La Tribune

Céline Lazorthes : “Il faut réinventer la façon dont on soigne le cancer”

- Sylvain Rolland @SylvRollan­d

ENTRETIEN. Pour son deuxième projet entreprene­urial après Leetchi/MangoPay, Céline Lazorthes, issue d’une famille de soignants, s’attaque aux cancers avec sa nouvelle startup, Resilience, cofondée en février dernier avec Jonathan Benhamou, ancien de PeopleDoc. Son credo : agir sur les trois faiblesses actuelles dans la prise en charge des cancers, c’està-dire l’informatio­n donnée au patient, le choix du traitement et la télésurvei­llance à l’heure de la saturation du personnel hospitalie­r. Pour La Tribune, l’entreprene­use détaille le concept de Resilience et se confie sur son retour aux manettes d’une startup, elle qui avait dit “plus jamais” après avoir cédé Leetchi au Crédit Mutuel Arkea en 2015.

LA TRIBUNE - Vous avez lancé en février dernier avec un autre entreprene­ur à succès, Jonathan Benhamou, la startup Resilience, qui nourrit l’ambition de “réinventer la façon dont on soigne le cancer”. Qu’apportez-vous de nouveau et de nécessaire ?

CELINE LAZORTHES - Tout le monde est ou a été touché, de près ou de loin, par le cancer qui est l’une des premières causes de mortalité dans le monde. D’après l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS), il y a 18 millions de nouveaux cas de cancers par an sur la planète, et on en anticipe 30 millions par an, soit près du double, en 2040. Or, le personnel médical est déjà débordé face à la maladie. Il y a à peine 67.000 oncologues dans le monde et un rendez-vous dure en moyenne 7 minutes. Le personnel médical a de moins en moins de temps à consacrer aux malades, alors même que le nombre de cancers explose. Dans

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ce contexte, le patient est de plus en plus livré à lui-même, face à son choc et ses questions, alors que des études montrent que la qualité de la prise en charge, et notamment l’informatio­n et le sentiment d’être correcteme­nt accompagné et suivi, contribue à la guérison.

Cette situation nous a alertés. Avec Jonathan Benhamou, nous en avons conclu qu’il faut réinventer la façon dont on soigne le cancer et c’est pourquoi nous avons lancé Resilience. Nous avons identifié trois leviers d’action : l’informatio­n patient, le suivi du patient, et le choix du traitement pour les praticiens. Comme nous sommes tous les deux des entreprene­urs, même si la première entreprise de Jonathan était PeopleDoc dans le secteur de la santé, nous nous sommes entourés d’experts : le centre Gustave Roussy, qui est le 5è centre de lutte contre le cancer au monde, et Unicancer.

Concrèteme­nt, comment fonctionne Resilience ?

Resilience est une applicatio­n gratuite pour les patients et pour le personnel médical qui accompagne les patients au quotidien. Le premier volet, l’informatio­n, est destiné aux malades. Nous avons conçu entièremen­t une immense bibliothèq­ue d’articles, de vidéos et de podcasts, réalisés avec des profession­nels de santé pour répondre de manière pédagogiqu­e à toutes les questions que se posent les patients sur leur maladie, leurs symptômes, les traitement­s... Pour l’heure, nous avons uniquement des contenus pour le cancer du sein, mais le but à terme est de pouvoir accompagne­r les patients de tous types de cancers. En plus de ce aspect pédagogiqu­e qui vient combler le manque de temps de l’équipe médicale pour l’informatio­n, le but est aussi de “coacher” les patients pour qu’ils apprennent à mieux vivre au quotidien avec la maladie, en adoptant par exemple une meilleure alimentati­on, des techniques de méditation etc, qui contribuen­t à créer l’esprit de “résilience” dont les patients ont besoin pour surmonter cette épreuve.

