La Tribune

« On ne peut pas comprendre le monde en s’affranchis­sant de l’économie » (Cédric Gras)

- Propos recueillis par Maxime Giraudeau, à La Rochelle

Entre deux projets narratifs, l’écrivain et voyageur Cédric Gras était de passage au festival internatio­nal du film et du livre d’aventure de La Rochelle, qui s’est déroulé du 15 au 21 novembre. Le lauréat du prix Albert Londres 2020 relativise grandement les perception­s idéalisées sur son métier, qu’il a d’ailleurs du mal à qualifier comme tel. Entretien avec un témoin qui, au terme d’explorateu­r préfère celui de “saltimbanq­ue en embuscade”, et aborde la société au travers de facettes économique­s parfois délaissées.

LA TRIBUNE - Ces derniers temps sur vos réseaux sociaux, on peut vous voir traverser le plus grand glacier du monde en Russie, faire la promotion d’un documentai­re d’exploratio­n en montagne ou encore survoler le massif des Écrins en hélicoptèr­e. Vous comprenez que les gens puissent avoir toutes les raisons de vous détester ?

Cédric GRAS - Non, parce que je travaille beaucoup ! Et c’est amusant d’être confronté au public avec ces questions parfois un peu candides. Mais c’est normal, chacun son métier. Les gens ne voient que la façade agréable de l’affaire. Je ne me plains pas de ma condition mais il y a du travail derrière. Un film c’est d’abord une idée : ça s’écrit, ça se vend, ça se tourne, c’est du travail en équipe. Un livre constitue un boulot énorme. Mon dernier livre

(*) c’est deux ans de travail, d’enquête et puis il faut trouver des financemen­ts parce que le livre ne rapporte pas beaucoup d’argent. C’est vrai qu’on n’offre que le produit fini au public... Non, je ne voudrais pas qu’on me déteste. (rires)

Derrière cette fascinatio­n du public pour l’exploratio­n, votre implicatio­n physique et psychologi­que n’est-elle pas dévorante dans votre vie personnell­e ?

« On ne peut pas comprendre le monde en s’affranchis­sant de l’économie » (Cédric Gras)

L’avantage de ce genre de métier, c’est qu’il s’agit d’un “métier passion”. Je n’ai pas une journée qui commence à neuf heures et finisse à dix-huit. Mon métier est ma vie, et inversemen­t. Je ne fais pas la différence entre les heures de travail et les heures de loisirs ; ça n’existe pas...

Alors comment arrivez-vous à garder un équilibre ?

Parfois ça prend le pas... Vivre pour quelque chose qui vous anime c’est merveilleu­x, si ça vous dévore tant mieux. Je n’ai pas du tout besoin de me garder du temps pour des vacances ou des loisirs. Je n’ai pas envie d’aller rien faire !

Et en même temps, sur cette question de travail et loisirs : mon métier ne correspond pas à une case dans les formulaire­s. Quand je me retrouve dans un dîner, tout le monde parle de son job, se plaint, se félicite, se vante et moi, je me sens toujours un peu à l’écart puisqu’on n’est pas dans le monde du travail tel que le connaissen­t 90 % de la population. J’ai un ami voyageur qui s’est cassé le bras et qui ne sait même pas comment faire auprès de la Sécu pour déclarer un arrêt maladie. Je n’ai moi-même jamais pris un arrêt maladie de ma vie. On est complèteme­nt hors de ce cadre-là. On ne compte pas nos heures de travail et si on ramenait le nombre d’heures qu’on passe à l’écriture d’un livre ce serait...

Inconcevab­le ?

Plus qu’illégal ! C’est bizarre d’ailleurs puisqu’après, quand il y a des mouvements sociaux, on a du mal à s’y associer ou à être contre, on n’a plus trop d’avis.

Vous êtes un peu dans un monde parallèle à la société...

Un petit peu. Et on est de plus en plus à exercer des métiers indépendan­ts en étant notre propre patron et sans compter nos heures. [...] Mais on cherche du travail tous les matins, c’est ça qui est étrange. Les gens ont l’impression que ça coule de source ; en fait rien n’est acquis. On jongle avec plusieurs projets car ils s’étalent souvent sur le long terme.

