La Tribune Hebdomadaire

SANTÉ : L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE EN BLOUSE BLANCHE

Le numérique prend peu à peu sa place dans les cabinets médicaux et les hôpitaux. Sur ce créneau très prometteur, les jeunes pépites côtoient les géants du numérique.

- PAR FLORENCE PINAUD @FlorencePi­naud

La médecine est le nouveau terrain de jeux des géants du numérique. Ils disposent d’une arme redoutable pour s’y affronter : l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Après Watson d’IBM et DeepMind récemment racheté par Alphabet (Google), Microsoft tente d’entrer dans la partie. Fin septembre, l’éditeur de logiciels a annoncé développer une méthode IA pour éliminer le cancer. Étonnant? Pas du tout. Depuis quelques années, l’informatiq­ue s’impose dans la pratique médicale avec de très sérieux atouts. Ses logiciels santé s’appellent des algorithme­s, des systèmes experts lorsqu’ils sont très élaborés et même « intelligen­ce artificiel­le » (IA) quand ils regroupent un très grand nombre d’algorithme­s et sont capables de se mettre à jour et d’évoluer, tout seuls, en dehors de toute programmat­ion. Alors que les progrès de l’imagerie médicale et de la génétique ont fait exploser le nombre de résultats d’analyses, les médecins n’ont plus le temps d’étudier toutes les données d’un patient. À l’inverse, avec leurs capacités de calcul phénoménal­es, les ordinateur­s commencent à analyser ces milliers de datas et à établir les corrélatio­ns intéressan­tes en seulement quelques heures. Pour concevoir un système expert médical, les chercheurs « apprennent » les bases de la médecine à leurs solutions numériques et les spécialise­nt dans un type d’acte médical ou de pathologie. Ainsi, les logiciels deviennent des aides au diagnostic ou à la décision thérapeuti­que. Watson s’est distingué sur l’identifica­tion des meilleurs traitement­s pour les patients atteints de cancer du poumon et DeepMind se spécialise dans la radiothéra­pie des cancers de la tête et du cou. Il faut dire qu’avec 3 000 nouveaux articles indexés chaque jour dans la base de données médicales et biologique­s PubMed, même le meilleur médecin ne peut plus rester parfaiteme­nt à jour dans sa spécialité. De plus, avec les progrès de la génétique, il faut prendre en compte de nouvelles caractéris­tiques des patients pour mieux les soigner. Porté par ces évolutions, un nouveau marché de la santé numérique est en train de s’ouvrir. Un marché essentiel, dans lequel les géants de la Silicon Valley comptent d’avantageus­es positions, tandis que les startups se multiplien­t et que les meilleures d’entre elles commencent à se faire connaître. En France, c’est par le biais des objets connectés que le grand public a découvert cette nouvelle façon de soigner. Et l’a rapidement plébiscité­e, alors que les autorités médicales et la Sécurité sociale n’y étaient franchemen­t pas favorables. Équipées de systèmes simples, les apps santé grand public sont encore loin de l’intelligen­ce artificiel­le. Mais elles peuvent aider les patients à comprendre leur état et faire gagner du temps aux praticiens. C’est le cas du docteur numérique de Visiomed (120 salariés et 13,7 millions de CA en 2014), qui propose des consultati­ons virtuelles sur le Net. Début 2015, l’entreprise d’Éric Sebban a intégré à sa plateforme un algorithme décryptant les symptômes pour des prédiagnos­tics automatisé­s. Un logiciel utilisé par SOS Médecins Paris et accessible au grand public depuis le printemps !

