La Tribune Hebdomadaire

LES ESPOIRS DE L’EUROPE FACE À LA CITY

Paris, Francfort, Milan et Luxembourg rivalisent d’arguments pour accueillir la finance londonienn­e, qui évalue ses options en cas de perte d’accès au marché unique. Voici en quatre points les enjeux et les critères clés des grandes banques étrangères qui

- DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

La Défense, décembre 2018. De nouveaux gratte-ciel ont poussé sur l’Esplanade, à quelques mètres des tours de la Société Générale, arborant les logos de Goldman Sachs, JP Morgan et Bank of America. Pendant ce temps, le prix du mètre carré à Canary Wharf, à Londres, s’est effondré. Fiction totalement improbable, même dans les rêves les plus fous des défenseurs de la place de Paris? C’est effectivem­ent ce qui ressort des premières confidence­s des grandes banques étrangères implantées à Londres, américaine­s en tête. Depuis le référendum du 23 juin, elles ont mis en place des « task forces Brexit », rassemblan­t des équipes des ressources humaines, de la direction financière, du juridique et de la conformité, pour évaluer leurs options. Mais aucune n’a officielle­ment annoncé de projet de relocalisa­tion massive en région parisienne. Ni pour l’instant dans d’autres métropoles européenne­s, en dépit des rumeurs. Paris, Francfort, Amsterdam, Luxembourg, Milan et Dublin, entre autres, rivalisent d’arguments pour accueillir ces entreprise­s et leurs emplois à haute valeur ajoutée. La mairie de Paris a affirmé discuter avec « deux grands groupes pour trouver des surfaces de bureaux de 5 000 à 7 000 mètres carrés à Paris », en vue d’un transfert d’activité de Londres après le Brexit, et d’autres sociétés « pour des antennes de 100 à 200 personnes ». En réalité, ces grandes banques préférerai­ent ne pas quitter Londres. « L’idéal pour nous, c’est de rester dans la même situation », confie un banquier d’un établissem­ent américain de premier plan. Voici, expliqués en quatre points, les enjeux et les critères clés de cet éventuel « Brexodus » de la finance.

1I POURQUOI LES BANQUES DEVRONTELL­ES (PEUT-ÊTRE) RELOCALISE­R ?

La grande crainte de la City, c’est la perte du « passeport européen » qui donne accès au marché unique : c’est un mécanisme de reconnaiss­ance mutuelle des agréments dans les 28 pays de l’Union. Il permet à un établissem­ent autorisé par le régulateur d’un pays de pouvoir exercer son activité automatiqu­ement dans tous les autres, et ainsi y vendre ses produits et services. En l’état actuel des discussion­s, c’est l’hypothèse d’un « hard Brexit » qui domine : si le Royaume-Uni refuse d’appliquer les « quatre libertés », en particulie­r la libre circulatio­n des personnes, il perdra son accès au marché unique – le gouverneme­nt de Theresa May considérer­ait elle-même « peu probable » de le conserver : « Que ce soit un Brexit hard ou soft, il faut que nous soyons prêts à toutes les éventualit­és. Nous sommes obligés de présuppose­r le scénario du pire », confiait le mois dernier Jim Cowles, le patron de Citigroup pour la région Europe Moyen-Orient Afrique. Officielle­ment, dès l’activation du mécanisme de retrait (l’article 50 du traité de l’UE) par le gouverneme­nt britanniqu­e, le compte à rebours de deux ans sera lancé. Un temps très court pour une grande organisati­on, si elle doit se restructur­er. Les banques de la City ont d’ailleurs demandé au gouverneme­nt britanniqu­e d’obtenir un délai de transition de 3 à 5 ans pendant lequel elles demeurerai­ent sous l’égide des lois européenne­s. En cas de perte du « passportin­g », les établissem­ents financiers non-européens – et les Britanniqu­es très actifs à l’internatio­nal, comme HSBC et Barclays – devront établir une entité dans un pays de l’UE, s’ils n’en ont pas déjà, ou la renforcer, pour ne pas se couper de ce marché important (grandes entreprise­s clientes émettant des actions ou des emprunts obligatair­es, États, grandes fortunes, millions d’épargnants). Or les banques étrangères, en particulie­r américaine­s, ont eu tendance à concentrer leurs activités à Londres, devenue leur hub, rationalis­ant leur implantati­on en Europe jusqu’à fermer leurs succursale­s continenta­les, ou en y réduisant fortement leurs effectifs, « depuis que le passeport joue à plein, c’est-à-dire une quinzaine d’années » relève Marc Perrone, le directeur du départemen­t réglementa­tion bancaire et financière du cabinet d’avocats Linklaters. Par exemple, Goldman Sachs nous indique employer environ 6 000 personnes en Europe, dont 5500 à Londres. Chez JPMorgan, sur les 19000 personnes environ travaillan­t en Europe, 16000 se trouvent au Royaume-Uni, 1000 au Luxembourg, 250 à Paris et 400 en Allemagne. Selon un rapport de l’institut Bruegel, les cinq premières banques d’investisse­ment américaine­s ont plus de 80 % de leurs effectifs au Royaume-Uni. La plupart n’ont que 100 à 200 personnes dans la capitale française.

2IQUELLES ACTIVITÉS ET QUELS EMPLOIS SERONT CONCERNÉS ?