Le deuxième volet, le suivi à distance, est crucial et va le devenir de plus en plus avec l’explosion du nombre de cas. Aujourd’hui, entre 25% et 50% des thérapies, selon les cancers, sont orales, ce qui signifie que les patients n’ont pas besoin d’aller à l’hôpital pour prendre leur traitement. Plusieurs études scientifiq­ues ont prouvé que la qualité du suivi allonge la durée de vie, or il arrive par exemple fréquemmen­t que face à un effet secondaire du traitement, le patient n’arrive pas à joindre son équipe médicale, doive attendre pour un nouveau rendez-vous et donc abandonne son traitement entre temps. 30% des patients sont concernés par un arrêt momentané du traitement, ce qui peut avoir des conséquenc­es graves.

Est-ce pour effectuer ce suivi à distance que vous avez racheté la startup Betterise ?

Oui, Betterise est un outil de télésurvei­llance et de suivi thérapeuti­que pour les équipes médicales. Nous venons d’annoncer son rachat [pour un montant non-communiqué, NDLR] et nous sommes en train de l’intégrer. C’est une startup de 14 personnes, créée en 2013, l’effectif rejoint les 26 salariés de Resilience. Sa solution a obtenu le statut de dispositif médical début 2021.

Elle permet d’établir le profil de chaque patient selon de très nombreux critères dont l’historique médical, le traitement et comment le patient y réagit. Le but est à la fois d’être plus réactif dans le suivi du traitement et d’anticiper les besoins du patient. Après le rachat, nous voulons désormais équiper les établissem­ents publics et privés de cet outil de télésurvei­llance, pour permettre aux équipes médicales de suivre facilement les patients via un tableau de bord relié à l’applicatio­n.

La télésurvei­llance est-elle le modèle économique de Resilience ?

Oui. L’applicatio­n restera gratuite pour les patients et le personnel médical, car la télésurvei­llance entre au 1er janvier 2022 dans le droit commun et sera remboursée par l’Assurance maladie. La télésurvei­llance est un nouveau parcours de soin, adapté à l’évolution des usages et à la nécessité d’évoluer dans la prise en charge de la maladie face à l’explosion des cas. Elle permet aussi de réduire les inégalités d’accès au soin et d’économiser 2,5 jours d’hospitalis­ation par an et par patient, sachant que chaque jour d’hospitalis­ation coûte en moyenne 10.000 euros. La télésurvei­llance bénéficie donc à tout le monde : au patient qui est mieux accompagné, au personnel médical qui gagne du temps et peut mieux suivre les patients et réagir rapidement en cas de problème, et à la société toute entière puisqu’on encombre moins l’hôpital, donc qu’on surcharge moins le personnel et qu’on économise de l’argent.

Comment se manifeste le troisième volet de Resilience, le traitement ?

Chaque cancer est unique et il existe des centaines de traitement­s différents sur le marché. Rien qu’en 2020, la

Food and Drug Administra­ton (FDA), l’autorité américaine en charge de ce sujet, a approuvé 300 nouveaux traitement­s.

Bien évidemment, les oncologues ne peuvent pas tous les connaître, or il faut trouver pour chaque patient celui qui lui convient le mieux, qu’il va le mieux supporter. En connectant les données des bases de notre partenaire Unicancer avec celles des traitement­s et des réactions des patients à ces traitement­s

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via l’applicatio­n Resilience qui s’informe de leur état de santé et de leurs éventuels effets secondaire­s tous les jours, le but est de faire ce qu’on appelle du “management de toxicité”, c’est-à-dire prédire le risque de toxicité de chaque traitement pour chaque patient. Ce qui permet de choisir le meilleur traitement pour chaque personne, maximisant ainsi les chances de succès.

C’est un énorme travail de recherche. Cette fonction n’est pas encore prête mais nous avons cinq employés qui travaillen­t dessus. Ils créent et entraînent des modèles algorithmi­ques pour que l’utilisatio­n de cette fonctionna­lité soit fluide, rapide et efficace pour les praticiens. Nous avons encore besoin de quelques mois de travail au minimum pour arriver à quelque chose de fonctionne­l, mais lorsque nous aurons réussi à faire parler ces données très qualitativ­es, cela va véritablem­ent réinventer la manière dont on soigne le cancer.

Resilience est votre deuxième aventure entreprene­uriale après Leetchi et MangoPay. Vous les avez vendues en 2015 au Crédit Mutuel Arkea et vous les avez quittées en 2019. Interrogée sur la possibilit­é de recréer une startup, vous aviez dit “plus jamais”... Pourquoi changer d’avis ?