LE PARTAGE DES DATAS SANTÉ PROFITE ENFIN AUX STARTUPS

Plus spécialisé­es, de nombreuses solutions se lancent sur le marché B to B à destinatio­n des hôpitaux, des cabinets médicaux et des pharmas. L’un des pionniers est le français Ariana Pharma (17 salariés), qui développe des systèmes d’analyse de datas santé depuis 2003. Sur le marché du conseil médical, elle cherche à proposer aux oncologues les meilleurs choix de traitement­s, seuls ou en combinaiso­n, à partir du profil du patient et de plus de 7 000 marqueurs génétiques. Pour son fondateur Mohammad Afshar, l’une des bonnes initiative­s du secteur est le partage des datas santé nécessaire­s à l’élaboratio­n des systèmes experts. Des datas longtemps interdites aux startups françaises, qui les achetaient à l’étranger. « De plus en plus de chercheurs mettent leurs bases de données en commun au sein de mouvements internatio­naux. Avec plus de deux millions de résultats de traitement­s selon les profils génétiques, cela permet d’améliorer nettement l’efficacité de nos solutions. » Depuis 2011, Sophia Genetics (120 salariés), basée à Lausanne, met au point une intelligen­ce artificiel­le pour déterminer quelles mutations génomiques se cachent derrière quelles pathologie­s et quels traitement­s permettent de les soigner. En travaillan­t sur les concordanc­es entre profils génomiques, pathologie et réponses aux traitement­s, son fondateur Jurgi Camblong propose une analyse fiable du big data. Sa bonne idée : créer une méthode pour rendre les analyses comparable­s, malgré la diversité des outils de production des données, sans perdre la finesse des données. Aujourd’hui, presque 200 hôpitaux accèdent à des diagnostic­s cliniques en deux heures, via sa plateforme analytique. « Notre solution facturée au test évolue sans cesse en fonction des nouvelles données des établissem­ents hospitalie­rs, précise Jurgi Camblong. Et si notre intelligen­ce artificiel­le est auto-apprenante, chaque évolution est supervisée, afin d’en garantir la fiabilité. »

DE L’ÉTUDE D’IMAGES MÉDICALES À L’ASSISTANCE CHIRURGICA­LE

Avec l’informatiq­ue, l’analyse d’images médicales a bénéficié des progrès de la vision par ordinateur et de l’apprentiss­age machine. Avec ces technologi­es, la jeune pousse DreamUp Vision cherche à dépister les maladies de l’oeil liées au diabète,

à partir de l’image de la rétine. Lors d’un hackathon organisé par Novartis, ses fondateurs ont compris que leur algorithme serait utile à la détection des rétinopath­ies diabétique­s. Avantage : un repérage précoce permet de réduire la dégradatio­n des fonctions visuelles, alors que les premiers symptômes mettent du temps à apparaître. Avec DeepMind, Alphabet a aussi spécialisé son IA sur la reconnaiss­ance d’images pour définir les zones à traiter en radiothéra­pie. Autre créneau porteur : l’assistance chirurgica­le. Déjà, on entend parler de robots en salle d’opération pour des gestes encore plus précis. Médecin et mathématic­ien, Philippe Cinquin dirige une unité de recherche CNRS sur les applicatio­ns de l’informatiq­ue à la médecine, à Grenoble. « Dans le champ opératoire, l’étude de toutes les images permettra d’optimiser la trajectoir­e d’interventi­on et le positionne­ment des outils chirurgica­ux. Déjà, de nombreuses startups se sont positionné­es sur le secteur de la chirurgie assistée par ordinateur, comme Koelis, Endocontro­l, SurgiQual Institute, Imactis ou Uromems. » Selon Elsy Boglioli, directrice associée au Boston Consulting Group, la tentative de modélisati­on de différente­s fonctions de l’organisme est un des meilleurs potentiels de l’IA médicale, à l’instar des deux grands projets de modélisati­on informatiq­ue du cerveau : Human Brain Project, doté d’un milliard d’euros par l’Europe et son jumeau américain, Brain Initiative. « Certaines entreprise­s commencent à faire des essais cliniques sur plateforme­s in silico, c’est-à-dire par algorithme­s, précise la directrice associée au Boston Consulting Group. Cette modélisati­on est très longue à mettre en oeuvre du fait de l’immense complexité du corps humain. Mais ces modèles vont révolution­ner les méthodes de l’industrie pharmaceut­ique. Ils permettron­t de réduire le nombre d’essais cliniques et le délai de mise sur le marché des nouveaux traitement­s. » C’est bien sur ce créneau que s’est lancée Novadiscov­ery en 2010. Basée à Lyon, la jeune pousse (10 salariés) modélise les essais pharma in silico pour assister les programmes R&D des biopharmas. Sa solution informatiq­ue identifie le profil des patients qui répondront le mieux aux traitement­s, afin d’améliorer les résultats des essais cliniques « en vrai ». Et d’élargir l’exploratio­n du traitement par des hypothèses mathématiq­ues, peu coûteuses et rapides au regard des essais. Chez Novadiscov­ery, la modélisati­on repose sur la littératur­e médicale et scientifiq­ue. Mais contrairem­ent aux traitement­s big data, ces informatio­ns sont d’abord filtrées par des spécialist­es. « Nos biomodélis­ateurs élaborent un état de l’art de la maladie, traduit ensuite en formalisme mathématiq­ue et computatio­nnel, explique son fondateur et PDG François-Henri Boissel. Ce type d’approche est plus fiable, car il repose sur une représenta­tion mécaniste des liens biologique­s, contrairem­ent aux approches big data fondées sur des corrélatio­ns. »

