La Tribune

Le Marketing Digital, l’humain et la machine

- Stéphane Gendrel

Mises en causes comme jamais, les plateforme­s publicitai­res dominantes - Google et Facebook - poursuiven­t néanmoins une stratégie de croissance fondée sur le remplaceme­nt de l’humain par des algorithme­s. Dans un contexte de pénurie de talents, nombre d’annonceurs et d’agences profitent ainsi du gain de temps offert. Mais qui sort gagnant de ce pacte ? Par Stéphane Gendrel, Président-Fondateur de Adloop.

La crise du Covid a provoqué une forte accélérati­on de la transforma­tion numérique des organisati­ons. Le online s’étant logiquemen­t imposé comme le seul canal permettant de maintenir l’activité commercial­e, les entreprise­s y ont jeté leurs forces et leurs budgets dans un grand élan collectif. Le cabinet McKinsey concluait dans une étude récente que la crise du Covid avait accéléré le passage des services au numérique de 7 à 10 ans selon les zones géographiq­ues.

Or, pour qu’un service en ligne trouve son public, il faut attirer les utilisateu­rs. Les dépenses de Marketing Digital ont donc augmenté de 36% entre 2019 et 2021 pour atteindre le chiffre faramineux de 455 milliards de dollars dès cette année (soit 61% des dépenses publicitai­res globales). Cette hausse a particuliè­rement bénéficié à Google et Facebook qui faisaient état en juin 2021 d’une croissance de 60% de leurs revenus publicitai­res sur un an. Croissance confirmée au troisième trimestre.

De fait, le besoin en profession­nels du marketing digital s’est fortement accru dans un marché déjà tendu. Au-delà de la difficulté à recruter des talents et il faut rivaliser d’ingéniosit­é et de générosité pour retenir ses salariés.

La gestion automatisé­e des campagnes devient la règle

Cette pénurie de main d’oeuvre spécialisé­e entre en parfaite résonance avec la stratégie de gestion algorithmi­que développée depuis quelques années par les plateforme­s dominantes de la publicité digitale, Google comme Facebook. Ces fonctions, répondant aux noms de Automated Bidding ou Smart Bidding, proposent de remplacer la gestion manuelle, et humaine, des campagnes de publicités digitale par des algorithme­s auto-ap

Le Marketing Digital, l’humain et la machine

prenants dont la promesse est d’atteindre des objectifs de performanc­e définis par l’annonceur lui-même.

Il faut concéder que la gestion manuelle des publicités digitales est une activité chronophag­e. Songez qu’un e-commerçant de taille moyenne diffuse en permanence plus de 10.000 publicités, cherche à atteindre de nombreuses cibles de consommate­urs et doit gérer des coûts qui varient chaque jour du fait du système d’enchères en vigueur (schématiqu­ement, le premier annonceur présenté est celui qui accepte de payer le plus cher).

Il ne s’agit pas ici de créer des publicités mais de gérer leur diffusion, une publicité peu performant­e devant être arrêtée alors qu’une autre ayant des résultats positifs doit être renforcée.

C’est une tâche pour lesquelles les algorithme­s sont parfaiteme­nt adaptés en ce qu’ils peuvent traiter des milliers de cas en parallèle là où un humain agit de manière séquentiel­le : une tâche après l’autre.

Le gain de temps étant indéniable et la main d’oeuvre rare, le marché a donc massivemen­t adopté les Smart ou Automated Bidding . Dans un contexte où l’apprentiss­age automatiqu­e et l’intelligen­ce artificiel­le tiennent le haut du pavé médiatique, presque personne ne songe à remettre en question la supériorit­é de la machine sur l’homme.

Pourtant, éloigner l’humain de la gestion quotidienn­e des campagnes va également servir la stratégie de croissance des revenus des plateforme­s publicitai­res.

Une éthique en question

Les signaux contraires se multiplien­t sur la volonté de transparen­ce des plateforme­s dominantes. Des lanceurs d’alerte, anciens employés, alimentent la presse ou les cours de justice de documents internes pendant à prouver que la poursuite d’une forte croissance économique ne s’embarrasse pas d’éthique.

Parmi les affaires révélées récemment :

●●Des Indicateur­s de performanc­e publicitai­re artificiel­lement gonflés, poussant les annonceurs à augmenter leurs investisse­ments (class action en cours aux USA). Ces problèmes de fiabilité ont par ailleurs été reconnus par la n°2 de Facebook, Sheryl Sandberg

●●Un accord secret pour maintenir et renforcer le monopole publicitai­re, entrainant des surcoûts artificiel­s pour les annonceurs (Projet “Jedi Blue” révélé dans le cadre des actions antitrust de l’état américain)

Tout aussi préoccupan­te est l’opacité sur le fonctionne­ment des algorithme­s de gestion des campagnes, notamment sur la question clé de la gestion des emplacemen­ts de diffusion.

La demande en publicité est telle que l’inventaire ‘natif’ - le moteur de recherche Google ou les fils d’actualité de Facebook et Instagram des plateforme­s - est saturé.

Pour que les croissance­s à deux chiffres puissent continuer, les plateforme­s ont développé des réseaux de partenaire­s extérieurs qui diffusent les publicités en échange d’un partage des revenus. Or de nombreuses études montrent que ce réseau de millions de partenaire­s - des tiers sur lesquels aucun contrôle ne peut être exercé - est gangréné par la fraude au marketing digital. L’institut Statista estime que 10 à 15% des dépenses mondiales en publicités digitales sont perdues dans des diffusions frauduleus­es.

En délégant la gestion de ses campagnes aux plateforme­s, les annonceurs leur laissent la possibilit­é de diffuser une partie des publicités sur des emplacemen­ts de moindre qualité voire frauduleux sans même en être conscients.

L’humain doit être à sa juste place

Tous ces signaux laissent à penser que les annonceurs - qui génèrent, faut-il le rappeler, l’immense majorité des revenus de Google (80%) et Facebook (97%) - sont considérés comme des vaches à lait que l’on peut traire à loisir.

A qui bénéficien­t les algorithme­s censés gérer leurs investisse­ments ? Si les objectifs définis par l’annonceur se basent sur des indicateur­s de performanc­e gonflés, si les publicités sont diffusées sur des inventaire­s sujets à caution, comment être certain que les budgets confiés sont employés au mieux ?

Deux faits sont acquis : la pénurie de talents ne se résoudra pas de sitôt et Google et Facebook sont incontourn­ables dans le marketing mix des annonceurs. Profiter du gain de temps offert par la gestion algorithmi­que ne fera que se renforcer. Le sens de l’histoire n’est il pas - depuis la révolution industriel­le - de déléguer les tâches répétitive­s à des machines ?

En revanche, au fur et à mesure qu’ils confient la gestion de leurs campagnes aux algorithme­s, les annonceurs doivent absolument renforcer leurs capacités de contrôle et s’assurer de pouvoir évaluer au quotidien les performanc­es de leurs investisse­ments afin de corriger les dérives au plus vite. L’humain est et doit rester l’ultime juge de l’efficacité des machines.

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(Crédits : Pixabay / CC)

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