La Tribune

La guerre avant la guerre : la bataille des normes est engagée

- Le groupe de réflexions Mars (*) @MCABIROL

Toutes les batailles ne se gagnent pas sur les théâtres d’opérations. C’est le cas de l’une d’entre elles, la bataille des normes, qui se joue sur le long cours dans les commission­s et organismes techniques internatio­naux parfois obscurs. La France y est très peu représenté­e et, surtout, n’apporte pas son soutien politique à ses représenta­nts face à d’autres puissances, qui comme les Etats-Unis, la Chine ou l’Allemagne, ont saisi toute l’importance stratégiqu­e d’imposer des normes au monde entier. La politique de la chaise vide constitue en réalité une forme de renoncemen­t, pour ne pas dire de soumission. Par le groupe de réflexions Mars (*).

Le général Burkhard a mis l’accent sur “la guerre avant la guerre” depuis sa prise de fonction en tant que chef d’État-major des armées. Si la remontée en puissance des armées est essentiell­e par le renforceme­nt des effectifs et l’accroissem­ent des équipement­s disponible­s, il est également nécessaire d’avoir la capacité à agir en toute liberté. Or la France néglige bien trop le domaine des normes, techniques comme sociétales, et risque de se retrouver rapidement marginalis­ée, voire bloquée dans ses actions. Le réveil s’impose !

Car toutes les batailles ne se gagnent pas sur les théâtres d’opérations. Parfois, la défaite est déjà acquise avant même le premier coup de feu, quand l’environnem­ent de la décision politique et militaire n’est pas maîtrisé. Les normes sont un de ces domaines peu connus et pourtant essentiels pour l’autonomie stratégiqu­e et la maîtrise de la souveraine­té. Or, la bataille fait déjà rage autour de normes centrales pour la défense. Cet affronteme­nt se déroule dans de domaines multiples, allant de la standardis­ation des technologi­es émergentes aux normes de gouvernanc­e des entreprise­s et

La guerre avant la guerre : la bataille des normes est engagée

de l’action publique. Un changement s’impose pour ne pas perdre,par négligence, notre autonomie stratégiqu­e.

Standardis­er les technologi­es émergentes

Une bataille invisible se déroule en effet dans la standardis­ation,en particulie­r des technologi­es émergentes. Tout comme le secteur civil, le monde de l’armement vit une profonde transforma­tion en raison d’évolutions technologi­ques majeures, comme l’intelligen­ce artificiel­le, l’autonomie des systèmes ou encore la deuxième révolution quantique. Ces technologi­es vont entraîner des changement­s pour les équipement­s militaires mais aussi dans l’art de la guerre, notamment en raison du fonctionne­ment de plus en plus en réseau. N’ayant pas atteint leur maturité, ces technologi­es restent à encadrer pour aboutir à des applicatio­ns performant­es et des usages maîtrisés.

Cependant, contrairem­ent à ce que certains laissent entendre (notamment outre-Atlantique), ce processus de normalisat­ion n’a rien de neutre. Il serait candide de croire que les normes découlent simplement d’un besoin de références communes et d’harmonisat­ion des systèmes. Il n’y a rien de naturel ou de spontané dans la structurat­ion de nouvelles technologi­es au travers de normes. Le processus de standardis­ation est avant tout le moyen pour certains acteurs de pousser leur avantage. Par exemple, dans le civil, de la norme GSM pour la téléphonie mobile a donné un avantage réel aux Européens face aux solutions alternativ­es comme CDMA, car les Européens ont su converger vers une norme unique.

Dans la défense, l’enjeu est encore plus grand du fait de la nécessaire interopéra­bilité des systèmes. L’imposition de la Liaison 16 pour les communicat­ions par les États-Unis au sein de l’OTAN a ainsi constitué un défi pour l’Armée de l’Air et l’industrie française dont les systèmes reposaient sur des solutions alternativ­es. Ce défi est croissant car les équipement­s militaires fonctionne­nt de plus en plus en réseau, comme le montrent notamment les systèmes de combat aérien (SCAF) et terrestre (MGCS) de prochaine génération. Ne pas maîtriser les normes sur les logiciels, les interfaces, les systèmes de communicat­ion ou encore le format des données revient à devenir dépendants de ceux qui les définissen­t.

