« DEUX ACTEURS, CE N’EST PAS ASSEZ »
À la tête de l’Arcep, le régulateur des télécoms en France, Sébastien Soriano critique le duopole d’Orange et de SFR sur le marché professionnel. Pour favoriser la concurrence, il mobilise ses outils afin de faire émerger un troisième acteur.
À la tête de l’Arcep, régulateur des télécoms, Sébastien Soriano critique le duopole Orange/SFR sur le marché professionnel. Il souhaite l’arrivée d’un troisième acteur.
C’est un grand coup de pied dans la fourmilière. À la tête de l’Arcep, le régulateur des télécom sen France, Sébastien Soriano s’est attaqué, la semaine dernière à l’occasion de la publication de deux documents – un projet d’orientation du marché de la connectivité, un autre de recommandation pour élargir l’usage de la fibre –, au marché des télécoms pour les professionnels. Moins médiatisé que celui des télécoms grand public, celui-ci n’en pèse pas moins 10,6 milliards d’euros, soit près d’un tiers du secteur global. Pour Sébastien Soriano, ce marché n’est clairement pas assez concurrentiel. Il faut dire qu’aujourd’hui, il est largement dominé par Orange (avec une part de marché qui avoisine les 70 %) et SFR (20 %). Pour l’ouvrir davantage à la concurrence, le patron de l’Arcep affirme qu’il veut favoriser l’émergence d’un nouvel acteur face au duopole actuel.
LA TRIBUNE – Dans vos documents, vous critiquez ouvertement le fait que le marché des entreprises est dominé par Orange et SFR. Vous plaidez pour l’arrivée d’un troisième acteur. Pourquoi est-ce, selon vous, un impératif ?
SÉBASTIEN SORIANO – Effectivement, ce que nous voulons, c’est une ouverture réelle de ce marché à la concurrence. Nous ne voulons plus que les entreprises soient la variable d’ajustement de ce secteur. Nous voulons une concurrence réelle sur ce marché. Et celle-ci doit passer par un troisième opérateur. Orange reste très puissant. Pour mémoire, l’Autorité de la concurrence a sanctionné l’opérateur historique de manière très vigoureuse à la fin de l’année dernière pour des pratiques de verrouillage du marché. À côté, SFR-Numericable est le challenger de référence. Mais à l’Arcep, nous avons une conviction profonde : deux acteurs, ce n’est pas assez. Nous ne croyons pas au duopole. Pourquoi? Parce que cette situation ne permet pas d’entretenir une dynamique d’investissement, d’innovation et de tarification suffisamment forte. L’expérience montre qu’au bout d’un moment, les deux gros se regardent toujours en chiens de faïence… Notre conviction, c’est que two is not enough et que trois acteurs – voire plus – sont nécessaires. Surtout, nous pensons que c’est le bon moment. Il y a un alignement des astres pour ouvrir le marché afin de permettre à un troisième pôle de se structurer.
Ce momentum, quel est-il ?
C’est la fibre. Avec le déploiement actuel, nous avons la possibilité de faire de la fibre professionnelle un marché de masse, et ainsi de sortir de « l’artisanat de luxe » qui le caractérise aujourd’hui. Aujourd’hui, sur le fixe, le coeur du marché, ce sont les offres sécurisées SDSL [sur le réseau cuivré, ndlr]. Elles sont de bonne qualité et permettent des débits convenables. Mais à nos yeux, il y a une vraie possibilité pour que ce marchélà bascule massivement vers la fibre, ce qui peut générer des opportunités. Dans l’histoire des télécoms, c’est souvent lorsqu’il y a des changements technologiques que de nouveaux acteurs entrent sur le marché. Mais évidemment, cela suppose de sortir du marché du sur-mesure. Aujourd’hui, les offres de fibre pour les entreprises sont en majorité des offres dites de « fibre dédiée ». En clair, chaque site d’une société peut accéder à la fibre. Mais celle-ci est déployée à sa demande, depuis le réseau de l’opérateur. Concrètement, il faut mobiliser une pelleteuse, creuser un trou, poser un fourreau, y glisser la fibre, puis effectuer le raccordement. Cela coûte extrêmement cher, et s’avère souvent hors de prix pour une PME ou une startup. C’est la raison pour laquelle nous voulons profiter du déploiement de la fibre dans tout le pays pour que ce même réseau connecte aussi les entreprises. Ce qui permettra, grâce à une concurrence plus forte, de proposer un éventail d’offres à différents prix et plus adaptées aux besoins et moyens des entreprises.
