La Tribune Hebdomadaire

LA MER, TERRE D’ENTREPRENE­URS

On le connaît pour ses exploits sportifs, on sait moins qu’il est aussi entreprene­ur. Et fier de l’être. Avec sa Company Thiercelin, actuelleme­nt en phase de levée de fonds, il a l’ambition de voguer aussi bien en compétitio­n que pour de l’événementi­el. E

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE ET DOMINIQUE PIALOT @phmabille @pialot1

Bien qu’elle possède le deuxième domaine maritime mondial, la France tire trop peu parti de ses immenses richesses marines et sous-marines. Énergies renouvelab­les, biotechs, agroalimen­taire, tourisme… La liste est longue, des secteurs qui recèlent des gisements de centaines de milliers d’emplois.

LA TRIBUNE – Vous vous présentez comme « un entreprene­ur de la mer ». Pourquoi ?

MARC THIERCELIN – Le risque et l’inconnu sont les deux fondamenta­ux de l’entreprene­uriat. De ce point de vue, prendre la mer est une véritable entreprise, surtout s’il s’agit d’une course en solitaire. La course au large est devenue un métier d’entreprene­ur. Tabarly ou Colas la pratiquaie­nt encore comme des gentlemen. Ma génération, celle de Florence Arthaud ou Titouan Lamazou, a structuré ce métier, ce qui permet aujourd’hui à des François Gabard ou des Franck Camas de se comporter plutôt en pilotes. Personnell­ement, je me situe entre le rêve et l’économique. Comme pour beaucoup de navigateur­s, mes rêves sont issus des livres que j’ai lus, enfant. J’ai réussi à lever de l’argent et à faire rêver des tas de gens en leur vendant « du vent » : quatre « Vendée Globe » [tour du monde en solitaire] et au total 700000 km parcourus à la voile sur tous les océans du monde. Mais j’ai aussi fait vivre 300 salariés en trente ans, ainsi que des équipement­iers, des expertscom­ptables, des avocats, etc. Je me suis toujours revendiqué comme un entreprene­ur plus que comme un manager. Depuis le début des années 1980, j’ai monté dix grands projets et levé plus de 20 mil- lions d’euros, qui ont généré 80 millions de retombées. Un Vendée Globe fait vivre pendant quatre ans des centaines de salariés en direct et un millier d’entreprise­s. Quelques ETI, mais surtout des PME et des TPE, à l’image du tissu industriel français. Être coureur au large, c’est être capable de cumuler près de 40 métiers. Dans une course comme le Vendée Globe, sans escale et sans assistance, il faut savoir se gérer tout seul, ce qui implique d’être à la fois médecin pour pouvoir se réparer, s’y connaître en voilerie, en électroniq­ue, en informatiq­ue, en hydrauliqu­e… mais aussi en communicat­ion et en gestion. Il faut être à la fois DRH, tacticien, psychologu­e…

Qu’est-ce qui vous distingue d’autres coureurs au large ?

Je suis obsédé par la transmissi­on. C’est pour cette raison que j’ai créé de nombreuses écoles de voile et que je donne depuis vingt ans des conférence­s en entreprise. Ma première école, je l’ai montée à 23 ans, avec pour tout bagage 3000 francs et mon parcours d’autodidact­e qui a quitté le système scolaire à 14 ans pour suivre l’enseigneme­nt en ébénisteri­e de l’école Boule. Ce qui m’importe le plus, c’est que mon passage ici ait aidé des jeunes. J’ai d’ailleurs toujours favorisé sur mes projets l’emploi de jeunes de moins de 26 ans, ce qui constitue une prise de risque assumée. Dans un milieu où les navigateur­s comme les équipes techniques sont souvent des ingénieurs, mon profil est atypique. Comme Titouan Lamazou, je suis plutôt un créatif, un agitateur d’idées. Je me souviens d’une quille en acier dont j’ai eu l’idée après avoir vu un article sur DCNS qui, à l’époque, commençait à étendre ses activités au secteur public. C’est la première quille en acier qu’ils ont fabriquée pour la course au large!

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer votre fondation « l’Or bleu » ?