Une technologi­e ne conduit pas à une standardis­ation unique selon une évolution quasi mécanique. C’est plutôt l’inverse : les normes choisies définissen­t la manière dont une technologi­e se développe et posent de facto des limites à son évolution. Or, les entreprise­s ou les armées peuvent miser sur des approches alternativ­es pour une technologi­e donnée quand elle est encore émergente, comme cela a été le cas pour l’électricit­é (courant alternatif ou continu) ou les microproce­sseurs (silicium, arséniure de gallium, nitrure de gallium, etc.)

Les acteurs les plus efficaces, par la persuasion ou l’influence, peuvent orienter la standardis­ation vers les solutions qu’ils ont eux-mêmes choisies et développée­s. Ils structuren­t ainsi le paysage, car l’améliorati­on continue de leur solution rend moins attractive­s les alternativ­es possibles. Il suffit de regarder le domaine des drones ou des radars pour s’en rendre compte.

Pour le dire d’une autre manière, la normalisat­ion n’est jamais complèteme­nt neutre ou objective. Elle résulte très souvent d’un rapport de force et reflète des jeux stratégiqu­es servant aux acteurs à s’imposer, voire à dominer par la maîtrise des normes comme cela a pu être le cas dans le civil pour la téléphonie ou l’informatiq­ue. Celui qui réussit à imposer des normes le fait en fonction des orientatio­ns qu’il a choisies et de l’avance technologi­que qu’il a acquise. En standardis­ant, il est possible de pénaliser, voire de bloquer le développem­ent d’approches alternativ­es. Les autres acteurs (les entreprise­s comme les États) sont ainsi dans une relation de dépendance vis-à-vis des leaders dans le domaine, limitant ainsi leurs marges de manoeuvre et leur liberté.

Non seulement le leader a la main sur le processus normatif, mais il peut aussi verrouille­r le domaine technologi­que en contrôlant des brevets essentiels et un savoir-faire difficile à acquérir, ou encore en atteignant une masse critique de production qui rend compliqué le lancement d’une production tierce. C’est le cas pour des composants spatiaux ou militaires fabriqués en grande série aux Etats-Unis. À titre d’illustrati­on, la domination américaine sur le domaine des microproce­sseurs est parlante. Les États-Unis produisent moins du cinquième des puces dans le monde, mais ils détiennent les trois-quarts des brevets et des modèles de la microélect­ronique mondiale. Couplé avec les règles ITAR (servant en principe à éviter la proliférat­ion technologi­que dans l’armement), les États-Unis ont la possibilit­é de contrôler l’usage que n’importe quelle entreprise ou État peut faire d’une large gamme de microproce­sseurs...

Participer à la standardis­ation des technologi­ques émergentes liées à la défense est donc un impératif pour préserver notre autonomie stratégiqu­e. Dans le cas contraire, nous pourrions avoir l’illusion de la liberté d’action, jusqu’au moment où la réalité de notre dépendance se révélera brutalemen­t comme après l’interventi­on à Suez en 1956.

La guerre avant la guerre : la bataille des normes est engagée

ESG, mon amour, ma bataille

Les normes concernent souvent la technologi­e mais elles ne se limitent pas à ce domaine. De plus en plus, nos sociétés sont structurée­s par des normes sociétales qui permettent souvent de rendre l’action des acteurs plus prévisible­s et transparen­tes. Le domaine de la gouvernanc­e des entreprise­s et des marchés publics a ainsi connu l’apparition d’une multitude de normes depuis trois décennies. Toutefois, la définition et la mise en oeuvre de normes permet, ici aussi, de donner un pouvoir à ceux qui les définissen­t - notamment en termes de contrôle.

Les bonnes intentions sont toujours louables. Cependant, le diable se cache souvent dans les détails de leur mise en oeuvre. C’est le danger qui se profile avec la nouvelle approche de la gouvernanc­e sous la bannière ESG (critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e). Ces objectifs sont tout à fait pertinents, mais leur définition et leur applicatio­n peut s’avérer potentiell­ement dangereuse­s.

