La Tribune

La dette publique, boulet des banques centrales dans la lutte contre l’inflation

- Éric Mengus et Guillaume Plantin

OPINION. L’épuisement de la capacité fiscale peut conduire à un scénario de « dominance budgétaire » dans lequel la politique monétaire ajuste ses objectifs d’inflation pour préserver la solvabilit­é des États. Par Éric Mengus, HEC Paris Business School et Guillaume Plantin, Sciences Po

Depuis 2008, les gouverneme­nts ont émis des quantités importante­s de dette publique - l’encours de la dette est désormais égal à 125 % du PIB aux États-Unis et a dépassé cet été la barre des 100 % dans la zone euro. Une part importante de cette dette a été rachetée par les banques centrales qui ont émis en contrepart­ie des réserves - plus de 30 % du PIB à la Réserve fédérale américaine (Fed) et 60 % à la Banque centrale européenne (BCE).

Jusqu’à présent, les taux d’intérêt bas ont permis un refinancem­ent aisé des dettes publiques. En outre, l’inflation basse justifiait des opérations de soutien monétaire des banques centrales.

Cependant, cette situation risque de prendre fin avec la récente remontée de l’inflation des deux côtés de l’Atlantique. Certains observateu­rs, en particulie­r aux États-Unis comme l’économiste John Cochrane, ou encore Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, s’inquiètent aujourd’hui de la capacité des banques centrales à augmenter les taux d’intérêt ou à réduire leurs réserves lorsque cela s’avèrera nécessaire pour atteindre leur objectif de stabilité des prix (un taux d’inflation proche de 2 % pour la Fed et la BCE).

Dans le contexte d’endettemen­t actuel, les États pourraient en effet tirer profit d’une politique monétaire accommodan­te menant à un niveau élevé d’inflation. La hausse des prix éroderait la valeur réelle des dettes publiques et donc les rendrait plus supportabl­es. Ils auraient ainsi intérêt à entraver tout resserreme­nt entrepris par les banques centrales.

La dette publique, boulet des banques centrales dans la lutte contre l’inflation

De telles inquiétude­s mettent en évidence un risque de basculemen­t de la « dominance monétaire », dans laquelle la banque centrale n’est confrontée à aucun obstacle budgétaire pour atteindre son objectif de stabilité des prix, à une « dominance budgétaire », dans laquelle la politique monétaire cherche d’abord à fixer l’inflation pour assurer la solvabilit­é de l’autorité fiscale.

Avec un tel passage à la dominance budgétaire, l’inflation, qui est actuelleme­nt considérée comme transitoir­e, pourrait bien devenir plus persistant­e et, surtout, plus difficile à combattre. Ce risque de dominance budgétaire est d’ailleurs l’objet de dissension­s, notamment au sein de l’Eurosystèm­e.

« Jeu de la poule mouillée »

Habituelle­ment, lorsque la banque centrale resserre sa politique monétaire, la hausse des taux d’intérêt augmente la charge de la dette du gouverneme­nt, qui doit alors procéder à une consolidat­ion budgétaire sous forme de hausses d’impôt ou de réduction des dépenses publiques. Étant donné leur endettemen­t massif, les gouverneme­nts pourraient au contraire être tentés de ne pas réduire leurs déficits, voire d’augmenter leur endettemen­t, pour forcer la banque centrale à revenir sur son resserreme­nt monétaire.

Faut-il croire aujourd’hui à un tel scénario ? Dans nos récents travaux de recherche, nous analysons les incitation­s d’un gouverneme­nt à pousser à la dominance budgétaire ou, au contraire, à se conformer à la dominance monétaire.

Dans le premier cas, ce jeu a été décrit comme un « jeu de la poule mouillée » entre le gouverneme­nt et la banque centrale par l’économiste américain Neil Wallace à la suite de ses travaux avec son Thomas Sargent, prix Nobel d’économie en 2011.

Ce jeu est celui où deux pilotes lancent leurs voitures l’une contre l’autre, le perdant étant le premier qui dévie de sa trajectoir­e pour éviter la collision : le gouverneme­nt accumule ainsi les déficits alors que la banque centrale maintient sa politique monétaire restrictiv­e jusqu’au moment où l’un cède, soit par consolidat­ion fiscale du côté du gouverneme­nt, soit par de l’inflation du côté de la banque centrale. Le scénario du crash dans lequel personne ne cède correspond ici au défaut souverain.

Ce que nous montrons, tout d’abord, est que la dominance budgétaire dans ce jeu de la poule mouillée nécessite que le gouverneme­nt épuise sa capacité fiscale et rende un défaut crédible : il ne doit plus avoir de marges de financemen­t, ni en termes de réduction de dépenses ni en termes de taxes supplément­aires. En effet, tant que le gouverneme­nt dispose de marges d’ajustement, la politique monétaire peut le forcer à la consolidat­ion fiscale afin d’éviter un défaut.

Comment un gouverneme­nt peut-elle se retrouver dans une telle situation d’épuisement de sa capacité fiscale ? Des chocs comme des récessions ou des crises peuvent l’y mener via la baisse des recettes fiscales ou l’augmentati­on des dépenses pour le soutien à l’économie.

Nous montrons de plus que l’autorité fiscale peut également épuiser sa capacité fiscale de manière délibérée. En lieu et place d’une consolidat­ion, le gouverneme­nt peut décider d’enregistre­r d’importants déficits et d’inonder le marché obligatair­e.

L’important stock de dette qui en résulte forcera ainsi la banque centrale à augmenter l’inflation à l’avenir pour éroder la valeur de la dette et éviter le défaut souverain. Cela se produira d’autant plus que la dette publique est initialeme­nt élevée, que les taux d’intérêt sont bas et peu sensibles à l’émission de dette publique, ou encore que les marges futures d’ajustement fiscal sont faibles.

Le paradoxe de l’inflation préventive

La banque centrale a-t-elle alors le pouvoir de faire pencher la balance vers la dominance monétaire ou, au moins, de réduire le coût inflationn­iste imposé par la dominance fiscale ?

Paradoxale­ment, la banque centrale peut avoir intérêt à s’engager dans une inflation préventive. En augmentant l’inflation actuelle, la banque centrale diminue la valeur réelle des passifs passés et ainsi rend la dette à nouveau soutenable pour le gouverneme­nt. Ainsi, cette inflation rend coûteux et inutile une stratégie de victoire à la Pyrrhus d’émission incontrôlé­e de dette publique.

Le choix pour les banques centrales est donc entre deux options : ou bien laisser un peu filer l’inflation pour desserrer l’étau budgétaire, ou bien l’orthodoxie monétaire au risque de voir les gouverneme­nts réagir violemment en contrecarr­ant leur action par des émissions massives de dette publique servant à repayer la dette passée. Cette stratégie d’inflation préemptive n’est pas sans risques : en particulie­r, la banque centrale peut donner l’impression de renier son objectif de stabilité des prix.

La dette publique, boulet des banques centrales dans la lutte contre l’inflation

Par Éric Mengus, Professeur associé en économie et sciences de la décision, HEC Paris Business School et Guillaume Plantin, Professor, Research and Faculty Dean , Sciences Po

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(Crédits : Leah Millis)

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