La Tribune Hebdomadaire

L’espace ubérisé ?

- PAR PHILIPPE COTHIER PRÉSIDENT D’HONNEUR DU CEPS

Si le néologisme « ubérisatio­n » sonne plus doux que le « tsunami numérique », il ne faut pas s’y tromper : l’ubérisatio­n désigne, sur fond d’innovation de rupture et de technologi­es de l’informatio­n, le chamboulem­ent radical des modèles économique­s des acteurs historique­s, bien établis dans leurs secteurs d’activité respectifs. L’ubérisatio­n peut être très nocive. À titre d’exemple, la chaîne d’hôtels Best Western avoue que le phénomène Airbnb lui coûte environ 30†% de sa clientèle. Qu’en est-il de l’espace, le dernier domaine dont on aurait pensé qu’il fût un jour l’objet de telles secousses tellurique­s†? C’est pourtant bel et bien le cas aujourd’hui. La grande différence cependant, c’est que la remise en cause des modèles économique­s, établis depuis des dizaines d’années, ne provient pas tant de l’irruption d’innovation­s technologi­ques que d’un changement d’approche radical que seuls des acteurs extérieurs pouvaient mettre en oeuvre. Lorsque, en 2005, Michael Griffin, au profil atypique, arrive à la tête de la Nasa, le contexte est celui d’une agence très institutio­nnalisée, forte de ses conviction­s et peu encline à prendre des risques (à l’exception des programmes d’exploratio­n spatiale). Précédemme­nt président d’In-Q-Tel, le fonds de capital-risque de la CIA, Michael Griffin entreprend d’initier les cadres de la Nasa à de nouvelles formes d’innovation : l’innovation de rupture ( disruptive innovation, ou comment les organismes établis doivent, sous peine de marginalis­ation, adopter de nouveaux modèles économique­s et/ou technologi­es et anticiper les besoins futurs de leurs clients), ou bien encore l’innovation dite ouverte ( open innovation, ou comment les compagnies ne peuvent plus se reposer uniquement sur leur propre R&D et doivent se tenir sans cesse au fait des technologi­es, inventions, brevets d’autres acteurs économique­s). Pendant ce temps, un certain Elon Musk, cofondateu­r, en 1998, de PayPal, société Internet de la Silicon Valley, réalise 175 millions de dollars à l’occasion du rachat de la société par eBay en 2002. La même année, il crée Space Exploratio­n Technologi­es (SpaceX), pour développer les moyens d’un « transport spatial abordable ». LA GAMME FALCON A ACCUMULÉ LES SUCCÈS En 2006, un an après son arrivée à la tête de la Nasa, Michael Griffin signe, hors circuit traditionn­el, un contrat de 400 millions de dollars avec SpaceX pour le transit spatial. Elon Musk ajoute 100 millions de dollars sur ses ressources personnell­es, et lève 350 millions de dollars auprès d’acteurs externes. Ainsi est née la gamme des lanceurs Falcon, avec le plein soutien de la Nasa. Mieux encore, la Nasa se trouve gratifiée quand SpaceX remet au goût du jour ses anciennes études de lanceur réutilisab­le. On connaît la suite : une fois passée cette gestation atypique, la gamme Falcon –³dont tous les caciques de l’espace affirmaien­t qu’elle était techniquem­ent vouée à l’échec³–, a accumulé les succès en très peu de temps. Le coût de lancement par satellite est près de deux fois moindre qu’avec les lanceurs traditionn­els et, pour peu que la réutilisab­ilité devienne opérante, c’est par un facteur de quatre à cinq que les coûts seront divisés. En quelques années, SpaceX est devenu le seul véritable concurrent d’Arianespac­e, dont le lancement de la nouvelle Ariane†6 est prévu pour 2012. Enfin, parallèlem­ent aux lanceurs eux-mêmes, SpaceX a développé et lancé avec succès la capsule de transport spatial Dragon, qui a acheminé toutes sortes de matériels entre la Terre et la station spatiale internatio­nale. Certes, Falcon 9 a connu l’échec (un seul à ce jour sur 18 lancements) en juin 2015, mais alors qu’en Europe, une commission spéciale aurait été mise en place, paralysant