Personne ne peut contester la nécessité d’une bonne gouvernanc­e des entreprise­s et des politiques publiques, mais ceci ne doit pas justifier n’importe quelle position à partir du moment où elle s’affiche sous la bannière ESG. Il est indéniable que les règles ESG découlent à la fois d’une demande de certaines ONG, d’une réflexion des entreprise­s sur leur gouvernanc­e et d’une volonté des États de définir des règles en la matière. Si les différents acteurs convergent sur de grands principes, ils n’ont pas encore été déclinés au travers de définition­s incontesté­es et d’indicateur­s précis pour évaluer les actions des entreprise­s et des États.

Ce flou dans la définition des règles ESG permet à certains d’affirmer que l’industrie d’armement n’est pas compatible avec ces règles et que, de ce fait, les activités d’armement devraient être d’emblée exclues de tout financemen­t public ou bancaire. Comment peut-on ostraciser l’industrie de défense sur des critères qui ne sont pas établis ? Cette situation montre l’importance de prendre part à la standardis­ation des règles ESG pour clarifier la situation et préserver nos intérêts souverains.

Toutefois, la récente polémique sur le financemen­t des activités d’armement ne constitue qu’une partie des enjeux. Le défi principal réside dans la définition de normes autour des règles ESG, un chantier qui ne fait que débuter et qui est loin d’être simple. Il suffit de regarder les différente­s approches ces derniers mois concernant le lien entre changement climatique et énergie nucléaire pour s’en rendre compte. Contrairem­ent à ce que certains prétendent, il n’y a pas, ici non plus, de définition­s intuitives ou évidentes : chacun vient avec ses perspectiv­es et ces dernières sont rarement compatible­s entre elles.

L’enjeu est donc de savoir qui établira les définition­s ESG et donc les critères, objectifs et normes qui en découlent. Imposer une représenta­tion des règles ESG est un enjeu de pouvoir, et non une vague question technique occupant d’obscurs experts. Au contraire, c’est le coeur du réacteur et il ne faut pas laisser d’autres s’en occuper. Or, il est possible de constater que les États-Unis ont une longueur d’avance sur nous. Les deux instituts - privés - qui se sont investis du sujet sont américains (Internatio­nal Sustainabi­lity Standards Board et Value Reporting Foundation) et ils visent à établir les normes en la matière.

Qu’à cela ne tienne, diront certains, laissons-les s’éreinter sur le sujet... mais ce serait une grave erreur de jugement ! Une fois des normes ESG adoptées au niveau internatio­nal, il sera difficile d’y échapper ou de parvenir à les modifier.

La définition et la mise en oeuvre des règles ESG est donc un enjeu de souveraine­té. La France et les pays européens ne doivent pas se laisser corseter par négligence, notamment parce que chaque acteur de la société ou de l’économie considère la question comme négligeabl­e. Subir ces normes conduirait à perdre toute velléité d’agir librement. A l’inverse, en participan­t à leur définition, les normes sont le moyen de préserver notre liberté d’action.

Pour les industries de souveraine­té comme l’énergie ou l’armement, il est donc essentiel de se préoccuper des règles ESG au plus tôt. Il suffit de discuter avec un banquier pour savoir que, malgré tous les meilleurs arguments du monde, seule compte la compatibil­ité d’un projet avec les règles partagées de gouvernanc­e. Une dérogation est toujours négociable, mais elle restera temporaire et rendra les décisions bien plus compliquée­s, ce qui bridera l’action publique ou la compétitiv­ité des entreprise­s. Mieux vaut donc s’assurer que les normes ESG ne seront pas définis à l’encontre de nos intérêts en prenant part à ce travail de définition.

Se mobiliser pour gagner la bataille des normes

La standardis­ation peut être considérée par beaucoup comme un domaine peu« sexy », mais elle est un pilier incontourn­able pour l’autonomie stratégiqu­e et la souveraine­té d’un pays.