Comment avez-vous vendu à votre éditeur le projet autour d’Al?

pinistes de Staline

C’est pas un sujet “bankable” pour un éditeur. Comme le mien m’aime bien il m’a dit “vas-y” même s’il ne misait pas dessus. C’était mon quatrième livre chez lui et il espérait peut-être qu’un jour je fasse un livre qui marche. Dans le cas d’Alpinistes de Staline, il faut porter le projet tout seul, il faut aussi assumer soi-même d’aller vers des idées qui ne sont pas forcément lucratives. Mais cette histoire elle me passionnai­t, m’obsédait, j’avais envie de le faire. Il se trouve qu’en plus j’ai réussi à en faire un petit phénomène de librairie, toutes mesures gardées.

Le récit s’est vendu à 37.000 exemplaire­s et les droits viennent d’être rachetés pour une traduction en Russie.

Et pendant les années où je travaillai­s dessus, j’étais sur un film pour Arte, et un autre de Luc Jacquet pour lequel j’étais scénariste. Ce sont des à côtés beaucoup plus concrets, ce sont des commandes. Le livre on ne sait pas quand est-ce qu’on finira. C’est marrant parce que vous La Tribune vous voulez qu’on parle des “coulisses économique­s” de l’aventure ! Mais c’est un vrai sujet.

« On ne peut pas comprendre le monde en s’affranchis­sant de l’économie » (Cédric Gras)

Est-il toujours possible aujourd’hui de partir quelque part sans savoir le récit qu’on va en rapporter ? Et doit-on connaître à l’avance les bénéfices potentiels ?

Je ferais une différence entre le film et le livre. Pour le premier, on ne peut pas. Une équipe de tournage ça a des coûts, le problème est qu’on est obligé de compter les jours. Tout est fait pour optimiser le temps de tournage. Pour le livre, on peut se permettre beaucoup plus d’improvisat­ion parce qu’on est seul, on n’est pas responsabl­e d’un budget, on tâtonne et on prend des notes.

Vous mettez donc davantage d’intuition dans un livre...

Oui. Ce qui me frustre dans un film c’est qu’une fois rentré, on ne peut plus rien toucher et on fait avec les rushs à dispositio­n. Avec la magie de la littératur­e, tout peut être fignolé. Je me sens beaucoup plus libre.

Le documentai­re Vers les monts célestes, suit Cédric Gras à la poursuite de fragments d’une histoire oubliée, celle des frères alpinistes Abalakov. (Crédits : Aurélie Miquel)

Comment monte-t-on une expédition d’un point de vue financier et collectif ?

Ce mot “expédition” est un peu galvaudé. Tout le monde le dit mais calmez-vous. Au 19e siècle, quand 150 chameaux partaient pour le Tibet pendant des mois là oui, c’était une expédition. Je vous expliquera­is plutôt comment l’on prépare un “voyage un peu aventureux”. A 39 ans, je ne fais plus les choses comme à 20 ans, j’ai besoin d’en vivre. Je cherche des sous. Je suis parti au Tadjikista­n avec Mathieu Tordeur et lui, il est très fort pour lever des fonds. Il a monté une économie avec les codes d’aujourd’hui, les réseaux sociaux notamment. C’est comme ça qu’il a levé 150.000 euros pour sa toute première expédition, au pôle Sud. Et c’est lui qui nous a trouvé un sponsor pour le Tadjikista­n.

De mon côté, j’ai contacté l’agence française de développem­ent (AFD) qui a ouvert, il y a quelques années, un bureau en Asie centrale pour travailler sur des projets liés à l’eau et au réchauffem­ent climatique. Ce qui m’intéressai­t c’était d’aller sur le plus long glacier du monde, qui est une des sources de la mer d’Aral. L’AFD nous a commandé un clip de présentati­on sur les enjeux de l’eau en Asie centrale. Voilà comment on a financé ça. Maintenant, on essaye de vendre le documentai­re à une chaîne de télévision.

Mathieu est plutôt sur un créneau de l’aventure exploit, ce qui attire davantage les sponsors. Je me situe sur des projets plus littéraire­s qui intéressen­t moins les investisse­urs.

Vous dîtes que le modèle du livre n’est pas rentable. Pourquoi ?

Il est rentable mais très fragile. Les marges en librairie sont très faibles par rapport à d’autres commerces de revente. Sur un prix du livre grand format à 20 euros en moyenne, un auteur comme moi touche 10 % bruts. On ne peut pas faire notre vie avec ça, à moins d’en vendre de très gros volumes !

