Vu de Davos aussi, le basculement du monde s’accélère
Depuis quelques années déjà, les des pays émergents ont fait une entrée en force au Forum économique mondial de Davos, qui se décline désormais en éditions régionales. Après les BRICS, c’était en 2013 l’année des les onze nouveaux pays émergents.
Davos, la petite station des Grisons suisses, à deux heures et demi au sud de Zurich (par la route, une demiheure en hélicoptère pour les VIP) était cette année le théâtre d’une véritable prise de pouvoir par les nouveaux « moguls » des pays émergents. Plus de 1 600 dirigeants du business mondial originaires de 100 pays se sont pressés pour la 43e édition du World Economic Forum, certains ayant déboursé plus de 50 000 euros, prix du ticket d’entrée moyen pour accéder au saint des saints de la mondialisation heureuse.
L’afrique, nouvel eldorado
On pouvait y croiser les Mittal père et fils, qui n’ont pas cédé un pouce aux gouvernements français et belges qui leur reprochent de fermer leurs aciéries sans état d’âme ; mais aussi cinq représentants au plus haut niveau du groupe Tata, la multinationale indienne surtout connue pour avoir racheté Jaguar et Land Rover dans l’automobile (45000 emplois au Royaume-Uni); quatre représentants du géant pétrolier brésilien Petrobras ; cinq représentants dont la présidente du groupe de télécoms chinois Huaweï. Arrêtons là la liste. En tout, des centaines de délégués de toutes origines, venus pour montrer que « l’homme de Davos » n’est plus seulement un Européen ou un Américain au comportement de « conquistador ». Ou plutôt que la conquête peut désormais aussi se faire dans l’autre sens.
Ce forum de 2013 a été la préfiguration du renversement du monde qui va se produire à la charnière de cette décennie alors que la richesse produite par les 151 pays classés comme émer- gents ou en développement va bientôt dépasser la moitié du PIB mondial. Tout visiteur de passage à Davos cette année pouvait constater que ce basculement est complètement i nt é g r é et influence en profondeur le programme du forum, où l’on parle désormais presque autant de l’avenir de l’euro ou de l’impasse budgétaire américaine que de la Chine en 2020, des perspectives de l’Amérique latine, de l’Inde ou désormais de l’Afrique, le nouvel eldorado.
Jim O’ Neil, l’économiste de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs, qui a inventé en 2001 le terme BRIC pour traduire la montée en puissance des quatre géants (Brésil, Russie, Inde et Chine), dont il a prédit que leurs PIB combinés dépasseront en 2050 celui des pays « riches » (et dès 2027 celui des membres du G7) avait vu juste. Mais il ne se doutait pas que sa prédiction se réaliserait plus vite encore qu’il ne l’avait imaginé. C’est qu’en plus des BRICS (les quatre plus l’Afrique du Sud), ce sont désormais les « Next Eleven » , les onze nouveaux pays émergents, qui frappent bruyamment à la porte : Bangladesh, Égypte, Indonésie, Iran, Mexique, Nigeria, Pakistan, Philippines, Turquie, Corée du Sud, Vietnam, la plupart de ces pays étaient cette année à Davos. Certains de façon encore discrète, mais d’autres de façon très visible. Ce sont ces pays qui feront le succès des éditions régionales du World Economic Forum, dont Klaus Schwab, le fondateur du forum, a décliné le concept partout dans le monde : à Dalian en Chine (11 au 13 septembre), à Lima au Pérou en avril, à Cape Town en Afrique du Sud en mai, en Jordanie pour le Moyen-Orient ou en Birmanie pour l’Asie du Sud-Est. On peut aimer ou détester le Forum économique mondial pour ce qu’il représente (les 1 % les plus riches) ou ce qu’il représente moins (les 99% autres), mais force est de constater qu’il fait des petits.
L’opération de relations publiques que les émergents ont fait à Davos cette année avait un objectif clair : le nouveau monde ne veut plus se laisser dire ce qu’il doit ou ne doit pas faire par un Occident en crise permanente depuis 2007. On a ainsi pu entendre Jacob Zuma, le président de l’Afrique du Sud, s’emporter contre l’intitulé d’une conférence intitulée De-Risking Africa : « Pouvez-vous me dire
Le nouveau monde ne veut plus se laisser dire ce qu’il doit faire par un Occident en crise permanente.
en quoi l’Afrique est plus risquée que n’importe quel autre endroit au monde ? » , a-t-il lancé à la blonde journaliste de CNBC Africa, animatrice du débat. « Il est évident que l’Afrique croît et il est tout aussi évident que c’est parce que les dirigeants africains font ce qu’il faut pour obtenir cette croissance » , a-t-il affirmé. Mais, comme Goodluck Ebele Jonathan, le président du Nigeria, le pays africain dont le développement est le plus rapide actuellement, il a reconnu que cette croissance est freinée par le manque d’investissements en infrastructures. Plein de fierté d’avoir le deuxième taux de croissance mondial derrière la Chine, les Africains ne méconnaissent pas leurs fragilités et sont venus dire : n’ayez pas peur d’investir, ne ratez pas le train parce qu’il a désormais quitté la gare et ne s’arrêtera pas. Sanusi Lamido Sanusi, le gouverneur de la banque centrale du Nigeria, a ainsi souligné la stabilité monétaire de son pays, en passe de vaincre l’inflation, et n’a pas exclu des taux de croissance à la chinoise, « à deux chiffres » (soit un doublement du niveau actuel) pour son pays à l’horizon de la fin de la décennie, « si on réussit à améliorer la chaîne de valeur en terme d’éducation et d’infrastructures. »
Évidemment, pour la plupart des pays émergents, que ce soit au Brésil ou en Afrique, c’est la demande du plus gros d’entre eux, la Chine, qui dope la croissance, notamment la soif en énergie et en matières pre- mières de l’usine du monde. Mais cet enrichissement est devenu productif, parce que ces pays ont compris que pour avoir un développement durable, ils devaient sortir de la « malédiction des matières premières ». Même la puissante Russie s’en rend compte et le Premier ministre, Dimitri Medvedev, a promis un gigantesque plan d’investissement pour diversifier l’économie et diminuer sa dépendance aux prix du gaz et du pétrole.
Le bon cocktail pour une croissance autonome
Chine, Inde, Afrique, cela a donné un livre, Chindiafrique, de JeanJoseph Boillot et Stanislas Dembiski (éd. Odile Jacob), que les organisateurs de Davos auraient été bien inspirés d’inviter cette année. Car leur intuition d’un nouveau « triangle de développement » mondial à l’intersection de ces trois zones, les plus peuplées du monde, est sans doute la bonne. Alors que l’Occident décline démographiquement et stagne économiquement, c’est là qu’est en train de se produire la nouvelle révolution industrielle dont dépendra la croissance à l’avenir. Toutes les conditions se mettent en place pour cela. Population nombreuse et industrieuse (5 milliards d’hommes et de femmes), montée de la classe moyenne et donc d’un bassin de consommation dynamique, ressources en énergie et en matières premières en Afrique et au MoyenOrient, on a là le cocktail gagnant d’une croissance autonome. Et qui n’aura pas, ou moins, besoin de l’Occident, voire partira à sa conquête forte de ses nombreuses multinationales. On compte déjà dans l’ensemble des pays émergents plus 1 000 entreprises de taille mondiale dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard de dollars… Et la plupart d’entre elles sont des habituées de Davos…