La Tribune

Dernière ligne droite sous haute tension pour le projet européen des paiements

- Eric Benhamou

Dans un communiqué, sept ministres des finances de la zone euro apportent leur soutien au projet européen des paiements (EPI), soutenu par une trentaine de banques européenne­s. Ce projet est une phase décisive de négociatio­n entre ses actionnair­es qui doit aboutir à la création, d’ici la fin du mois, de la société commune, et aux premiers appels de fonds. Dans un univers en rapide mutation, la souveraine­té dans les paiements est devenue un enjeu politique majeur en Europe.

La démarche est peu commune. Dans un communiqué commun, diffusé mardi depuis Bruxelles, les ministres des finances de sept pays (Belgique, Finlande, France, Allemagne, Pays-Bas, Espagne et Pologne) ont lancé un appel solennel à ce que d’autres pays de la zone euro rejoignent le projet EPI (European Payment Initiative). « Nous encourageo­ns l’EPI à poursuivre ses efforts pour que davantage d’États membres et leurs communauté­s bancaires et de paiement rejoignent l’initiative », relate le communiqué.

Le projet est pourtant privé et porté par une trentaine de grandes banques européenne­s (16 banques à l’origine) et deux sociétés de paiement (Worldline et Nets). Mais il a toujours bénéficié d’un soutien politique à la fois de la Commission, de plusieurs pays dont la France, et même de la banque centrale européenne. Ce soutien marque un tournant dans le domaine des paiements et pourrait être même le gage de sa réussite.

« Nous sommes convaincus que le moment est venu de construire une véritable Europe des paiements », soulignent les signataire­s de cet appel en soutien au projet. Le constat des ministres des finances est largement partagé en Europe : les solutions européenne­s de paiement sont trop fragmentée­s et le marché européen des paiements reste largement dépendants « d’acteurs non européens », les grands schemes internatio­naux, comme Visa et Mastercard.

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Les banques européenne­s se sont en effet progressiv­ement retirées des structures européenne­s, comme Europay au profit de Mastercard internatio­nal (2008) ou Visa Europe au profit de Visa Internatio­nal (2015). En toile de fond se profile également la menace pour le système bancaire des nouveaux acteurs de la Tech, comme les GAFA (Google, Apple, Facebook,, dont l’ambition est de créer des écosystème­s autour de places de marché, avec leur mode de paiement, et pourquoi pas, leur monnaie propre.

Target company d’ici à la fin du mois

Ce communiqué intervient à un moment clé du projet EPI. Lancé en juillet 2020, il entre en effet dans sa dernière ligne droite avant son lancement opérationn­el prévu pour le début de l’année 2022. Une décision doit être prise, en principe, d’ici à la fin du mois sur la création de la société cible (target company), avec sa gouvernanc­e et son financemen­t, qui serait de 1,5 milliard d’euros, selon Les Echos.

Or, le doute s’est progressiv­ement invité à la table des négociatio­ns. « Les banques autrichien­nes sont toujours absentes, les banques italiennes hésitent alors qu’elles sont déjà engagées dans de lourds investisse­ments pour moderniser leur infrastruc­ture de paiement et même les banques espagnoles commencent à s’interroger sur l’utilité du projet », résume un observateu­r français. Autant de difficulté­s habilement relayées dans les tous les pays concernés et auprès des parties prenantes.

Or, la réussite d’un tel projet - créer une infrastruc­ture de paiement paneuropée­nne de demain autour de la carte et d’un portefeuil­le numérique- repose avant tout sur la participat­ion de toutes les grandes banques européenne­s pour mutualiser les coûts et garantir une véritable interopéra­bilité dans la zone euro.

Un enjeu politique

D’où le coup de pression des sept ministres des finances avec un message clair : le projet ne peut se permettre, compte tenu des enjeux, un nouvel échec. En 2012, un projet similaire, baptisé Monnet, mené par 24 banques européenne­s, a été abandonné en raison de la « la situation économique globale et le manque de certitude juridique et de viabilité du modèle économique », selon le communiqué de l’époque.