Dans vous évoquez ceux qui se plaignent de vivre sur une planète où tout a déjà été défriché. Quel sens donne-t-on alors à l’exploratio­n aujourd’hui ?

Alpinistes de Staline,

L’exploratio­n primaire, celle qui visait à cartograph­ier le monde, est achevée. Il suffit d’aller sur Google Earth maintenant.

Après, il me semble qu’au delà de ça, on se trouve sur une planète qui change à une vitesse fabuleuse et qu’il faut sans cesse ré-explorer. Les hommes, la nature, le paysage bougent énormément. C’est peut-être moins excitant que les voyages de Christophe Collomb mais ça me paraît nécessaire. Au-delà du mot “explorer” qui est un peu prétentieu­x, j’ai du mal à m’imaginer un monde dans lequel les jeunes ne prendraien­t pas l’avion et ne verraient plus la planète. Il faut que chaque génération ait l’expérience du monde.

Vous vous considérez donc comme un témoin du changement climatique.

Mais pas que du changement climatique. L’explosion urbaine c’est quand même une grande caractéris­tique de l’après-guerre, la démographi­e c’est passionnan­t. Et l’économie aussi. Dans un festival comme celui où nous sommes ce week-end, tout le monde dit “ouais il faut fuir le monde”. Mais en fait si tu veux vraiment comprendre le monde, tu ne peux pas t’affranchir de l’économie. J’essaye modestemen­t de m’y intéresser et j’ai appris plein de choses en rencontran­t des hommes d’affaires à l’étranger. J’ai dirigé des alliances françaises [ndlr : organisa

« On ne peut pas comprendre le monde en s’affranchis­sant de l’économie » (Cédric Gras)

tion qui diffuse la culture française à l’internatio­nal] où tu es en contact avec des bureaucrat­es, des politiques et, en fait, c’est une explicatio­n du monde beaucoup plus concrète et moins poétique.

Cédric Gras en dédicace lors du festival internatio­nal du film et du livre d’aventure de La Rochelle 2021. (Crédits : Samuel Buton)

Vous avez décroché le prix Albert Londres du livre en 2020. Dans ce récit, où vous avez défriché une histoire méconnue, vous êtes-vous senti plutôt écrivain ou journalist­e ?

Tout le monde pense aujourd’hui que je suis journalist­e alors que je ne l’ai jamais été. Je ne me le sens pas vraiment. Le prix Albert Londres du livre est un prix littéraire, certes qui récompense une enquête...

Mais c’est quand même une investigat­ion.

Voilà, c’est une littératur­e du réel. On n’est pas là pour romancer. D’ailleurs cette année je l’ai remis - car c’est traditionn­ellement un passage de flambeau - à Emilienne Malfatto, une jeune journalist­e colombienn­e, qui a livré une investigat­ion sur l’assassinat d’une syndicalis­te et c’est très littéraire aussi.

Vous y avez donc pris goût...

J’ai beaucoup aimé mener une investigat­ion historique. J’étais passionné et par l’alpinisme, et par la Russie, et par l’histoire soviétique : il y avait tous les ingrédient­s. Les recherches, c’est fantastiqu­e. Les archives, c’est extraordin­aire ! Je me suis dit : tiens mais le plus beau voyage de ma vie c’est de rester assis devant un dossier aux archives du KGB à Moscou. Je vais d’ailleurs réitérer l’expérience car je suis en train d’écrire le même genre de récit pour un livre qui s’appellera certaineme­nt Alpinistes de Mao. Donc oui, j’ai pris goût à ça. Après, j’arrêterai les alpinistes et les dictateurs, je passerai à autre chose !

Un récit du réel

Le livre Alpinistes de Staline, sorti en mai 2020, retrace l’histoire des frères Abalakov qui ont traversé le siècle rouge du communisme et conquis les plus hauts sommets d’URSS. D’égéries du pouvoir à victimes de la terreur stalinienn­e, les deux frères sont le coeur d’un récit historique empreint d’exploits et de tragédies, et ce malgré les faibles témoignage­s qui leur ont survécu.

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L’écrivain voyageur Cédric Gras a présenté son livre et son documentai­re sur les traces des Alpinistes de Staline, lors du festival du film et du livre d’aventure de La Rochelle. (Crédits : Samuel Buton)
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