L’espace ubérisé ?
Si le néologisme « ubérisation » sonne plus doux que le « tsunami numérique », il ne faut pas s’y tromper : l’ubérisation désigne, sur fond d’innovation de rupture et de technologies de l’information, le chamboulement radical des modèles économiques des acteurs historiques, bien établis dans leurs secteurs d’activité respectifs. L’ubérisation peut être très nocive. À titre d’exemple, la chaîne d’hôtels Best Western avoue que le phénomène Airbnb lui coûte environ 30% de sa clientèle. Qu’en est-il de l’espace, le dernier domaine dont on aurait pensé qu’il fût un jour l’objet de telles secousses telluriques? C’est pourtant bel et bien le cas aujourd’hui. La grande différence cependant, c’est que la remise en cause des modèles économiques, établis depuis des dizaines d’années, ne provient pas tant de l’irruption d’innovations technologiques que d’un changement d’approche radical que seuls des acteurs extérieurs pouvaient mettre en oeuvre. Lorsque, en 2005, Michael Griffin, au profil atypique, arrive à la tête de la Nasa, le contexte est celui d’une agence très institutionnalisée, forte de ses convictions et peu encline à prendre des risques (à l’exception des programmes d’exploration spatiale). Précédemment président d’In-Q-Tel, le fonds de capital-risque de la CIA, Michael Griffin entreprend d’initier les cadres de la Nasa à de nouvelles formes d’innovation : l’innovation de rupture ( disruptive innovation, ou comment les organismes établis doivent, sous peine de marginalisation, adopter de nouveaux modèles économiques et/ou technologies et anticiper les besoins futurs de leurs clients), ou bien encore l’innovation dite ouverte ( open innovation, ou comment les compagnies ne peuvent plus se reposer uniquement sur leur propre R&D et doivent se tenir sans cesse au fait des technologies, inventions, brevets d’autres acteurs économiques). Pendant ce temps, un certain Elon Musk, cofondateur, en 1998, de PayPal, société Internet de la Silicon Valley, réalise 175 millions de dollars à l’occasion du rachat de la société par eBay en 2002. La même année, il crée Space Exploration Technologies (SpaceX), pour développer les moyens d’un « transport spatial abordable ». LA GAMME FALCON A ACCUMULÉ LES SUCCÈS En 2006, un an après son arrivée à la tête de la Nasa, Michael Griffin signe, hors circuit traditionnel, un contrat de 400 millions de dollars avec SpaceX pour le transit spatial. Elon Musk ajoute 100 millions de dollars sur ses ressources personnelles, et lève 350 millions de dollars auprès d’acteurs externes. Ainsi est née la gamme des lanceurs Falcon, avec le plein soutien de la Nasa. Mieux encore, la Nasa se trouve gratifiée quand SpaceX remet au goût du jour ses anciennes études de lanceur réutilisable. On connaît la suite : une fois passée cette gestation atypique, la gamme Falcon –³dont tous les caciques de l’espace affirmaient qu’elle était techniquement vouée à l’échec³–, a accumulé les succès en très peu de temps. Le coût de lancement par satellite est près de deux fois moindre qu’avec les lanceurs traditionnels et, pour peu que la réutilisabilité devienne opérante, c’est par un facteur de quatre à cinq que les coûts seront divisés. En quelques années, SpaceX est devenu le seul véritable concurrent d’Arianespace, dont le lancement de la nouvelle Ariane6 est prévu pour 2012. Enfin, parallèlement aux lanceurs eux-mêmes, SpaceX a développé et lancé avec succès la capsule de transport spatial Dragon, qui a acheminé toutes sortes de matériels entre la Terre et la station spatiale internationale. Certes, Falcon 9 a connu l’échec (un seul à ce jour sur 18 lancements) en juin 2015, mais alors qu’en Europe, une commission spéciale aurait été mise en place, paralysant
tout lancement pendant deux ans, SpaceX en a rapidement tiré les leçons techniques. Le changement de paradigme est radical : « L’échec n’est pas une option » devient « L’échec est accepté, car il fait partie de l’apprentissage » . Le lancement suivant, six mois plus tard seulement (décembre 2015) en est l’illustration magistrale : non seulement le tir a rempli sa mission de mise en orbite des satellites, mais en plus, la redescente à la verticale et l’atterrissage réussis du premier étage du lanceur sont une étape historique. L’amerrissage du Falcon9 en avril 2016 enfonce définitivement le clou. Dans le domaine des lanceurs, on ne peut évoquer Elon Musk et SpaceX sans citer également Jeff Bezos, fondateur d’Amazon mais aussi de Blue Origin, la société qui est, elle aussi, entrée dans l’histoire spatiale en réussissant en novembre 2015 le lancement de sa fusée New Shepard, destinée au tourisme spatial, et sa redescente à la verticale –pour atterrir sans encombre. Même succès pour les deux tirs suivants. La voie de la réutilisabilité des lanceurs est désormais ouverte. Les nouveaux acteurs d’Internet vont s’y engouffrer, accompagnés du venture capital acquis à la cause, trop heureux de saisir les opportunités associées à une telle révolution. « Les sociétés soutenues par le capital-risque telles SpaceX, Skybox, Planet Labs, ont un effet de rupture sur l’industrie aérospatiale – lanceurs, satellites, cargos – avec des produits meilleurs, moins chers et plus rapidement disponibles » , déclarait en mars 2015 le venture capitalist David Cowan, unanimement respecté dans la Silicon Valley. Si la voie est conduite jusqu’à son terme, c’est un tsunami qui va frapper l’industrie spatiale.