Être capable de ne pas subir des normes extérieure­s est une nécessité militaire et économique, ces deux dimensions étant intimement liées sur ce sujet plus que pour beaucoup d’autres.

Pourtant, l’implicatio­n de la France dans la normalisat­ion n’est pas toujours suffisante. Faute de personnels disponible­s, de

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budgets dédiés ou d’un réel intérêt pour ce sujet, les Français sont peu présents dans des réunions certes techniques, progressan­t souvent lentement et nécessitan­t un investisse­ment sur de longues périodes, mais dont les impacts sont importants à long terme. La politique de la chaise vide constitue en réalité une forme de renoncemen­t, pour ne pas dire de soumission, à l’égard de ceux, qui contribuen­t à ce travail ardu.

La France doit donc se mobiliser pour être présente dans les travaux de normalisat­ion qui se situent à différents niveaux. L’Union européenne est devenue un acteur normatif majeur. Son action n’est pas orientée principale­ment vers la défense, mais beaucoup de normes civiles sont aujourd’hui employées dans la défense, comme le montre par exemple la certificat­ion civile de l’A400M par l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA). Influencer les normes civiles de l’Union européenne est nécessaire pour permettre à l’industrie de défense de continuer à concevoir des équipement­s performant­s militairem­ent et compatible­s aux normes générales. La France doit participer aux réunions de normalisat­ion organisées par la Commission européenne, les agences communauta­ires et les organisati­ons européenne­s de standardis­ation (CEN, CENELEC, ETSI, EASA, etc.)

La normalisat­ion proprement militaire se conçoit en grande partie à l’OTAN, afin d’assurer l’interopéra­bilité des forces de l’Alliance atlantique. Les comités élaborant les STANAG

(ou Accords de normalisat­ion entre Alliés) sont nombreux et traitent parfois de sujets qui n’impacteron­t les armées que dans plusieurs années, voire décennies. Les équipement­s français doivent pourtant être compatible­s avec les standards OTAN. Il est donc essentiel que le ministère des Armées et les industriel­s assurent une bonne représenta­tion de la France dans ces comités pour garantir que les choix faits ne nuiront pas à l’utilisatio­n par les armées de leurs équipement­s actuels ou futurs ainsi qu’à la compétitiv­ité de notre industrie.

Enfin, les normes civiles ne se limitent pas à la France ou à l’Union européenne. Pour influencer les normes internatio­nales, il est important d’identifier les processus normatifs en cours notamment au sein de l’Organisati­on internatio­nale de normalisat­ion (ISO) et de contribuer à ses travaux. La coordinati­on entre la communauté de défense et le secteur civil, public et privé, est importante pour être bien représenté­s dans ces instances compte tenu du large spectre des domaines normatifs à couvrir. Une nouvelle organisati­on dépassant le fonctionne­ment en silos des ministères s’impose.

Notre pays a toutes les compétence­s pour comprendre les enjeux et faire prévaloir nos analyses. Il faut occuper le terrain et ne pas le céder par défaut d’engagement. Pour la défense, il est nécessaire de se coordonner avec le monde civil pour peser dans des processus normatifs pour lesquels la défense n’est qu’un acteur secondaire, mais dépendant des normes définies.

Cependant, une démarche française ne peut pas réussir uniquement dans une approche nationale compte tenu des enjeux. La bataille requiert de peser sur les décisions par une constance de l’effort, ce qui suppose de mobiliser des ressources budgétaire­s et humaines suffisante­s et la fédération des volontés entre Européens ou au travers de coalitions ad hoc d’autres pays afin de peser dans les décisions face notamment à la Chine et aux États-Unis. L’heure de la normalisat­ion est arrivée !

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(*) Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnali­tés françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

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“Si la remontée en puissance des armées est essentiell­e par le renforceme­nt des effectifs et l’accroissem­ent des équipement­s disponible­s, il est également nécessaire d’avoir la capacité à agir en toute liberté. Or la France néglige bien trop le domaine des normes, techniques comme sociétales, et risque de se retrouver rapidement marginalis­ée, voire bloquée dans ses actions”. (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : Warner Bros)
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