Qui pourrait être ce troisième acteur ? Peut-être Coriolis, cet opérateur virtuel qui souhaitait reprendre les activités entreprises de Bouygues Telecom lorsqu’Orange voulait le racheter ?
Le rôle de l’Arcep n’est pas de favoriser tel ou tel opérateur. Notre travail, avec nos outils de régulation, consiste à créer un espace d’opportunité pour faire de la place à un nouvel entrant, pas de choisir qui serait cet acteur. C’est la raison pour laquelle nous avons élaboré un document dit de « doctrine ». Il s’agit d’une première dans l’histoire de l’Arcep, avec l’ambition de donner un véritable signal au marché. Je suis confiant dans le fait que des entrepreneurs sauront saisir cette opportunité car certains acteurs nous ont déjà montré qu’ils avaient faim. Parmi eux, il y a effectivement Coriolis. Mais on peut aussi citer Kosc Telecom, qui est un consortium autour de plusieurs entrepreneurs, dont Octave Klaba, le fondateur d’OVH et numéro un des services de cloud en Europe… Il y a également Bouygues Telecom, qui pourrait saisir cette occasion pour se renforcer.
Actuellement, beaucoup de petits opérateurs se plaignent d’une concurrence parfois « déloyale » d’Orange. Sur certaines offres pourtant régulées de l’opérateur historique, à destination exclusive des alternatifs, ils arguent que les prix sont trop élevés pour leur permettre d’être compétitifs face à Orange Business Services (OBS)… Que comptez-vous faire ?
C’est une question très importante. Elle porte sur la discrimination éventuelle d’Orange entre ses propres offres aux entreprises, et les prestations qu’il fournit aux opérateurs alternatifs pour accéder à ce même marché. Nous sommes conscients que ce problème peut exister. Pour tout vous dire, nous espérions un peu qu’Orange s’était discipliné depuis l’ouverture à la concurrence des télécoms, il y a bientôt vingt ans… Mais la condamnation de l’opérateur historique par l’Autorité de la concurrence [à 350 millions d’euros en décembre dernier, ndlr] a constitué un vrai signal d’alerte. Pour garantir une non-discrimination, nous souhaiterions renforcer nos outils de contrôle. Lors de notre analyse du marché de la fibre à la mi-juillet, nous allons ouvrir ce sujet à une consultation publique.
Sur le fond, le marché des télécoms aux entreprises apparaît stratégique. La digitalisation des entreprises françaises, essentielle pour leur compétitivité, en dépend. Or, sur ce front, l’Hexagone est très en retard. Dans l’Union européenne, la France échoue à une piètre dix-huitième place, d’après le classement de la Commission…
C’est justement parce que le sujet est grave que l’Arcep s’attaque frontalement au marché des entreprises. Cette fameuse dix-huitième place, franchement, elle ne me rassure pas. Surtout à l’heure où la compétitivité de notre économie dépendra en partie, demain, de la capacité des entreprises à se saisir des outils numériques pour se transformer, innover, et bousculer leur business model. La numérisation des entreprises, ce n’est pas simplement disposer d’un site Internet. Aujourd’hui, énormément d’usages basculent par exemple sur le cloud [informatique dématérialisée]. Ce n’est pas un hasard si le Conseil national du numérique a fait de ce sujet sa nouvelle priorité. Je ne suis pas le seul à tirer la sonnette d’alarme. Je ne dis pas que la bataille est perdue… Mais nous sommes à la croisée des chemins. On doit se réveiller rapidement.
« Nous avons la possibilité de faire de la fibre pro un marché de masse »
« Nous sommes à la croisée des chemins. On doit se réveiller rapidement »