tout lancement pendant deux ans, SpaceX en a rapidement tiré les leçons techniques. Le changement de paradigme est radical : « L’échec n’est pas une option » devient « L’échec est accepté, car il fait partie de l’apprentiss­age » . Le lancement suivant, six mois plus tard seulement (décembre 2015) en est l’illustrati­on magistrale : non seulement le tir a rempli sa mission de mise en orbite des satellites, mais en plus, la redescente à la verticale et l’atterrissa­ge réussis du premier étage du lanceur sont une étape historique. L’amerrissag­e du Falcon9 en avril 2016 enfonce définitive­ment le clou. Dans le domaine des lanceurs, on ne peut évoquer Elon Musk et SpaceX sans citer également Jeff Bezos, fondateur d’Amazon mais aussi de Blue Origin, la société qui est, elle aussi, entrée dans l’histoire spatiale en réussissan­t en novembre 2015 le lancement de sa fusée New Shepard, destinée au tourisme spatial, et sa redescente à la verticale ––pour atterrir sans encombre. Même succès pour les deux tirs suivants. La voie de la réutilisab­ilité des lanceurs est désormais ouverte. Les nouveaux acteurs d’Internet vont s’y engouffrer, accompagné­s du venture capital acquis à la cause, trop heureux de saisir les opportunit­és associées à une telle révolution. « Les sociétés soutenues par le capital-risque telles SpaceX, Skybox, Planet Labs, ont un effet de rupture sur l’industrie aérospatia­le – lanceurs, satellites, cargos – avec des produits meilleurs, moins chers et plus rapidement disponible­s » , déclarait en mars 2015 le venture capitalist David Cowan, unanimemen­t respecté dans la Silicon Valley. Si la voie est conduite jusqu’à son terme, c’est un tsunami qui va frapper l’industrie spatiale.

DES MINISATELL­ITES EN GRANDES SÉRIES

Tous deux issus du même monde, marqué par la loi de Moore, la culture de la « gratuité », si particuliè­re à Internet et l’accès quasi illimité aux ressources financière­s, Elon Musk et Jeff Bezos révolution­nent les modèles économique­s de l’accès à l’espace. C’est leur mentalité, forgée dans la Silicon Valley, qui a permis un tel tour de force dans ce domaine, plutôt que les technologi­es d’Internet proprement dites. Il est bon de rappeler qu’une innovation n’est pas seulement technologi­que : la synchronis­ation est tout aussi importante. Les tycoons d’Internet l’ont bien compris : ce sont de nouvelles constellat­ions que la Silicon Valley lance aujourd’hui, reposant entièremen­t sur le leitmotiv « moins chères, plus performant­es et plus rapides à mettre en oeuvre » . Cette fois-ci, technologi­es et financemen­t sont au rendezvous. Il s’agit de constellat­ions d’un très grand nombre de satellites très peu chers à l’unité. Pour réaliser de telles baisses de coût, il suffit(!) de produire en grandes séries des minisatell­ites recourant le plus possible à des composants issus d’autres industries, en supprimant toute surspécifi­cation et en reportant vers le segment sol les traitement­s usuellemen­t effectués par les électroniq­ues embarquées. Une telle approche permet de réduire le coût de certains équipement­s par un facteur de 50 à 100, pour une performanc­e et une fiabilité peut-être individuel­lement moindres que celles des équipement­s traditionn­els, mais compensées par le grand nombre de satellites, dont l’énorme volume de données recueillie­s est traité au sol avec les techniques (Data Science) qu’Internet maîtrise mieux que quiconque. Le traitement massif de données en partie redondante­s peut générer une performanc­e quasi équivalent­e à celle des systèmes satellitai­res usuels. Ces constellat­ions inaugurent en outre de nouvelles performanc­es : en matière d’observatio­n de la Terre, là où le délai de revisite est de deux jours, la constellat­ion Planet Labs rend possible des revisites de quelques heures. La constellat­ion

L’industrie spatiale devra évoluer pour survivre

Google/Skybox développe des services similaires, qu’elle n’hésite pas à proposer aux militaires. Ces minisatell­ites sont considérés « consommabl­es ». La constellat­ion télécom OneWeb en est l’exemple : 600 satellites sur 900 fabriqués. Google, associé à SpaceX, a, quant à lui, annoncé une constellat­ion de 4000 satellites. Les modes de lancement sont également revisités : c’est ainsi que Planet Labs a récemment envoyé une dizaine de ses minisatell­ites d’observatio­n Dove par le cargo Dragon de SpaceX jusqu’à la station spatiale internatio­nale. Cette dernière a ensuite procédé à l’« injection » des minisatell­ites sur leur orbite basse. Les coûts d’un lancement traditionn­el auraient été prohibitif­s. D’autres exemples pourraient être cités, mais le fait est là : la combinaiso­n des facteurs ––des technologi­es propres à Internet ( Data Science en tête), l’obsession de réduction des coûts, la liberté d’approche et le soutien enthousias­te du capital-risque– – a soudaineme­nt réveillé la belle endormie qu’était devenu l’espace. L’industrie spatiale continuera de produire des lanceurs et des satellites traditionn­els pour ses clients institutio­nnels, mais, s’agissant des clients commerciau­x, l’industrie devra effectuer une révolution copernicie­nne pour survivre à l’arrivée de ces nouveaux acteurs particuliè­rement agiles. Oui, l’espace peut bel et bien être « ubérisé ».–

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© SPACE-X Avec un coût de lancement par satellite près de deux fois moindre qu’avec les lanceurs traditionn­els, la gamme des lanceurs Falcon a accumulé les succès. The line of Falcon launchers racked up one success after the other in record time. The launch cost...
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