JUGEMENT DE SALOMON ENTRE SOCIÉTÉ GÉNÉRALE ET KERVIEL ?
La cour d’appel de Versailles a déclaré l’ex-trader « partiellement responsable » du préjudice subi par la Société Générale. Mais les défaillances de la banque ont eu un « rôle causal essentiel » dans la survenue de la fraude. Bercy va réexaminer le bien-
La cour d’appel de Versailles a rendu vendredi 23 septembre un arrêt en forme de jugement de Salomon, empreint de sagesse, dans l’affaire Kerviel contre Société Générale. Se prononçant sur le volet civil, c’est-à-dire le montant des dommages et intérêts, elle n’a ni confirmé les 4,9 milliards d’euros auxquels avait été condamné Jérôme Kerviel en première instance et en appel au pénal, ni ne les a ramenés à zéro comme l’avait requis l’avocat général, ou à un euro symbolique. Mais elle les a réduits à un million d’euros, déclarant l’ex-trader « partiellement responsable » et estimant que « les carences dans l’organisation et les dispositifs de contrôle et de sécurité de la banque [...] avaient un caractère fautif au plan civil [...] limitant le droit à indemnisation de la Société Générale ». Les deux camps se sont montrés satisfaits à la sortie de l’audience en délibéré, expédiée en cinq minutes. Pourtant, Jérôme Kerviel n’est pas innocenté (il a été condamné au pénal à cinq ans de prison dont trois fermes, une peine aménagée et purgée) et se retrouve avec une facture salée qu’il ne peut plus balayer d’un revers de main pour motif d’absurdité. Quant à la banque, elle s’expose à un effet boomerang : Bercy a demandé quelques heures après l’audience un réexamen de la « situation fiscale » de la Société Générale, en référence aux 2,197 milliards de crédit d’impôt dont la banque a bénéficié en déduction de sa « perte nette sur activités de marché non autorisées et dissimulées », imputée à Kerviel.
« UN MILLION D’EUROS, C’EST 0,02 % DE LA SOMME !
« C’est une très bonne décision, une sanction humaine. C’est un montant compréhensible pour l’opinion publique, qui peut être payé. Le jugement a été pris en fonction de ses capacités [à Jérôme Kerviel] à rembourser » a réagi, tout sourire, l’avocat de la banque, Me Jean Veil. Le conseil de l’ex-trader, Me David Koubbi, s’est déclaré
de son côté « particulièrement satisfait du jugement. La quasi-totalité des dommages et intérêts viennent de voler en éclats : un million d’euros, ce n’est plus le même dossier, c’est 0,02% de la somme! » Il a aussi soulevé le sujet des conséquences de l’arrêt sur « les 2 milliards d’argent public que la Société Générale a siphonnés » , que cette dernière « doit rembourser ».
« PRÉSERVER INTÉGRALEMENT LES INTÉRÊTS DE L’ÉTAT »
Si la banque s’est empressée d’affirmer, catégorique, que « cette décision est sans effet » sur sa situation fiscale, le ministre des Finances, Michel Sapin, estime le contraire : « Il est évident qu’une décision de cette nature a […] aussi des conséquences s’agissant de la situation fiscale de la Société Générale » a-t-il déclaré depuis Berlin, le jour même. Il a demandé, avec Christian Eckert, le secrétaire d’État au Budget, à l’administration fiscale de se pencher sur le sujet et de « préserver intégralement les intérêts de l’État » . Dans leur communiqué, les ministres « rappellent que les banques constituent des acteurs ayant des missions essentielles en matière économique et qu’ils sont déterminés à faire en sorte qu’elles respectent loyalement et strictement toutes les obligations spécifiques qui encadrent leurs activités et leurs règles de fonctionnement ». Bercy a dégainé dès vendredi 23 septembre pour désamorcer les critiques. Le sujet est éminemment politique. Depuis le jour du jugement, de nombreuses voix, un peu à droite mais surtout à gauche, se sont élevées sur les réseaux sociaux pour réclamer le remboursement des 2,2 milliards. La sénatrice socialiste de Paris, Marie-Noëlle Lienemann, a réagi sur Twitter : « Cette fois-ci Bercy ne doit plus enterrer l’indispensable remboursement des avantages fiscaux indûment accordés à la Société Générale. » L’eurodéputée écologiste Eva Joly a demandé « une expertise indépendante pour connaître la réalité des chiffres » , ce dont a été débouté l’ex-trader par la cour d’appel de Versailles, et estimé que « Christine Lagarde notamment doit rendre des comptes pour l’attribution des 2,2 milliards » , lorsque celle-ci était ministre de l’Économie et des Finances. Le député européen du Parti de Gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui soutient l’ex-trader depuis des mois, s’est interrogé : « Kerviel condamné à 1 million pour 4,9 milliards de perte supposée. Soit 0,02 %. La SoGe est donc responsable à 99,98 %. Quand rendra-t-elle l’argent public? » De son côté, le député LR Thierry Solère a rappelé sa question d’octobre 2013 au ministre de l’Économie et des Comptes publics sur la nécessité de « faire la lumière quant aux conditions dans lesquelles Bercy a pu autoriser la mise en oeuvre de ce dispositif fiscal » et d’une expertise sur le montant de la perte alléguée. Cependant, « le dossier est très complexe. Ça va être long : le réexamen pourrait prendre plusieurs mois », prédit-on dans l’entourage des ministres, où l’on joue la prudence : « Il n’y a rien de gagné. » Au ministère, on ironise : « Si le gouvernement pouvait récupérer 2,2 milliards d’un coup de baguette magique, Michel Sapin danserait la Carmagnole pour son projet de loi de finances! »
VERS UN REDRESSEMENT FISCAL PARTIEL POUR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE ?
Il y a de toute évidence « un précédent » sur lequel l’administration fiscale peut s’appuyer : l’avis « Alcatel » du Conseil d’État remontant à octobre 2007, qui souligne que « la carence manifeste dans l’organisation de la société et la mise en oeuvre de dispositifs de contrôle » sont un critère de non-déductibilité, mais dans le cas de détournement de fonds. La Société Générale estime que la jurisprudence du Conseil d’État plaide en sa faveur, citant notamment un avis de mai 2011 qui restreint la portée de « la carence manifeste dans la mise en oeuvre de dispositifs de contrôle » pouvant faire obstacle à la déductibilité : le Conseil d’État souligne également dans cet avis qu’il ne s’est « pas prononcé sur des opérations risquées accomplies par des salariés dans l’exercice de leurs fonctions et rendues possibles par des carences du contrôle interne » . La balle sera-t-elle alors renvoyée au Conseil d’État? C’est possible qu’il soit consulté. Une source proche du dossier au ministère indique que « s’il y a matière à redressement fiscal, il n’est pas exclu que ce ne soit que sur une partie de la créance » , la banque n’ayant pas fraudé elle-même et ayant été reconnue victime des agissements de son ancien employé, ce qui a justifié un droit à réparation, même extrêmement réduit. La Société Générale ne sera donc pas sommée de régler dans la semaine un chèque de 2,2 milliards d’euros.
Une décision de cette nature a aussi des conséquences sur la situation fiscale de la Société Générale MICHEL SAPIN