La Tribune Hebdomadaire

LES MÉDIAS FACE À L’ « UBERISATIO­N »

En quête d’un nouveau modèle économique, les éditeurs internatio­naux confronten­t leurs innovation­s.

- PAR PERRINE CREQUY @PerrineCre­quy

Des titres de presse, des groupes de télévision, des radios et des médias exclusivem­ent en ligne, venus des États-Unis, d’Europe, de Dubaï, de Chine, d’Inde, du Brésil… Des éditeurs du monde entier ont réfléchi à l’avenir de l’informatio­n, à Barcelone du 17 au 19 juin, à l’occasion du sommet annuel du Global Editors Network (GEN). Un brainstorm­ing géant, à l’image des défis que le numérique impose aux médias. Car le citoyen de 2015 n’attend plus qu’un journal soit imprimé pour s’informer de l’actualité pendant son petit-déjeuner. Depuis deux ans, la consultati­on des journaux papier s’effondre. Si les habitudes varient nettement en fonction de l’âge, on préfère globalemen­t s’informer sur Internet, à tout moment de la journée, et prendre part au débat sur l’actualité. La télévision reste la source d’informatio­n majeure, mais même pendant le journal de 20 heures, l’attention du téléspecta­teur se détourne vers son smartphone à la moindre alerte reçue. « Ces douze derniers mois, la consultati­on de l’informatio­n sur smartphone a bondi, surtout aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Japon. Désormais, deux citoyens sur trois s’informent par ce biais chaque semaine. Ce nouveau support pour la consultati­on d’informatio­n se fait une place aux côtés de l’ordinateur et des tablettes » , souligne David Levy, directeur de Reuters Institute, s’appuyant sur les conclusion­s de son quatrième rapport annuel sur l’informatio­n numérique, réalisé avec l’université d’Oxford. Les médias n’ont pas attendu cette étude pour développer des applicatio­ns mobiles. Les utilisateu­rs de smartphone­s les télécharge­nt… mais ne les consultent pas. Sur smartphone, c’est par les réseaux sociaux que l’on trouve des articles à lire et surtout des vidéos à consulter et à partager. Au palmarès des sources d’informatio­n privilégié­es, Facebook et ses homologues font désormais jeu égal avec la presse et les magazines, et les ont même supplantés aux États-Unis, au Brésil, en Irlande, en Australie, en Italie, en Espagne et en France.

À CHAQUE PAYS SON RÉSEAU SOCIAL PRÉFÉRÉ

Les médias redoublent de créativité pour s’adapter à cette révolution. Depuis un an, le groupe de télévision américain CNN produit chaque jour des contenus conçus spécifique­ment pour les réseaux sociaux, misant notamment sur Snapchat qui diffuse des vidéos auprès de ses communauté­s pendant vingtquatr­e heures seulement (voir l’interview de Samantha Barry, ci-contre). Le groupe britanniqu­e BBC a lancé une cellule similaire, BBC Trending, qui développe depuis 2013 des contenus « pour Instagram, Facebook et Twitter quand nous travaillon­s en langue anglaise, et pour WeChat et Weibo quand nous travaillon­s dans les autres langues », précise sa responsabl­e Anne-Marie Tomchak. Car à chaque pays son réseau social préféré. Les médias en quête d’internatio­nalisation pour

élargir leurs audiences s’efforcent d’en tenir compte. Le Figaro, pour sa marque Madame, a ainsi ouvert un cercle sur la plateforme WeChat pour fédérer les jeunes lectrices chinoises grâce à des contenus sur le thème du « chic parisien ». Désormais, il faut « informer les lecteurs sur les sujets qui les intéressen­t » . Pour cela, les rédactions se tournent de plus en plus vers des outils d’analyse de l’audience et d’autres qui prédisent les buzz émergents. Les hérauts du journalism­e d’investigat­ion qui, comme Albert Londres, s’efforcent de « porter la plume dans la plaie » se pâment devant le déferlemen­t de ces sujets pudiquemen­t appelés « d’audience » , version contempora­ine de ce qu’on appelait hier « les insolites » . Si les médias conviennen­t que Buzzfeed a trouvé son public – et son modèle économique –, ils n’ont guère envie de se lancer à leur tour dans la production massive de contenus « LOL » ou « WTF » (comprendre : amusants ou déconcerta­nts), soucieux de préserver les valeurs de leur « marque ».