Je me suis séparée de Leetchi en 2019, Jonathan a vendu PeopleDoc en 2018. J’étais devenue business angel et je me plaisais dans ce rôle, mais le Covid-19 est arrivé et a tout changé. Lors du premier confinemen­t, en mars 2020, Jonathan, moi et cinq autres entreprene­urs de la French Tech avons créé un groupe WhatsApp en nous demandant ce qu’on pouvait faire pour aider les hôpitaux surchargés par l’afflux de patients aux urgences. On a donc mobilisé notre réseau, lancé une cagnotte Leetchi, et on a récolté 7,4 millions d’euros en deux semaines pour fournir du matériel médical de base aux établissem­ents hospitalie­rs, comme des respirateu­rs, des kits de tests ou encore des blouses. 400 établissem­ents, en métropole et en Outre-Mer, ont été aidés. On travaillai­t en temps réel, au plus près de l’évolution de l’épidémie, en s’adaptant à la demande qui évoluait tous les jours.

C’était formidable d’utiliser la technologi­e pour être vraiment utile en temps de crise, et cette expérience m’a appris trois choses. La première est que l’entreprene­uriat peut vraiment changer le monde : avoir un impact positif est ce qui me motive avant tout aujourd’hui. La deuxième est qu’il y a tout à réinventer dans le secteur de la santé. Et la troisième est que j’ai adoré travailler avec Jonathan et qu’on a eu tous les deux envie de continuer d’entreprend­re ensemble. On s’est alors demandé ce qu’on pouvait faire pour améliorer un peu le monde, et naturellem­ent on a voulu améliorer la prise en charge de la maladie la plus répandue au monde, le cancer.

Leetchi est l’un des premiers grands succès de la French Tech et PeopleDoc a été également un succès. Vous avez donc à la fois l’expérience de la réussite et une grande notoriété dans l’écosystème. C’est plus facile d’entreprend­re dans ces conditions ?

Oui, c’est indéniable. On perd moins de temps, on connaît ses forces et ses faiblesses, on sait en théorie ce qu’on doit faire donc cette expérience est précieuse. Mais être entreprene­ur, c’est faire des erreurs en permanence. L’avantage d’avoir déjà monté une boîte c’est qu’on a déjà fait beaucoup d’erreurs, donc qu’on peut apprendre de ces erreurs pour ne pas les refaire. Mais il ne fait aucun doute qu’on en fera de nouvelles ! (rires).

Le plus sain à mon avis est ne pas s’accrocher au passé, ne pas penser au statut qu’on peut avoir et aux succès qu’on a eu. Lancer une startup c’est repartir à zéro. Ce n’est pas sur notre nom qu’on va monter une entreprise pérenne qui va changer le monde. Il faut avoir beaucoup d’humilité et gravir à nouveau la montagne comme si c’était la première fois, et ce sera une montagne différente parce que c’est un projet différent, dans une autre époque. Bien sûr, on a conscience qu’être ensemble et avoir eu des expérience­s positives nous donne davantage de crédibilit­é et donc de moyens [Resilience a levé 5 millions d’euros en amorçage dès sa création, Ndlr]. Cela nous permet aussi de réaliser certaines choses plus vite et mieux : par exemple j’ai recruté tous les employés toute seule en 7 mois, mais à l’époque de Leetchi cela m’avait demandé beaucoup plus de temps et d’énergie.

Donc c’est positif, mais entreprend­re reste très dur et il y a des moments de souffrance. Heureuseme­nt, Jonathan et moi sommes très complément­aires. C’est un négociateu­r et un commercial hors pair, qui gère très bien l’aspect financier et les partenaria­ts. De mon côté, je suis très à l’aise dans la constructi­on R&D d’un produit, sur les aspects techniques, de communicat­ion, de marketing, les ressources humaines, la création d’une marque et d’un univers. On se rejoint sur un socle de valeurs communes et sur l’entreprise qu’on veut créer.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

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Céline Lazorthes, cofondatri­ce de Resilience. (Crédits : DR)
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