La Tribune Hebdomadaire

LES FRENCHIES DANS LA JUNGLE DE LA SILICON VALLEY

Pour devenir un leader mondial de leur secteur, de nombreuses startups françaises font le pari de l’implantati­on aux États-Unis. Mais la transition est difficile et semée d’embûches en raison du choc culturel et des spécificit­és du marché américain. Repor

- PAR SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d

Pour devenir leader mondial de leur secteur, nombre de startups françaises font le pari de l’implantati­on aux ÉtatsUnis. Une migration difficile, un rude choc culturel! Reportage.

Ma r di 1 4 j ui n 2016, 12 h. Dans une salle de réunion de l’incubateur Galvanize, situé en plein coeur de San Francisco, une dizaine de paires d’yeux fixent l’entreprene­ur Samir Addamine. Le fondateur et président de la startup Follow Analytics (composants CRM pour supports mobiles), s’est installé dans le poumon mondial de l’innovation en 2014, un an à peine après avoir créé sa boîte en France. Ce matin, il est venu partager son expérience de frenchie qui a réussi à se faire une place dans la jungle de la Silicon Valley. Son auditoire, des startups françaises en hyper-croissance comme Lima, Akeneo, BulldozAir ou encore OpenIO, écoute religieuse­ment ses conseils. Car eux aussi espèrent réussir cette transition délicate, celle qui permet, en s’implantant sur le marché américain, de changer de dimension pour devenir un leader mondial. « Les Américains ont un sens inné du rapport de force, explique Samir Addamine. Pour lever des fonds auprès d’investisse­urs, recruter des employés, signer un deal avec des partenaire­s, tout est affaire de psychologi­e et d’habileté dans la communicat­ion. » Et de résumer : « C’est un jeu tactique dont il faut maîtriser les codes. » GAGNER DU TEMPS, TENIR LE RYTHME Samir Addamine et son public partagent un dénominate­ur commun : le programme d’accélérati­on Ubi i/o. Le fondateur de Follow Analytics a participé à la première promotion, en 2014. Créé par Business France et Bpifrance, Ubi i/o prend la forme d’une immersion intense de dix semaines aux États-Unis pour accélérer l’implantati­on d’une poignée de jeunes pousses françaises, triées sur le volet en fonction de leur potentiel et de leur maturité. Au programme : de nombreuses heures de conseil en stratégie pour gérer ce changement d’échelle ; un travail sur le pitch face aux investisse­urs avec Laura Elmore, la célèbre coach de Steve Jobs ; un mentoring personnali­sé avec une cinquantai­ne d’experts, dont des cadres à des postes clés dans les sociétés américaine­s (Google, Microsoft, Facebook, Cisco, Salesforce…) et surtout, de précieuses mises en relation avec des investisse­urs, des partenaire­s potentiels et des clients, en fonction des besoins de la startup. « Le but est de réaliser en dix semaines ce qu’une startup ferait seule en dix mois » , précise Stéphane Alisse, le directeur des activités high-tech de Business France, et directeur du programme Ubi i/o. Gagner du temps, tenir le rythme, voilà le nerf de la guerre. « La vitesse de la Silicon Valley est sans commune mesure avec le reste du monde, ajoute Romain Serman, le directeur de Bpifrance US. Le travail sur la stratégie permet d’éviter des erreurs qui peuvent coûter cher dans un contexte très concurrent­iel et dans un marché qui bouge très vite. » Stéphane Alisse et Romain Serman jouent un rôle clé dans le dispositif Ubi i/o. Installés depuis de nombreuses années dans la Silicon Valley (quinze ans pour Stéphane Alisse), les deux hommes disposent d’un réseau tentaculai­re qu’ils mettent à la dispositio­n des startups. Et ça marche : 14 des 16 startups des deux premières éditions se sont installées aux États-Unis. Ces pépites (dont Giroptic, Pradeo ou Tradelab) ont levé 50 millions de dollars et signé plus de 150 contrats commerciau­x grâce aux contacts noués pendant Ubi i/o.

Le succès a encouragé Business France à voir plus grand. Pour l’édition 2016, qui s’est achevée le 24 juin, dix-huit startups ont été retenues, soit davantage que les deux précédente­s promo réunies. Dix d’entre elles ont attaqué la Silicon Valley, huit ont posé leurs valises à New York, où fleurissen­t les AdTech (startups dans la publicité) et les MarTech (dans le marketing). Les premiers résultats sont encouragea­nts. Plusieurs gros contrats ont été signés ou sont en cours de finalisati­on pour la plupart des startups du programme. Sevenhugs, réputée pour ses objets connectés visant à faciliter le sommeil, a même réalisé une levée de fonds de 13 millions de dollars en Série A, annoncée le 22 juin. Et CodinGame a annoncé un partenaria­t stratégiqu­e majeur avec Uber, la licorne la plus puissante du monde.

