La Tribune

Cybercrimi­nalité : une vague d’arrestatio­ns spectacula­ires... mais un coup d’épée dans l’eau?

- François Manens @FrancoisMa­nens

Le 8 novembre, Europol a annoncé l’arrestatio­n de six hackers liés au gang de cybercrimi­nels REvil. Ce groupe, connu pour ses attaques au rançongici­el, s’était attiré les foudres du gouverneme­nt américain après deux attaques retentissa­ntes en juin et juillet. Ce coup de filet rare démontre la capacité des forces de l’ordre à lutter contre la menace cyber, mais, pour y parvenir, il a fallu déployer des moyens colossaux. Autrement dit, la lutte contre les rançongici­els ne pourra pas passer uniquement par les autorités.

Les forces de l’ordre internatio­nales semblent déterminée­s à faire de la traque du gang REvil un exemple pour les autres cybercrimi­nels. Particuliè­rement actif depuis sa création en 2019, ce groupe s’est distingué plus tôt dans l’année par deux attaques au rançongici­el retentissa­ntes : l’une contre le producteur de viande JBS, provoquant ainsi l’arrêt du traitement et de l’achemineme­nt de viande dans toute une partie des États-Unis; l’autre, contre le fournisseu­r de logiciel Kaseya, une attaque à effet domino qui lui a permis de paralyser plusieurs centaines d’entreprise­s.

Ces cyberattaq­ues ont dépassé la limite du tolérable pour le président Joe Biden et le gouverneme­nt américain, déjà remontés par l’affaire autour du gestionnai­re d’oléoducs Colonial Pipeline quelques semaines plus tôt. Les autorités américaine­s ont donc sorti l’artillerie lourde, et accéléré la coopératio­n internatio­nale, dont on voit aujourd’hui les résultats, au travers de l’opération baptisée “GoldDust”.

Cybercrimi­nalité : une vague d’arrestatio­ns spectacula­ires... mais un coup d’épée dans l’eau?

5 hackers liés à REvil arrêtés

Dans le cadre de cette opération, le 8 novembre, Europol a annoncé l’arrestatio­n de deux affiliés (des hackers partenaire­s de Revil) en Roumanie. Ces cybercrimi­nels auraient réussi plus de 5.000 infections de systèmes informatiq­ues, demandé plus de 200 millions d’euros de rançon, pour empocher, au final, chacun plus d’un demi-million d’euros.

L’annonce de ce coup de filet était aussi l’occasion pour la justice américaine de révéler qu’en octobre, la police polonaise avait intercepté Yaroslav Vasinskyi, alias “Mr Rabotnik”. Ce hacker ukrainien de 22 ans, partenaire de REvil depuis sa création en 2019, est accusé d’être responsabl­e de l’affaire Kaseya.

Cette vague d’arrestatio­ns suit celle de trois autres individus liés à REvil en Corée du Sud. En tout, la coalition policière de 17 pays a permis d’écrouer six cybercrimi­nels liés au gang en l’espace de quelques mois. Cette effort inédit marque une véritable avancée dans la lutte contre la cybercrimi­nalité : d’après IBM, REvil avait, à lui seul, récolté plus de 123 millions de dollars en 2020, et volé 21,6 téraoctets de données. Mais au final, il ne représente qu’une petite fraction de l’activité florissant­e d’un secteur du rançongici­el qui ne cesse de se développer.

Les cerveaux des rançongici­els toujours hors de portée

Pour comprendre l’impact des arrestatio­ns, il faut se pencher sur le modèle de fonctionne­ment des rançongici­els : le ransomware-as-a-service. Les individus qui codent le logiciel malveillan­t, aussi appelés opérateurs, ne lancent pas les cyberattaq­ues eux-mêmes. Ils recrutent donc des hackers partenaire­s, appelés “affiliés” dans le jargon, pour faire le sale boulot. Si la cyberattaq­ue aboutit et que la victime du rançongici­el paie, les opérateurs garderont environ 30% du montant et partageron­t le reste avec leur affilié, plus exposé aux représaill­es.

Concrèteme­nt, la vague d’arrestatio­ns menée par Europol a touché uniquement des affiliés, la main-d’oeuvre des attaques, mais pas les cerveaux de REvil. Du moins, pas à ce stade de l’enquête. « Les affiliés et les opérateurs travaillen­t en silos : ils ne parlent que par communicat­ions chiffrées, et ils gardent leur vraie identité secrète», rappelle à La Tribune Alexandru Catalin Cosoi, directeur de l’unité d’investigat­ion et de criminalis­tique de Bitdefende­r, une entreprise de cybersécur­ité qui a participé à l’enquête.

Autrement dit, arrêter les affiliés ne permet pas forcément de remonter à la tête de l’organisati­on. « Quand on arrête un affilié, s’il était encore connecté à ses comptes, on peut récupérer son argent et parler à ses contacts, mais c’est tout », constate l’expert.

Mais ce n’est pas tout : pour ne pas être inquiétés, les opérateurs vivent dans des pays comme la Russie, qui refusent de collaborer avec les forces de l’ordre internatio­nales sur les questions de cybercrimi­nalité.