C’est un projet qui date de 2001. À l’époque, lorsque vous demandiez aux gens ce que représenta­it la mer pour eux, ils répondaien­t « plage, poisson, crise des pêcheurs, marées noires, la Royale, la course au large », etc. On a tendance à oublier le rôle nourricier de la mer, sauf lorsqu’elle est en crise. Mais la mer, c’est beaucoup d’autres choses encore, et c’est incroyable que les Français n’en aient pas plus conscience, alors que nous avons la deuxième zone économique exclusive et la deuxième surface maritime, juste derrière les États-Unis. Autant de territoire­s à explorer à un horizon de cinquante à cent ans, sachant que les terres arables sont limitées. N’oubliez pas que 60% de la population mondiale vivent sur la bande côtière. En Europe, 22 pays sont des pays côtiers et de nombreuses capitales dans le monde sont portuaires. Il faut donc célébrer la mer au rang qu’elle mérite, celui de bien commun de toute l’humanité. Il faut montrer que c’est une ressource, qui peut apporter de multiples bienfaits : énergie, santé, transport, alimentati­on, loisir… En travaillan­t avec Nicolas Hulot lors de la création de sa fondation dans les années 1990, j’ai réalisé que c’était un bon moyen de se différenci­er de l’État et de donner le pouvoir à la société civile. Je m’efforce, au travers de « l’Or bleu », de mettre ma notoriété d’homme public au service de causes qui me tiennent à coeur. Pour les élections présidenti­elles de 2007, j’ai rencontré tous les candidats, et je peux vous dire que pas plus Ségolène Royal que Nicolas Sarkozy n’avaient à l’époque entendu parler d’hydrolienn­es… Il y a un gros travail de communicat­ion et de pédagogie à faire sur ces sujets.

Quel est exactement l’objet de la fondation ?

Elle vise essentiell­ement trois secteurs d’activité : les biotechs bleues, les énergies marines renouvelab­les (EMR) et le démantèlem­ent des navires. Les hydrolienn­es [des « éoliennes » sousmarine­s qui utilisent les courants marins, ndlr] sont beaucoup plus prédictibl­es, invisibles et puissantes que les éoliennes. Et la France dispose d’un potentiel particuliè­rement intéressan­t. C’est le cas aussi pour l’énergie thermique des mers [qui utilise la différence de températur­e entre les eaux de surface et les eaux profondes, ndlr] dans les DOM-COM. Ces confettis français ont une importance décisive à une époque où l’atlantisme va se déplacer vers le Pacifique. Tant qu’on y sera, on aura droit de cité. La France a la chance d’être le seul pays à être présent sur toutes les mers et tous les océans. Dans un pays où on préfère construire que détruire, le démantèlem­ent des navires a été largement délaissé et nous sommes parmi ceux qui ont le plus poussé pour les envoyer se faire démanteler ailleurs,

« Les Français restent très terriens. Personne ne s’intéresse à ce grenier d’or bleu »

au sud. Pourtant, la quantité de navires concernés, déjà énorme, ne va pas cesser de croître avec le développem­ent du transport maritime, et c’est une activité qui emploie autant de métiers que la constructi­on navale. J’essaie de faire ma part de pédagogie en abordant le sujet devant les cadres d’entreprise­s que je rencontre. On n’a pas su démanteler nous-mêmes le Clémenceau. Pourtant, à Toulon, Dunkerque, Cherbourg, Saint-Nazaire, nous avons du foncier disponible et des bras pour développer cette filière.

De façon générale, vous pensez que la France passe à côté de ce potentiel économique ?

Tout à fait. Dans un État jacobin, le fait qu’il n’y ait pas de ministère dédié est un signe. Les Français restent très terriens et personne, y compris dans la sphère économique, ne s’intéresse vraiment à ce grenier d’or bleu. On pourrait poursuivre l’oeuvre de Tabarly, qui a fait beaucoup pour la plaisance française, en suscitant l’intérêt des 15-23 ans. Les Français n’ont pas conscience que la plupart des métiers de la mer se pratiquent à terre, et pas en embarqué. Il y a des séries télévisées sur les policiers, les infirmière­s, les avocats, les journalist­es… pourquoi pas sur les entreprene­urs et sur la mer, afin de faire entrer la mer chez les jeunes et leur famille? J’ai aussi le projet d’un « cargo des métiers » qui ferait la tournée des ports d’Europe du Nord et d’Europe du Sud. À l’opposé des cartes postales à la mode Thalassa, je voudrais aller sur le terrain du social. Comme un cirque, ce cargo s’installera­it plusieurs semaines dans un port, les gens seraient invités à bord pour des exposition­s, des ateliers, des expérience­s culinaires autour de la mer, etc. L’idée, c’est d’apporter les métiers aux gens, plutôt que d’attendre qu’ils viennent les découvrir par eux-mêmes. On cherche des idées pour résoudre le chômage et on passe à côté de la mer. Les exemples de pistes à explorer ne manquent pas : il nous manque 64 000 places pour nos bateaux de plaisance. Comment rester leader dans cette industrie nautique si on ne résout pas ce problème? Pourtant, des solutions innovantes existent, comme les « ports à sec ». La France doit rattraper ce retard. C’est pour cela que je me bats.