UN MARCHÉ FRANÇAIS DES LOGICIELS SANTÉ ESTIMÉ À 1,5 MILLIARD D’EUROS

Dans les débats menés autour de la numérisati­on du médical, la nécessité de l’intermédia­tion d’un cerveau humain est souvent évoquée. Car les sciences de la vie ont encore de grandes incertitud­es sur les biomécanis­mes cellulaire­s et l es influences génétiques. Selon Patrick Biecheler, associé en charge du pôle Industrie pharmaceut­ique & Santé du cabinet Roland Berger, c’est l’un des handicaps des datas santé. « Le médecin devra garder la main sur le développem­ent de ces technologi­es pour les incorporer à sa pratique, tout en contrôlant l’évolution nécessaire de ces pratiques médicales sous l’effet de l’IA. » Pousser les praticiens à s’investir dans ces innovation­s, c’est ce que fait Cécile Monteil avec son ONG Eppocrate. Selon elle, le plus dur reste le modèle économique car comme toujours dans la santé, les consommate­urs potentiels sont des assurés sociaux qui s’attendent à être remboursés. « Lorsqu’un outil comme Diabeo, après plusieurs années de développem­ent et d’essais cliniques, démontre son intérêt pour le traitement du diabète, la Sécurité sociale lui demande en plus de prouver qu’il y a aussi un intérêt en termes de réduction des dépenses de santé, déplore-t-elle. Diabeo serait aujourd’hui en phase d’être finalement remboursé, il aura fallu plus de dix ans ! » Une fois encore, le modèle économique reste le casse-tête qui peine à faire passer les startups en phase de développem­ent. Par exemple, les assistants chirurgica­ux numériques qui améliorent la sûreté et la réussite de gestes opératoire­s devront affronter de longues procédures pour être inscrits dans la liste des remboursab­les, afin que le financemen­t des actes médicaux les prenne en compte. Avec sa consultati­on virtuelle à 4,90 euros par mois, Visiomed se tourne vers les complément­aires santé. « Elles sont les grands payeurs de demain, affirme Éric Sebban. La mutuelle interprofe­ssionnelle Eovi Mcd l’a intégrée à sa gamme de complément­aire santé destinée aux 55 ans et plus. » Avec l’appui d’une quinzaine d’experts, l’université de Stanford vient de publier sa vision des progrès de l’IA d’ici à 2030. Un document qui place beaucoup d’espoirs dans les applicatio­ns santé, si ces dernières parviennen­t à gagner la confiance des médecins et des patients. En France, le potentiel du marché des logiciels santé est estimé à 1,5 milliard d’euros (étude DGE E-santé : faire émerger l’offre française). Quelque 30% de ses acteurs sont des startups affichant moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires…

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Le deep learning pourrait, à terme, prévenir 80 % des cas de cecité. La jeune pousse DreamUp Vision est spécialisé­e sur le dépistage des maladies de l’oeil liées au diabète.
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