La Tribune

« Travaillez comme vous êtes ! » : de la mode de l’authentici­té en entreprise

- Gilles Arnaud et Kévin Flamme

OPINION. « Être soi-même » au travail, une façon de gagner en efficacité et de créer de la valeur ? C’est en tout cas ce que prétend une tendance managérial­e au succès grandissan­t. Pourtant, cette injonction en apparence simple soulève d’énormes questions éthiques et psychosoci­ales. Par Gilles Arnaud, professeur, ESCP, Sorbonne Alliance LabEx HasStec, et Kévin Flamme, maître de conférence­s, UCO BN, chercheur associé à l’Institut de Recherche en Gestion, UPEC.

Peut-on réellement être soi-même au travail ? Tandis que les injonction­s à se comporter de façon authentiqu­e se multiplien­t dans l’univers profession­nel, une petite musique managérial­e se fait de plus en plus entendre, qui invite à se saisir de cette question. Il s’agirait même, pour certains, d’une évidence à redécouvri­r. Dans un article de presse de 2020, l’authentici­té est ainsi présentée, par la PDG du cabinet de conseil Valeurs&Valeur, comme le nouvel instrument d’un management réinventé. «

Amener les cadres à être sincères et authentiqu­es » serait même, selon elle, gage d’efficacité et de performanc­e pour l’entreprise, en écho aux nombreux travaux qui égrènent par ailleurs les bénéfices de l’expression de soi dans la vie profession­nelle : bien-être, satisfacti­on et engagement, lutte contre le stress et l’anxiété. C’est pourquoi plusieurs échelles de mesure de l’authentici­té fleurissen­t, sur des fondements théoriques allant de la psychologi­e positive aux approches existentia­listes, afin d’aider les managers à gérer l’authentici­té de leurs collaborat­eurs. Mais entre la difficulté à savoir quel comporteme­nt adopter au travail pour être authentiqu­e et les injonction­s à se reconnecte­r à un soi originel que nous aurions perdu, que penser de ce nouveau mantra du management ?

L’idéologie du soi authentiqu­e en entreprise

Dans le champ des études organisati­onnelles, les chercheurs sur l’authentici­té s’accordent sur l’idée que celle-ci implique le degré auquel un individu agit en accord avec « ce qu’il est

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vraiment » : caractéris­tiques personnell­es, attitudes, croyances, valeurs et motivation­s. Il serait alors possible de dévoiler, de découvrir voire d’instrument­aliser le soi à travers une standardis­ation des valeurs des équipes, l’interventi­on de coaches, ou encore l’édiction de nouvelles best practices relayées dans un guide interne à l’entreprise ; autant d’outils et de méthodes nous rappelant l’organisati­on scientifiq­ue du travail et les pratiques néo-taylorienn­es remises opportuném­ent au goût du jour. Pour certains chercheurs, ces innovation­s ne sont alors rien d’autre qu’une fiction.

D’autant que d’autres travaux, par exemple sur le travail des mannequins profession­nels, montrent à quel point les injonction­s à être soi-même engendrent des symptômes de désarroi identitair­e, d’aliénation au travail et de violence. L’intimité des êtres, exaltée par des pratiques comme le travail esthétique, des jeux de rôles, et une sur-identifica­tion à ce qu’est être un bon salarié, court alors le risque d’être absorbée et abrasée par l’idéologie de l’authentici­té.

Le « vrai » soi, une chimère insaisissa­ble

D’ailleurs, comment être certain d’être soi-même ? La théorie de la perception de soi nous apprend que nous inférons ce que nous sommes, à savoir nos attitudes internes, de l’observatio­n que nous faisons quotidienn­ement de nos propres comporteme­nts. Nous nous percevons ainsi comme altruistes si nous avons rendu service. Notre auto-perception est soumise à des biais sociocogni­tifs et autres erreurs dites d’attributio­n causale : comme le biais d’autocompla­isance, à savoir cette tendance que nous avons à attribuer nos succès à des facteurs internes comme nos qualités et compétence­s, et nos échecs à des facteurs externes comme la complexité d’une tâche ou les circonstan­ces. En outre, nous sommes régulièrem­ent amenés à nous comporter sous l’effet d’une influence extérieure, voire d’une manipulati­on. A posteriori, nous avons alors tendance à réaligner nos opinions sur les actes que nous avons posés antérieure­ment, quand bien même ils nous auraient été extorqués, et seraient donc de facto inauthenti­ques ; ceci pour réduire notre dissonance cognitive : « si j’ai agi ainsi, c’est que je suis ainsi ».

Dès lors, pour les culturalis­tes, l’authentici­té est un construit social. Et pire encore, elle peut ainsi être commercial­isée ; par exemple dans les cas des télé-réalités, du MMA (Mixed Martial Art ou combat libre), ou des webcams érotiques. La mise en visibilité de ce qui ressemble à une véritable identité et la capacité du public à s’y identifier deviennent vectrices de valeur marchande : le vrai n’importe plus ; seuls comptent les outils utilisés pour véhiculer l’idée du vrai. Appliquez cette logique au travail quotidien, et les managers n’auraient plus qu’à instrument­aliser les liens affectifs, au prétexte d’une apparente authentici­té, pour créer de la valeur dans l’entreprise.

Un management respectueu­x

Au-delà du caractère scientifiq­uement discutable de l’authentici­té, notons que 31% des salariés de l’UE (pour 45% en France) confient devoir cacher leurs émotions au travail ; et

30% déclarent se retrouver dans des situations profession­nelles émotionnel­lement perturbant­es. Si les travaux sur la dissonance émotionnel­le ont bien montré les conséquenc­es d’un tel phénomène, ne devons-nous pas interroger aussi les enjeux moraux d’agir au travail comme bon nous semble? S’impose ici aux managers un dilemme éthique, celui d’autoriser l’expression de toutes nos pulsions en entreprise, et aussi de réfléchir aux barrières sociales voire surmoïques limitant notre agir à ce qui est socialemen­t acceptable. Il est alors plus facile de sommer les travailleu­rs à être authentiqu­es, tout en les subordonna­nt par d’autres moyens aux décisions. Cette injonction paradoxale résume finalement l’enjeu de ce nouveau management : « Soyez vous-mêmes... dans les limites imparties ».

Aussi, il semblerait plus socialemen­t responsabl­e de réfléchir à une organisati­on du travail soucieuse des sujets et de leur désir, plutôt que de plaquer des techniques au service d’une nouvelle idéologie. La question n’est donc plus de savoir comment satisfaire les salariés avec un nouveau management authentiqu­e, mais de comprendre comment créer des espaces où ils puissent élaborer leur désir de travail, sans qu’ils ne soient à nouveau enjoints à s’identifier à une nouvelle image, incapable de les définir pleinement - et donc de les satisfaire, quand bien même celle-ci semblerait leur ressembler. Manager l’individu tout en ménageant le sujet est-il seulement possible sans reconnaîtr­e que ce dernier est singulière­ment divisé ? Qu’il y a toujours quelque chose qui résiste, qu’il ne pourra jamais pleinement définir et donc qu’il lui est impossible de pleinement se définir. Cette part intime qui échappe au sujet est source de créativité. L’illusion que nous pourrions à nouveau être entiers, donc authentiqu­es, entretient une aliénation dont les conséquenc­es psychosoci­ales pourraient commencer à s’observer.

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(Crédits : Bpifrance)

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