Livreurs de courses : des conditions de travail pas si alternatives (3/3)
REPORTAGE. Les géants de la livraison de courses à domicile Gorillas et Cajoo font tout pour se construire une image en rupture avec le modèle précarisant des livreurs indépendants. S’ils promettent embauches en CDI et fourniture de matériel, le premier applique un dialogue social qui interroge et le second sous-traite en réalité une partie importante des commandes à des auto-entrepreneurs.
Milieu d’après-midi à Bordeaux. L’automne qui tire sur le gris n’offre pas une lumière optimale pour prendre les livreurs de courses en photo. Et leur rapidité aide encore moins. Devant le dark store Gorillas cours d’Albret - qui se veut être le nouveau commerce de proximité tout en demeurant fermé au public - on guette les sorties. A peine la porte claque-t-elle qu’un livreur enfourché sur son vélo à propulsion électrique détale, comme ces jouets montés sur ressort, pour porter la commande au client en dix minutes. Ou moins si possible.
Des nouveaux coursiers à vélo, encore, qui viennent s’ajouter aux déjà nombreux livreurs de repas à domicile. Mais voilà une différence de poids pour le travailleur : il doit rejoindre l’adresse de livraison en un temps garanti au client, soit dix minutes en moyenne. Chez les travailleurs en deux roues, on observe l’arrivée de ces opérateurs, qui emploient plus d’une vingtaine de salariés par magasin, avec beaucoup d’attention. “Plus on demande à des gens d’être rapides, plus on accroît les risques sur la route. Quand on a pas envie de perdre son travail, on va plus vite”, témoigne, d’expérience, Arthur Hay.
Communication verrouillée
Ce membre du ”Syndicat des coursier.e.s de Gironde” fait peu confiance à Gorillas depuis que l’entreprise a licencié une partie de ses livreurs à Berlin début octobre. A la suite de grèves dénonçant les conditions de travail, légalement irrecevables car non déclarées au préalable, l’entreprise allemande a carrément
Livreurs de courses : des conditions de travail pas si alternatives (3/3)
choisi de ”résilier la relation de travail sans préavis”, selon les informations du journal Der Tasgesspiegel.
Mais pour le second, tout ne se joue pas là. Devant le dark store de Cajoo, premier acteur français arrivé dans le marché du dernier kilomètre, les sacs à dos cubiques de Deliveroo, Uber et Stuart défilent. “Une majeure partie de nos livreurs et opérateurs est en CDI, et une plus petite est sous-traitée à des intérimaires”, concède Guillaume Luscan, cofondateur de Cajoo.
A Bordeaux, sur la place des Capucins, en fin d’après-midi, les auto-entrepreneurs récupèrent les commandes, composées de produits du quotidien, au dark store. En une heure, seuls deux coursiers maison de Cajoo - en contrat de CDI - partent en livraison, pour huit indépendants. “Le soir, nous, les Deliveroo, et les Uber Eats faisons la queue pour récupérer les commandes”, confie l’un d’eux. La startup française s’appuie largement, au moins le temps de se faire connaître, sur le réseau des livreurs de repas déjà en place.
Projet de loi pour 2022
Des travailleurs qui sont aujourd’hui “régulièrement connectés sur plusieurs plateformes en même temps pour essayer d’assurer un revenu à 15 euros bruts de l’heure”, justifie Jérémy Wick, lui-même auto-entrepreneur dans le secteur. En comparaison aux livreurs de repas, Cajoo impose la contrainte du temps de livraison très réduit. Un problème pour les coursiers connectés sur plusieurs opérateurs à la fois.
”Hier, je récupérais une commande Uber, et là je reçois cinq appels d’un même numéro. Au sixième je décroche - je ne pouvais pas répondre avant car j’étais en vélo - et une représentante de Stuart me demande dans combien de temps je compte arriver à l’entrepôt de Cajoo. Elle m’avait déjà écrit par message. Je lui dis : “là vous abusez, c’est dangereux pour moi”. Elle me dit être désolée et raccroche. Là je me rends à Cajoo : je vois qu’ils m’enlèvent la commande et me mettent hors ligne”, témoigne Jérémy Wick.
Livreurs de courses : des conditions de travail pas si alternatives (3/3)
participent aussi à créer des emplois moins précarisants - et plus anciens, la ministre du Travail Élisabeth Borne a annoncé fin septembre un projet de loi pour 2022. Le dossier urgent, sur la table du gouvernement depuis début 2021, pourrait se traduire dans le cadre législatif avant la présidentielle.
Élections de représentants syndicaux
Un point précis demeure à trancher : la France doit-elle systématiquement considérer tous les auto-entrepreneurs des plateformes comme salariés ? Ce qui leur accorderait de nombreux droits, mais ferait aussi monter la grogne d’une grande partie d’entre eux, encore attachée à ce modèle très flexible. Le gouvernement s’y refuse encore.
Une avancée est à noter : le Sénat a approuvé le 15 novembre une ordonnance de l’exécutif qui prévoit l’organisation d’élections de représentants syndicaux dès début 2022. La gauche a accusé le texte de “conforter les plateformes dans une situation de contrôle.” Ce sera au moins l’occasion pour les travailleurs d’en faire savoir davantage sur leurs conditions salariales. En attendant, Cajoo et Gorillas recrutent en CDI dans leurs antennes bordelaises.