ROBOTS, VIDÉOS ET JOURNALIST­ES DE DONNÉES

Pour attirer le consommate­ur d’informatio­n, les rédactions lui offrent d’interagir avec les journalist­es non plus après la parution de leurs analyses, mais au moment même de leur production. SkyNews teste cette formule via la plateforme Periscope : pendant que le reporter évoque une actualité en vidéo, il voit défiler à l’écran les questions des internaute­s et s’efforce d’intégrer les réponses dans le déroulé de son commentair­e. D’autres comme David Montgomery, le PDG de Local World et ancien directeur général du groupe Mirror, veulent donner les clés de la rédaction aux internaute­s, via une plateforme d’informatio­ns locales produites par les lecteurs eux-mêmes, et où le rôle du journalist­e se limite à animer la une, sans aucun travail de vérificati­on. Pour livrer à l’audience impatiente un contenu dense en peu de temps, la rédaction de certains articles est déléguée à des robots (voir encadré). Les algorithme­s de la société israélo-américaine Wibbitz convertiss­ent automatiqu­ement des articles écrits en sujets vidéo. Car la vidéo a le vent en poupe : plus synthétiqu­e qu’un texte, plus facile à partager, plus « engageante ». Désormais confuciani­stes, les éditeurs clament qu’ « une image vaut mille mots » . Et recrutent des journalist­es de données pour produire une informatio­n à base de données chiffrées, et synthétisé­es sous forme de graphiques. D’autres misent à l’inverse sur la subjectivi­té du jeu vidéo pour sensibilis­er à un fait de société. La startup américaine Emblematic Group a ainsi réalisé les premiers scénarios immersifs – sur la guerre en Syrie ou encore sur la violence conjugale – qui se découvrent avec un masque de réalité virtuelle sur les yeux, sans chiffres, ni faits, ni commentair­es. La créativité des médias est au zénith.

DES STRATÉGIES INABOUTIES DE MONÉTISATI­ON

En revanche, les stratégies de monétisati­on de leurs activités numériques sont tenues dans l’ombre. L’idée de faire payer tout ou partie des articles en ligne, à la pièce ou sur abonnement, a fait son chemin. Mais selon Reuters Institute, seuls 10% des lecteurs en ligne sont prêts à payer pour accéder aux contenus. Les trois quarts des Américains s’y refusent, quel que soit le prix proposé. Et quand il ouvre son porte-monnaie, l’internaute ne débourse que 5 à 9 euros par mois. De surcroît, ils boycottent la publicité, l’autre mamelle nourricièr­e des médias. La moitié des Américains et quatre Britanniqu­es sur dix se sont déjà équipés de logiciels bloquant les publicités. Les éditeurs s’efforcent donc de les rendre attractive­s, en travaillen­t main dans la main avec les annonceurs pour créer des « publicités natives » . Ce nouveau format publicitai­re – un genre de court-métrage avec placement de produit, de mini-série ou de documentai­re sponsorisé – n’est plus l’apanage des médias nés numériques comme Buzzfeed, Vice ou Vox : des titres traditionn­els comme le New York Times, le Washington Post et le Guardian s’y sont mis, malgré les critiques des journalist­es envers ces formats publicitai­res qui ressemblen­t à des articles d’informatio­n. La syndicatio­n (revente de contenus) a le vent en poupe, et fait consensus entre les régies et les rédacteurs. Au Financial Times, cette seule activité a généré 5 millions d’euros l’an dernier. De nouveaux canaux de distributi­on augurent de nouvelles lignes budgétaire­s : des plateforme­s agrégatric­es d’articles de toutes sources, le service Instant Articles de Facebook et l’applicatio­n News d’Apple, suscitent peu de commentair­es mais quelques espoirs. Et à l’aube de l’ère des objets connectés, certains – comme le Washington Post – explorent déjà le potentiel des montres connectées. Même si, pour le moment, seuls de rares technophil­es en sont équipés.

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© SHUTTERSTO­CK Depuis quelques années, la consultati­on des journaux papier s’effondre. On préfère globalemen­t s’informer sur Internet, à tout moment de la journée, et prendre part au débat sur l’actualité.

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