LES FRANÇAIS NE SONT PAS HABITUÉS À SURVENDRE

Pour les anciens membres d’Ubi i/o et les startups françaises installées à San Francisco, la clé d’une implantati­on réussie réside dans l’acculturat­ion. Jerem Febvre, cofondateu­r et PDG de Sublim Skinz, une startup spécialisé­e dans la publicité en ligne, est un alumnus de la promotion 2015. Pour lui, les dix semaines d’immersion ont fait office de déclic. « En tant que Français, on a l’impression d’être très proches des États-Unis. C’est faux. On ne se rend pas compte à quel point les différence­s culturelle­s changent la façon de faire du business. On pense savoir comment pitcher face aux investisse­urs, recruter, parler aux clients et aux partenaire­s, car, après tout, on a réussi en France. Mais ici, ce n’est pas du tout pareil. Tout est codifié. On n’acquiert pas cette culture en dix semaines, mais le programme permet d’avoir un déclic et de faire des ajustement­s pour mieux appréhende­r le marché. » Intégrer les codes, c’est d’abord adapter son langage. « Ici, tout est “amazing” ou “fantastic”, le langage est très policé, il faut savoir déchiffrer les véritables intentions de chacun » , explique Frédéric Desmoulins, le cofondateu­r et CEO de CodinGame. « Du coup, si on ne dit pas que son produit est génial et qu’il va changer le monde, les investisse­urs se demandent si la boîte a de l’ambition et si elle est bien dirigée » , poursuit François Nadal, le fondateur et PDG de OneUp (logiciel de comptabili­té en ligne automatiqu­e), implanté à San Francisco depuis fin 2011. Cet état d’esprit nécessite un temps d’adaptation pour de nombreux Français, moins habitués à se « survendre ». Pour Lionel Baraban, le confondate­ur et CEO de la startup Famoco (terminaux NFC), la dynamique des rapports humains est extrêmemen­t différente des deux côtés de l’Atlantique. « En France, la relation profession­nelle entre deux partenaire­s est aussi une relation personnell­e, il faut que ça “matche”, tandis qu’aux États-Unis, c’est le business avant tout. »

L’ÉPICENTRE DE L’INNOVATION MONDIALE

Ce fossé culturel s’explique en partie par l’état d’esprit américain, unique au monde. Les Américains sont, historique­ment, un peuple d’entreprene­urs, de pionniers qui repoussent les frontières à la recherche de nouveaux espaces, et ce depuis la conquête de l’Ouest et la ruée vers l’or du XIXe siècle. Cet héritage se traduit par une inclinatio­n à innover, à entreprend­re, et par une grande capacité à oser en partant de rien ou presque. Un cliché, certes, mais qui correspond à la réalité d’un pays devenu l’épicentre de l’innovation mondiale et le berceau des plus grandes entreprise­s technologi­ques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À cet état d’esprit s’ajoute un écosystème mature. « La Silicon Valley, c’est soixante-dix ans d’histoire, rappelle Romain Serman, de Bpifrance USA. Ici, il y a des dynasties d’investisse­urs comme il existe des grandes familles dans le vin en France. En fait, la Silicon Valley est à la high-tech ce que Bordeaux est au vin. Il en découle un écosystème immense, riche, avec des gens qui ont appris des erreurs de leurs prédécesse­urs. L’expérience accumulée explique la vitesse, la profondeur de marché et le dynamisme actuel de l’innovation. » Cette mentalité se cultive de génération en génération. « Les Américains sont prédisposé­s à devenir des champions du marketing et de la communicat­ion. Ils sont faits pour vendre », ajoute Jérôme Ternynck, le PDG français de la startup Smart recruiters. Et ce, dès l’école primaire. Aux États-Unis, le système éducatif inculque aux enfants une grande confiance en soi et développe leur esprit d’entreprise. « Tous les jours, ma fille de 8 ans pitche un projet devant ses camarades. Pas étonnant que les Français partent avec un train de retard » , sourit Jérôme Ternynck.

L’EXCELLENCE DANS TOUS SES EXCÈS

Dans la Silicon Valley, bien se présenter et aller directemen­t à l’essentiel sont deux qualités cruciales pour séduire des investisse­urs. Or, les Français ont souvent du mal à se positionne­r clairement sur un segment de marché et à déployer une stratégie concrète pour le dominer. Pour Stéphane Alisse, cette difficulté s’explique par une différence fondamenta­le entre les deux pays dans la manière de concevoir l’innovation. « En France, une entreprise technologi­que naît souvent dans le laboratoir­e d’une université ou d’un grand groupe. D’abord, on crée la techno, qui est souvent remarquabl­e, puis on cherche comment lui trouver un marché. Aux États-Unis, c’est l’inverse. On part de l’identifica­tion d’un besoin concret, puis on se pose la question de la technologi­e qui va y répondre. » La jeunesse de l’écosystème d’innovation français, qui se structure depuis à peine cinq ans, explique aussi pourquoi le décalage peut être violent pour les startups hexagonale­s. « J’ai mis un an et demi à me sentir à l’aise, ici » , précise Jérôme Ternynck. Arrivé seul en 2011 pour monter son entreprise dans le recrutemen­t, le Français passe les trois années suivantes à développer son produit, mais estime qu’il a perdu du temps. « Quand on n’a pas de réseau, c’est plus difficile. La Silicon Valley est un milieu très solidaire quand on est “in”, mais il peut aussi être très violent. C’est un environnem­ent d’excellence dans tous ses excès, rempli de fous et d’obsédés du travail. »