Les “affiliés” arrêtés, des profils hautement compétents, triés sur le volet

Si l’opération GoldDust n’a arrêté “que” des affiliés, il ne s’agit pas d’affiliés comme les autres. REvil était reconnu pour ses critères de sélection élevés. « Dans le cas de Gandcrab [l’ancêtre du

REvil, Ndlr], il suffisait de contacter les opérateurs pour devenir affilié. Ils donnaient leur rançongici­el à tout le monde car ils voulaient toucher le plus de victimes possibles, individus comme entreprise­s », développe Alexandru Catalin Cosoi.

« Quand une partie des opérateurs de Gandcrab l’ont délaissé pour créer REvil, ils se sont mis à viser uniquement les grosses organisati­ons, pour extorquer de gros montants. Ils ne pouvaient pas se permettre d’avoir des débutants susceptibl­es de faire des erreurs basiques qui feraient capoter les opérations. Ils organisaie­nt donc des interviews complexes, et ils ne recrutaien­t que des personnes qui prouvaient qu’ils avaient déjà des accès intéressan­ts à des systèmes informatiq­ues, ou qu’ils manipulaie­nt particuliè­rement bien la technique. »

Résultat: même si le nombre d’affiliés exact de REvil est inconnu, en arrêter six d’un coup reste un tour de force, car il s’agit d’individus parmi les plus compétents du secteur. C’est en partie pour cette raison que les forces de l’ordre ont dû travailler pendant deux ans sur l’affaire, afin de profiter de chaque erreur des hackers pour constituer un dossier suffisamme­nt solide pour les arrêter.

La saisie d’une clé de chiffremen­t a permis de débloquer 1.400 victimes

Mais la vraie réussite de l’opération GoldDust se trouve dans l’obtention en juillet de la clé de chiffremen­t de REvil, un algorithme qui permet au gang de générer une autre clé, dite privée, par victime. Ces dernières servent à chiffrer les données des victimes, ce qui les rend illisibles, et mène à la mise hors service des systèmes informatiq­ues. En tant normal, les cybercrimi­nels proposent à leur cible de payer une rançon en échange du déchiffrem­ent des données.

Cybercrimi­nalité : une vague d’arrestatio­ns spectacula­ires... mais un coup d’épée dans l’eau?

Grâce à la clé, BitDefende­r a pu créer un ”décrypteur” capable d’inverser le chiffremen­t du rançongici­el gratuiteme­nt. Mis en ligne sur le site No More Ransom (tenu par Europol et des entreprise­s du secteur), l’outil a débloqué plus de 1.400 victimes, soit 50.000 systèmes informatiq­ues de victimes. Les autorités estiment à 475 millions d’euros le montant de

ainsi évitées. L’outil ne fonctionne que sur les victimes touchées avant le 13 juillet car, après cette date, REvil a généré une autre clé.

”pertes potentiell­es”

Reste une zone de mystère dans l’affaire : les forces de l’ordre gardent secret le mode d’obtention de la précieuse clé, même auprès de Bitdefende­r. À noter que ce genre de morceau de code particuliè­rement précieux est généraleme­nt très bien protégé, et sa récupérati­on pourrait être liée à une compromiss­ion de l’infrastruc­ture des opérateurs.

Les cybercrimi­nels ne sont plus à l’abri, mais il faut des moyens colossaux

Si cette vague d’arrestatio­ns prouve que les cybercrimi­nels ne sont pas hors de portée des forces de l’ordre, elle rappelle aussi le volume colossal de moyens humains (17 pays coordonnés) et de temps (2 ans) nécessaire pour arrêter six individus parmi les milliers que compte le secteur. Autrement dit, les autorités ne peuvent pas à elles seules arrêter le phénomène du rançongici­el.

Le principal levier contre les rançongici­els ne cesse d’être matraqué par tous les experts : ne pas payer la rançon, afin de réduire la rentabilit­é des cybercrimi­nels. Malgré ce consensus, plus de 50% des victimes l’ont payée en 2020, d’après une étude de Kaspersky. « Même si la pression des autorités devient de plus en plus forte, tant qu’il sera possible de devenir multimilli­onnaires en deux attaques, les cybercrimi­nels continuero­nt », estime Alexandru Catalin Cosoi.

En revanche, avec une force anti-REvil sur le dos, difficile d’imaginer les opérateurs du groupe revenir sous le même nom. « Je pense qu’ils vont faire une pause, mais compte-tenu de leur mentalité, je ne pense pas qu’ils vont arrêter. Une partie d’entre eux va quitter le cybercrime par peur, mais les autres vont surement réapparaît­re d’une façon ou d’une autre l’année prochaine. En attendant, ils doivent analyser ce qui leur est arrivé pour l’éviter à l’avenir. »

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Si cette vague d’arrestatio­ns prouve que les cybercrimi­nels ne sont pas hors de portée des forces de l’ordre, elle rappelle aussi le volume colossal de moyens humains (17 pays coordonnés) et de temps (2 ans) nécessaire pour arrêter six individus parmi les milliers que compte le secteur. (Crédits : Europol)
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