DES MINISATELLITES EN GRANDES SÉRIES
Tous deux issus du même monde, marqué par la loi de Moore, la culture de la « gratuité », si particulière à Internet et l’accès quasi illimité aux ressources financières, Elon Musk et Jeff Bezos révolutionnent les modèles économiques de l’accès à l’espace. C’est leur mentalité, forgée dans la Silicon Valley, qui a permis un tel tour de force dans ce domaine, plutôt que les technologies d’Internet proprement dites. Il est bon de rappeler qu’une innovation n’est pas seulement technologique : la synchronisation est tout aussi importante. Les tycoons d’Internet l’ont bien compris : ce sont de nouvelles constellations que la Silicon Valley lance aujourd’hui, reposant entièrement sur le leitmotiv « moins chères, plus performantes et plus rapides à mettre en oeuvre » . Cette fois-ci, technologies et financement sont au rendezvous. Il s’agit de constellations d’un très grand nombre de satellites très peu chers à l’unité. Pour réaliser de telles baisses de coût, il suffit(!) de produire en grandes séries des minisatellites recourant le plus possible à des composants issus d’autres industries, en supprimant toute surspécification et en reportant vers le segment sol les traitements usuellement effectués par les électroniques embarquées. Une telle approche permet de réduire le coût de certains équipements par un facteur de 50 à 100, pour une performance et une fiabilité peut-être individuellement moindres que celles des équipements traditionnels, mais compensées par le grand nombre de satellites, dont l’énorme volume de données recueillies est traité au sol avec les techniques (Data Science) qu’Internet maîtrise mieux que quiconque. Le traitement massif de données en partie redondantes peut générer une performance quasi équivalente à celle des systèmes satellitaires usuels. Ces constellations inaugurent en outre de nouvelles performances : en matière d’observation de la Terre, là où le délai de revisite est de deux jours, la constellation Planet Labs rend possible des revisites de quelques heures. La constellation
L’industrie spatiale devra évoluer pour survivre
Google/Skybox développe des services similaires, qu’elle n’hésite pas à proposer aux militaires. Ces minisatellites sont considérés « consommables ». La constellation télécom OneWeb en est l’exemple : 600 satellites sur 900 fabriqués. Google, associé à SpaceX, a, quant à lui, annoncé une constellation de 4000 satellites. Les modes de lancement sont également revisités : c’est ainsi que Planet Labs a récemment envoyé une dizaine de ses minisatellites d’observation Dove par le cargo Dragon de SpaceX jusqu’à la station spatiale internationale. Cette dernière a ensuite procédé à l’« injection » des minisatellites sur leur orbite basse. Les coûts d’un lancement traditionnel auraient été prohibitifs. D’autres exemples pourraient être cités, mais le fait est là : la combinaison des facteurs –des technologies propres à Internet ( Data Science en tête), l’obsession de réduction des coûts, la liberté d’approche et le soutien enthousiaste du capital-risque – a soudainement réveillé la belle endormie qu’était devenu l’espace. L’industrie spatiale continuera de produire des lanceurs et des satellites traditionnels pour ses clients institutionnels, mais, s’agissant des clients commerciaux, l’industrie devra effectuer une révolution copernicienne pour survivre à l’arrivée de ces nouveaux acteurs particulièrement agiles. Oui, l’espace peut bel et bien être « ubérisé ».