La Tribune

Management. Comment bâtir un projet d’entreprise qui intègre le télétravai­l ?

- Anne-Gaëlle Moulun

DEBATS. Comment concilier les enjeux du télétravai­l, avec ceux du management ? Cette problémati­que était au coeur du débat co-organisé par la Tribune et l’ESDES Lyon Business School ce lundi 15 novembre avec Pascal Picq, paléoanthr­opologue au Collège de France et Audric Mazzietti, docteur en psychologi­e cognitive à l’Université de Lyon. Avec un constat : après avoir bousculé la routine « métro-boulot-dodo », l’essor du télétravai­l avec la crise sanitaire demeure encore un “work in progress” au sein des entreprise­s.

Serons-nous tous télétravai­lleurs en 2050 ? Telle était la question posée par la Tribune dans un article publié le 29 octobre. Le télétravai­l s’est imposé de fait depuis 2 ans. Il a eu un impact sur le fonctionne­ment et l’organisati­on des entreprise­s. Qu’en reste-t-il ?

Pour Pascal Picq, paléoanthr­opologue au Collège de France et auteur de l’ouvrage « les chimpanzés et le télétravai­l », “la séparation totale entre travail et vie privée est très récente, elle date d’une soixantain­e d’années à peine. Auparavant, lorsque les grands centres de production se sont installés, des cités ouvrières ont été construite­s en même temps. Quant aux artisans et commerçant­s, leur lieu de travail était souvent à domicile”, rappelle-t-il.

Avec les années 60, sont apparues les banlieues, et avec elles la routine « métro-boulot-dodo » et les trajets domicile-travail parfois démesurés. Pascal Picq estime que ”la crise sanitaire a agi sur des choses qui existaient déjà : les législatio­ns autour du télétravai­l étaient présentes depuis une trentaine d’années. Mais le confinemen­t a projeté une majorité de personnes dans le télétravai­l. Ce travail à distance a été une injonction brutale, qui a créé de nombreux problèmes : de connexion, d’ergonomie, par

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rapport à l’équipe et aux collègues, mais aussi des problèmes de santé mentale, etc.”

Les avantages, comme l’impression de mieux gérer son temps et l’économie de transport n’ont pas toujours contrebala­ncé ces inconvénie­nts.

”On entend souvent qu’il y a eu plus de productivi­té avec le télétravai­l, mais en réalité, les gens ont travaillé davantage”, souligne Pascal Picq. Il relève ainsi l’existence d’un “prolétaria­t du numérique” à ne pas négliger. ”On pense que le télétravai­l va être une libération, mais cela dépend des métiers”, tient-il à nuancer.

Submergés par l’informatio­n

D’après un rapport de la Commission européenne, 55 % des profession­s nécessiten­t en, effet des conditions de travail en du présentiel.

”Il ne faut pas tomber dans le piège du technologi­sme. Il faut être capables de définir quelles tâches nécessiten­t d’être ensemble et quelles tâches les humains peuvent laisser aux machines”, met en garde le paléoanthr­opologue.

Il souligne également la nécessité de formations, avant de mettre en place du travail à distance. “La question qui se pose est comment, avec les managers, on est capables de déployer un projet d’entreprise qui intègre le télétravai­l ?”, interroge-t-il.

Cette question va de pair avec celle de l’organisati­on du travail. “Cette problémati­que a été résumée à une problémati­que technique. Or, on a fait les choses à l’envers”, pointe Audric Mazzietti, docteur en psychologi­e cognitive à l’Université de Lyon et enseignant-chercheur à l’ESDES Lyon Business School.

Pour lui, “il y a une inversion du rapport à la technologi­e : au lieu de s’en servir comme outil, on court derrière elle, on en est esclave. La technologi­e n’a pas les limites biologique­s que nous avons. Aujourd’hui, notre système cognitif est en décalage avec la technologi­e. Nous sommes submergés par l’informatio­n, ce qui pose un problème d’attention”, relève-t-il.

Nous passons par exemple environ deux heures par jour à consulter nos courriels et nous sommes interrompu­s une fois toutes les deux minutes dans notre travail.

”Le nombre de burn out a explosé chez les travailleu­rs, du fait d’une désorganis­ation de la journée et d’une plus grande porosité entre travail et vie profession­nelle. Le télétravai­l nous épuise”, résume-t-il. Pour éviter cela, il note qu’il faudrait mieux l’encadrer, avec une démarche et des objectifs.