Qu’est-ce qui vous pousse à entamer aujourd’hui une nouvelle phase de votre vie d’entreprene­ur ?

Jusqu’à présent, j’étais entreprene­ur de projets, le plus souvent pour des sponsors. J’ai décidé de le devenir désormais pour une véritable entreprise, la Company Thiercelin, soutenue par des investisse­urs. Je suis actuelleme­nt en phase de levée de fonds, à la fois en exploitant les dispositif­s fiscaux TEPA et Dutreil, mais aussi en faisant directemen­t appel à des investisse­urs. Il s’agit de lever 5 millions, dont 2,5 millions sur 2016 et 2,5 millions sur 2017. Cette somme doit essentiell­ement servir à rénover un trimaran Ultime, l’un de ces géants des mers, que j’ai racheté en 2011, afin de le destiner aussi bien à la compétitio­n qu’à de l’événementi­el. Cette rénovation représente 140000 heures de travail sur dix mois et de l’emploi pour 1500 personnes. Deuxième volet du projet, l’Academy a pour vocation d’intégrer de jeunes marins et technicien­s pour les aider à passer des caps, voire pousser des projets qui n’ont pas réussi à lever suffisamme­nt de fonds et qui restent à terre. Enfin, le bateau servira de « lab embarqué » pour des startups autour de deux thématique­s principale­s : le bateau qui vole et l’intelligen­ce artificiel­le. Depuis l’hydroptère, on a beaucoup progressé et on devrait bientôt pouvoir s’affranchir de la traînée. On y parvient déjà sur un plan d’eau, mais mon objectif, c’est de le faire en pleine mer, avec d’autres écuries, en utilisant l’intelligen­ce artificiel­le et la masse de données disponible­s aujourd’hui sur l’humain, la météo, etc. Poussé à l’extrême, ce concept se rapprocher­ait d’un voilier autonome. Il s’agirait bien entendu d’un projet expériment­al, pas sportif, mais qui permettrai­t de déposer des brevets en associatio­n avec les unités de recherche de campus et d’entreprise­s innovantes.

Quelles seront les sources de revenus de la Company Thiercelin ?

Il y aura toujours une part de sponsoring, principale­ment dédié aux dépenses d’exploitati­on; le volet événementi­el comprend différente­s prestation­s en mer essentiell­ement destinées au monde de l’entreprise; sur le plan de l’innovation, on pourrait faire appel à du financemen­t participat­if pour des thématique­s bien déterminée­s. La possession du bateau, un actif tangible, renforce la solidité de l’entreprise. Le marché des Ultime est une niche, mais il fonctionne bien. Il y a eu trois transactio­ns l’année dernière. Alors qu’il n’y avait que deux modèles en 2006, on en compte aujourd’hui 11, et il devrait y en avoir 14 en 2017. Je suis persuadé que cela va représente­r une grande partie de l’avenir de la voile. Bien sûr, il est prévu dans le cahier des charges de la rénovation que l’Ultime puisse voler. La course en mer est la seule discipline qui se soit à ce point révolution­née. En 1948, Gerbault faisait du 2 noeuds; en 1980, Tabarly était à 10 noeuds, et aujourd’hui, on traverse l’Atlantique en 5 jours à plus de 50 noeuds !

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, confie Marc Thiercelin. © MARK LLOYD « Bien sûr, il est prévu dans le cahier des charges de la rénovation que l’Ultime [son trimaran géant, ndlr] puisse voler »
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de À la rencontre des peuples des
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Marc Thiercelin est actuelleme­nt sur le tournage de À la rencontre des peuples des mers, une série documentai­re destinée à Arte, et pour laquelle il parcourt le monde.

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