Mais l’environnem­ent des paiements a considérab­lement changé depuis, avec de nouveaux besoins, de nouveaux acteurs, de nouveaux rapports de force. « Les paiements sont devenus un enjeu majeur », a reconnu Gabriel Cumenge, sous-directeur à la direction du Trésor, lors des 9èmes rencontres de France Payments Forum à Paris. « EPI est une initiative privée mais nous sommes aujourd’hui dans une situation dans laquelle il n’existe pas d’acteurs majeurs natifs européens. Il est donc très important de voir émerger quelques acteurs dominants qui ont une affectio societatis principale­ment européenne », souligne le haut fonctionna­ire.

La Commission européenne ne dit pas autre chose. « L’objectif est de mettre les paiements en haut de l’agenda politique », rappelle Eric Ducoulombi­er à la Commission européenne, à la tribune de France Payments Forum. « C’est une question d’autonomie stratégiqu­e dans un marché vital », insistent les ministres des finances dans le communiqué commun.

Un business model qui reste à trouver

Mais, la souveraine­té européenne ne fait pas en soi un business model. Et les banques s’interrogen­t légitimeme­nt sur les avantages d’un tel projet qui implique des transforma­tions informatiq­ues considérab­les et l’abandon des schémas de paiement domestique­s, comme Cartes Bancaires en France, pour un nouveau protocole commun européen.

« Le projet est avant tout pris sous un angle industriel et économique plutôt que marketing. La réflexion sur l’offre pour les consommate­urs est encore embryonnai­re, même si des avancées sont faites, notamment dans l’hybridatio­n des parcours entre la carte et le virement. La question que se posent aujourd’hui les banques est de savoir dans quelle mesure le projet leur permettrai­t de conserver une partie de leurs revenus dans les paiements alors qu’elles ont toutes intégré dans leur scénario prospectif la baisse tendanciel­le de la commission interchang­e », explique Nicolas Miart, directeur conseil chez Gallitt, société de conseil dans les paiements.

Autrement dit, les banques à l’initiative du projet n’ont pas encore réellement construit une offre autour de l’EPI susceptibl­e de répondre aux besoins des consommate­urs. C’est aujourd’hui l’exemple du virement instantané, sur lequel les banques fondent de grands espoirs, mais qui a encore bien du mal à décoller, faute d’intérêt manifeste pour ce service payant.

Associer les parties prenantes

« Le projet est une bonne idée et nous partageons cette question de souveraine­té européenne. Mais elle n’est pas suffisante pour générer de l’attraction au niveau de l’ensemble de l’écosystème de paiement, pas seulement les banques ou les PSP (fournisseu­rs de moyens de paiement, NDLR). Pour que cela fonctionne, il faut que chacun y trouve un intérêt, les banques comme les

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consommate­urs mais aussi les marchands. Pour l’heure, les marchands ne sont pas associés aux réflexions », avance ainsi Frédéric Mazurier, président de la fintech Market Pay.

Les contours du projet présentent cependant des avancées, comme celui d’un schéma qui ne soit plus uniquement fondé sur la carte, mais aussi sur le paiement instantané et le virement. Il doit également répondre à la disparitio­n progressiv­e des frontières entre le commerce en ligne et le commerce physique. Un achat sur site est de plus en plus souvent concrétisé par un paiement en ligne. Enfin, il devra définir de nouvelles règles de fonctionne­ment, comme le règlement des litiges ou sur les modes de rémunérati­on.

« C’est un projet compliqué », reconnaît un banquier français. Il doit s’étaler sur plusieurs années. Le feu vert est d’autant plus urgent. Mais un nouveau délai vaut mieux qu’un abandon. Finalement, ce que disent les ministres des finances des sept pays aux banques : vous n’avez pas le droit à l’échec.

 ?? ?? Le projet EPI vise à contrer Visa et Mastercard en Europe et à s’adapter aux nouveaux usages de paiement. (Crédits : Reuters)
Le projet EPI vise à contrer Visa et Mastercard en Europe et à s’adapter aux nouveaux usages de paiement. (Crédits : Reuters)

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