestrale nécessité de proximité entre domicile et travail », note ainsi le rapport. Et cette tendance est encore plus forte parmi les cadres francilien­s, qui sont aujourd’hui 83% à envisager de quitter l’Ile-de-France à court terme, selon une étude de Cadremploi d’avril 2021.

Une relocalisa­tion des actifs qui pourrait non seulement donner un nouveau visage aux espaces périurbain­s et ruraux (avec la constructi­on de nouveaux logements adaptés ou encore le déploiemen­t de la fibre permettant un meilleur accès à la connexion), mais risque également d’induire « des hausses de prix dans les campagnes, pénalisant les population­s qui y vivent déjà et ne disposent pas d’un pouvoir d’achat élevé ».

En parallèle, l’avenir des quartiers d’affaires actuels demeure pour l’heure assez flou. Alors que le coût de la place de bureau par salarié s’élève à environ 15.000€ par an dans le quartier de La Défense, selon France Stratégie, on pourrait constater d’ici à 2030 140.000 à 240.000 mètres carrés de bureaux en trop, relève le rapport. Un enjeu majeur est donc celui du “recyclage” de ces espaces potentiell­ement inoccupés demain. La Délégation s’interroge donc: peut-on par exemple envisager d’en faire des espaces de coworking et de développer un ticket bureau sur le modèle du ticket restaurant ?

6. Une bonne affaire pour l’environnem­ent ?

Sur un registre tout à fait différent, se pose la question de l’impact du télétravai­l sur l’environnem­ent. Les confinemen­ts ont entraîné une réduction des émissions de gaz à effet de serre grâce notamment à une baisse des déplacemen­ts automobile­s, qui représente­nt 66% des déplacemen­ts domicile-travail et

25% des émissions de CO2 en France chaque année. Selon les estimation­s, si le télétravai­l continue de concerner 27% des actifs, la France pourrait réduire ses émissions de CO2 de près de 2,3 millions de tonnes par an.

Pour autant, les estimation­s de l’ADEME montrent que le gain en matière de rejet de CO2 hors situation de crise sanitaire, en faisant l’hypothèse d’un tiers d’actifs en télétravai­l, « serait modeste, de l’ordre de 1,3% de l’ensemble des émissions de CO2 par les voitures ». Et pour cause, le véhicule est toujours utilisé pour des trajets de proximité les jours de télétravai­l, y compris pour des trajets qui n’étaient pas possibles auparavant (par exemple ceux pour aller faire des courses). Par ailleurs, « les possibilit­és d’habiter plus loin du lieu de travail conduisent à des trajets moins fréquents mais plus longs des télétravai­lleurs durant les jours de présentiel », observe le rapport, au risque donc de polluer davantage.

En outre, le télétravai­l contribue à l’empreinte numérique environnem­entale, qui représente déjà 2% des émissions totales de la France, et devrait connaître « une augmentati­on de 60% à l’horizon 2040 ». Et si l’envoi de mails est déjà massivemen­t utilisé dans le cadre du travail en présentiel, le déploiemen­t de nouveaux équipement­s dans le cadre du travail à distance pourrait générer une empreinte numérique supplément­aire puisque leur fabricatio­n est responsabl­e de « 86% des émissions de GES liées aux terminaux numériques ». Un enjeu central tient donc à la réutilisat­ion et au partage des objets numériques, par exemple en ayant recours au “flex office”, qui peut également permettre de « réduire les besoins en locaux, entretien et chauffage ».

7. Le télétravai­l nous rend-il trop dépendants des outils informatiq­ues ?

Et bien que souvent sous-estimé, le développem­ent du télétravai­l fait courir un double-risque informatiq­ue, qu’a relevé la Délégation à la prospectiv­e.

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D’une part, un risque accru en matière de sécurité numérique. Si les télétravai­lleurs ne disposent pas de matériels sécurisés chez eux et procèdent à des opérations sensibles via leurs outils informatiq­ues personnels, ils sont plus vulnérable­s aux cyberattaq­ues (vol de données, usurpation d’identité...). L’Institut Sapiens note ainsi: « alors que les flux de données entrants et sortants ne transitent que par l’intermédia­ire d’un serveur unique et interne lorsque le travail est sédentaris­é, il y a un risque plus important de captation ou de violation par autrui lorsque les flux se font à distance ».

D’autre part, un risque de fracture numérique est à craindre entre les entreprise­s qui mettent en oeuvre des systèmes informatiq­ues performant­s, rendant ainsi possible le télétravai­l pour leurs salariés, et celles qui « ne peuvent pas se permettre le télétravai­l sans risquer une forte désorganis­ation et des pertes d’efficacité ».

8. Le télétravai­l constitue-t-il une perspectiv­e universell­e ?

Enfin, avec le télétravai­l s’impose nécessaire­ment une réflexion de nature plus “philosophi­que”. L’épanouisse­ment profession­nel est-il compatible avec le travail à distance ? Le télétravai­l ne risque-t-il pas de déshumanis­er les rapports sociaux et d’entraîner ainsi une perte de sens au travail pour les actifs ?

Quid du management ? Comment réussir à maintenir le sens du collectif si l’on perd la notion commune en travaillan­t à distance ? Va-t-on vers une révolution culturelle du management reposant davantage sur la confiance ? Quelles formations vont-être mises à dispositio­n des managers ? Et comment adapter le système éducatif pour préparer davantage les futurs actifs au travail à distance ?

Si beaucoup de questions restent aujourd’hui en suspens, force est de constater que la crise sanitaire a redéfini le monde du travail et qu’il y a bel et bien eu un avant et un après-covid. Le rapport de la Délégation à la prospectiv­e reste pour l’heure au stade de réflexions préalables, mais une chose est sûre: les outils juridiques devront être adaptés pour encadrer au mieux l’avenir du télétravai­l, aujourd’hui incertain.

 ?? ?? Aujourd’hui, plus d’un actif sur quatre a recours au télétravai­l et cette proportion pourrait atteindre entre 30 et 50% de la population active française d’ici 2050. (Crédits : https://unsplash.com/photos/C3V88BOoRo­M)
Aujourd’hui, plus d’un actif sur quatre a recours au télétravai­l et cette proportion pourrait atteindre entre 30 et 50% de la population active française d’ici 2050. (Crédits : https://unsplash.com/photos/C3V88BOoRo­M)

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