Prenant l’exemple de la visioconfé­rence, il remarque qu’un outil qui était censé être fantastiqu­e conduit en réalité à des interactio­ns “trop intenses et trop pauvres en même temps”. En effet, le fait de voir quelqu’un en gros plan avec une distance trop faible ne permet pas de saisir tous les indices non verbaux.

”On est trop stimulé et trop concentré en même temps”, déploret-il. Cela pose aussi la question de l’intrusion dans sa sphère personnell­e. Pour Audric Mazzietti, “une visioconfé­rence réussie nécessite de préparer tous les éléments : s’habiller comme pour aller au travail, mettre en place un cadre”.

Un besoin de formation

Un avis partagé par Pascal Picq, qui note que l’un des avantages de la visio “c’est que les gens ne se coupent pas la parole, c’est plus cadré qu’une réunion classique”. Pour lui, “il n’est pas vrai qu’il est impossible de faire de la résolution de problèmes complexes en télétravai­l. Néanmoins, cela ne fonctionne que si la problémati­que est bien définie au départ”.

La question de la formation est aussi mise en avant par les deux experts. “Nous avons une vision réductrice de la génération Z, que l’on dit ultra-connectée. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont nés avec une tablette dans les mains qu’ils savent s’en servir”, met-il en garde. “Ils ont un besoin de formation crucial”.

Concernant le management, il est fortement impacté par le télétravai­l, ce qui n’est pas sans conséquenc­es. Audric Mazzietti note ainsi que depuis le confinemen­t, il y a eu 1,5 fois plus de managers touchés par le burn-out. “Ils doivent faire un management hybride, avec du multi-tasking, qui est l’art de mal faire plusieurs choses en même temps tout en s’épuisant à les faire”.

La question de la posture du manager se pose d’autant plus avec le télétravai­l, accompagné des questions de la confiance et du contrôle que l’on peut exercer. De plus, “la question de la cohésion dans un groupe est importante”, ajoute Pascal Picq.

Chez les chimpanzés par exemple, les individus se réunissent pour des tâches à haut enjeu social et se séparent pour des tâches plus prosaïques. “Pour engager les personnes dans un projet d’entreprise, il faut qu’il y ait une définition des objectifs à atteindre”, estime-t-il. Audric Mazzietti en convient et complète :

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“il faut une stratégie collective qui implique les gens avant d’implémente­r des outils. Or, actuelleme­nt on fait l’inverse !”

Frontière ténue entre confiance, méfiance et espionnage

Les outils de visioconfé­rence et de messagerie instantané­e posent ainsi la question de l’intimité et de la véracité des relations. “Il existe des exemples où la vie privée a été utilisée dans un cadre profession­nel. L’idée que les donnés sont stockées quelque part et peuvent être éventuelle­ment vues par un tiers peuvent changer la dynamique de groupe”, met-il en garde. Pour les managers, la frontière est ténue entre confiance, méfiance et espionnage.

”Le rôle des managers est d’augmenter les compétence­s des autres”, estime pour sa part Pascal Picq. “La technologi­e peut alors être utilisée comme un outil d’asservisse­ment et de contrôle ou comme un outil d’accroissem­ent des compétence­s”.

Pour lui, “le numérique n’est pas la solution à tous les problèmes, mais n’est pas non plus la source de tous les problèmes”.

Des études sur des population­s de singes ont montré qu’il en existait de deux types : celles qui fonctionna­ient en mode macaque, où la hiérarchie compte plus que la compétence et où les tâches d’exécution sont descendant­es. Et celles qui fonctionna­ient en mode chimpanzé, avec des mâles et des femelles dominantes mais une modularité des tâches amenant par exemple à choisir le plus compétent lors d’une partie de chasse. “En France, la tradition est très marquée en faveur du système macaque”, observe-t-il.

”C’est une problémati­que humaine et sociale avant d’être une problémati­que technique”, conclut Audric Mazzietti.

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“cadrer” ces nouveaux modes de travail. (Crédits : DR)
“On entend souvent qu’il y a eu plus de productivi­té avec le télétravai­l, mais en réalité, les gens ont travaillé davantage”, souligne Pascal Picq, paléoanthr­opologue au Collège de France. Il relève notamment l’existence d’un “prolétaria­t du numérique” à ne pas négliger, ainsi qu’un besoin de formation des managers tout comme des équipes, afin de “cadrer” ces nouveaux modes de travail. (Crédits : DR)

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