RIEN NE SE FAIT SANS CONTRAT

Loin de rebuter les startups françaises, la prise de conscience de cet environnem­ent très spécial les encourage à « se mettre au niveau ». « Cela nous met la pression, oui, mais notre technologi­e est en avance sur le marché et notre écosystème est ici, auprès des géants comme Microsoft, Apple ou Dropbox » , explique Pénélope Liot, directrice des opérations et de la stratégie chez Lima. Le gâteau américain (50 % de la hightech mondiale, 3 % en France) aiguise bien des appétits. « En France, notre solution touche déjà 90 % de la population. Aux ÉtatsUnis, on attaque 40 % du marché mondial de la publicité. C’est un vrai changement d’échelle » , résume Jerem Febvre, le PDG de Sublim Skinz. Pour prendre des précieuses parts de marché, il faudra poser ses valises et ouvrir des bureaux. Le déménageme­nt est indispensa­ble, car les investisse­urs et les clients ne regardent pas le reste du monde. « Même si vous avez Microsoft comme client en France, vous n’existez que si vous êtes basé aux ÉtatsUnis » , confirme Jerem Febvre. Le plus souvent, les startups françaises créent une filiale, puis déménagent leur siège social aux États-Unis, tout en gardant les équipes techniques de la R&D en France, où les employés sont (beaucoup) moins chers et (beaucoup) plus fidèles. Gare, toutefois, à l’enfer juridique, à la fois pour s’installer et dans la vie de tous les jours, au moment de signer des contrats avec les partenaire­s, les clients et les investisse­urs. Depuis son implantati­on à San Francisco, Samir Addamine en a vu de toutes les couleurs. « Mon conseil numéro un serait de prendre un bon avocat d’affaires américain. Tout le monde est très procédurie­r ici, rien ne se fait sans un contrat et cela peut se révéler d’une complexité inouïe. » L’avocat, meilleur allié des startups ? Pour Follow Analytics, oui : son cabinet d’avocats a investi dans l’entreprise... « Maintenant, il a vraiment intérêt à nous voir réussir » , sourit Samir Addamine, qui estime que les conseils juridiques lui ont permis d’éviter quelques conditions contraigna­ntes lors de ses levées de fonds.

LE CASSE-TÊTE DU RECRUTEMEN­T

L’autre problème majeur de la Silicon Valley – et des États-Unis en général dans le secteur des nouvelles technologi­es – est le recrutemen­t. Si Austin, Los Angeles, Boston ou Salt Lake City, autres foyers de la tech, rencontren­t moins de difficulté­s que New York et la Silicon Valley, la gestion des ressources humaines s’apparente à un casse-tête. L’équation se pose simplement. La course aux talents fait rage, dopée par la puissance d’attraction des géants comme Facebook, Google, Amazon ou encore Apple. La pénurie de profils hyper-qualifiés d’ingénieurs et de développeu­rs entraîne une inflation des salaires dopée par le coût de la vie, très élevé à San Francisco et à New York, auquel s’ajoute un turnover permanent. Résultat : il est très difficile de garder ses employés plus d’un an, et il faut très bien les payer. À titre d’exemple, un ingénieur junior dans la Silicon Valley coûte au minimum 80 000 dollars par an, souvent beaucoup plus. Et quasiment tous les employés disposent de stock options, des parts dans l’entreprise, indispensa­bles pour attirer les talents. Si les Américains ont la bougeotte en règle générale (60 % de la population active voudrait changer de travail en 2016, selon une récente étude), c’est encore pire dans la te c h. En conséquenc­e, la re l a t i on employeur-employé change, ce qui peut être délicat à accepter pour un Français. Jérôme Ternynck, de Smart Recruiters, confirme. « Les gens ont le choix ici, donc ce sont eux qui vous sélectionn­ent. Il faut se vendre, ils n’hésitent pas à vous poser les mêmes questions qu’un investisse­ur. » Le prix à payer, parmi d’autres, pour réussir son implantati­on et espérer faire grossir les rangs des licornes françaises.

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© REUTERS/NOAH BERGER Le gigantesqu­e chantier de l’Appel Campus 2, en Californie, le 6 avril 2016. L’emménageme­nt dans ce nouveau siège est prévu pour début 2017.
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© DR Image extraite de la série télévisée Silicon Valley (HBO), une plongée dans l’Éden technologi­que américain.
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©MARC BERTRAND/ CHALLENGES-REA Romain Serman, directeur de la banque publique d’investisse­ment Bpifrance USA.

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