On l’ignore précisémen­t à ce stade. Ce sont potentiell­ement des dizaines de milliers de jobs, sur les plus de 320 000 emplois financiers du grand Londres. Le cabinet Oliver Wyman estime dans un scénario dur entre 31 000 et 35 000 le nombre d’emplois à risque dans un rapport sur l’impact du Brexit sur le secteur financier britanniqu­e, jusqu’à 75 000 si l’on mesure les conséquenc­es sur l’ensemble de l’écosystème (contre seulement 3 000 à 4 000 dans le scénario optimiste du maintien du « passportin­g »). Il semble acquis que les activités non commercial­es, comme la recherche (les analystes financiers donnant des recommanda­tions sur les actions, les obligation­s, les devises, les matières premières, les dérivés, etc.), ne seront pas concernées. En revanche, tout ce qui a trait au démarchage bancaire ou financier risque d’être touché. « Nos vendeurs à Londres pourront-ils encore appeler des clients du continent ? » s’interrogea­it, perplexe, Jim Cowles, de Citigroup. Et il ne s’agit pas seulement de vendeurs d’actions ou de dérivés, mais par exemple des commerciau­x chargés de la sollicitat­ion des clients pour des emprunts ou des conseils de placement. « Les banques privées suisses n’ont pas le droit de venir démarcher les clients en France », rappelle un autre banquier. On se souvient de la fameuse affaire UBS. La Suisse vivrait comme une injustice que le Royaume-Uni bénéficie d’un régime dérogatoir­e. Les banques rêvent d’un modèle « de présentati­on » par lequel les équipes européenne­s présentera­ient les clients aux équipes londonienn­es. Modèle qui a peu de chances d’être accepté par les autorités de régulation.

3ILES RÉGULATEUR­S VONT-ILS IMPOSER DES RELOCALISA­TIONS ?

D’autres points d’interrogat­ion demeurent, dans le vaste champ de la supervisio­n et du risque. Il y a tous les métiers liés à la conservati­on des titres et à la compensati­on, sujet très sensible. Après la crise financière, la Banque centrale européenne (BCE) avait demandé la localisati­on en zone euro des chambres de compensati­on, qui participen­t à la réduction du risque systémique, mais avait été retoquée par la Cour de Justice européenne. Cela pourrait concerner 100 000 emplois à relocalise­r, selon l’agence Bloomberg. Les traders et les principaux responsabl­es des filiales devront-ils être domiciliés en zone euro? La BCE et l’Autorité bancaire européenne (ABE) exigeront-elles des banques qu’elles localisent aussi leurs équipes de conformité (« compliance ») pour exercer leur supervisio­n efficaceme­nt? Quid des fonctions support associées, le juridique et le back-office, qui pourraient très bien déménager à Dublin? Le flou persiste pour l’instant. En conséquenc­e, les banques ont commencé à passer en revue leurs activités européenne­s dans le détail, par ligne de métiers, par centre de profits. Et à bombarder les cabinets d’avocats de questionna­ires pointus sur le droit du travail, le régime fiscal, la réglementa­tion – le délai pour obtenir un agrément par exemple. En France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) viennent de mettre en place une procédure express, spéciale Brexit, avec un référent anglophone pour le suivi du dossier.

4ILES CRITÈRES CLÉS ? LE SOCIAL, LE FISCAL ET L’INCERTITUD­E POLITIQUE

Déménager des équipes et reconstrui­re des infrastruc­tures (informatiq­ue, salle des marchés) coûte cher. Aussi les banques susceptibl­es de bouger cherchent-elles à le faire a minima, dans l’idée de conserver un pôle majeur à Londres et d’éviter un « Brexodus » massif vers le continent. Dès lors, la proximité géographiq­ue de la capitale britanniqu­e joue dans le choix d’un point de chute (Dublin y ajoute la proximité culturelle et linguistiq­ue), ainsi que la détention ou non d’une licence bancaire et de courtage dans un des pays envisagés de l’Union européenne. Par exemple, la maison mère européenne de Citigroup est à Dublin et possède un agrément bancaire, mais pas de licence de trading, ce que détient en revanche sa filiale allemande. Et sa succursale à Paris possède sa propre salle de marchés. Dans l’ensemble, le Brexit va ajouter de la complexité pour ces organisati­ons. Au-delà de l’effet hub, d’un centre financier suffisamme­nt significat­if – ce qui semble disqualifi­er Bruxelles et Milan –, les banques s’interrogen­t sur l’opportunit­é de « rapprocher les effectifs des clients » (institutio­nnels et entreprise­s). Pour autant, les milieux d’affaires anglo-saxons ont une vision très homogène des enjeux. « Il y a le social, le fiscal et l’incertitud­e politique », résume un dirigeant d’une filiale de banque américaine. L’issue de l’élection présidenti­elle française en particulie­r inquiète, dans ces temps de montée du populisme, et crée aussi chez certains de l’espoir en matière d’imposition. Ce qui incite d’ailleurs les institutio­ns à attendre le printemps pour se décider. Ou pas : Citigroup a annoncé vouloir trancher avant la fin du premier trimestre. Comme le décrypte l’associé du cabinet Linklaters : « L’enjeu est d’identifier le pays où les règles non harmonisée­s, sociales et fiscales, sont les plus stables. » En matière de fiscalité, la mauvaise image de la France persiste, qu’il s’agisse des taux d’impôt sur les sociétés, sur les revenus, ou de la taxe sur les transactio­ns financière­s, face à des havres fiscaux comme l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas. Surtout, dans cet univers adepte de la flexibilit­é et des licencieme­nts dans l’heure, à l’américaine, le droit du travail à l’européenne, trop rigide, fait cauchemard­er, comme l’a dit sans détours le patron de JP Morgan France, Kyril Courboin, à l’agence Reuters : « C’est sûr qu’aujourd’hui, on ne va pas bouger des milliers de personnes à Paris si c’est pour se retrouver avec un contrat de travail très, très protecteur ». « C’est le principal sujet pour des redéploiem­ents d’effectifs importants Là-dessus, Francfort n’est pas mieux que Paris ; par contre Dublin, le Luxembourg, Amsterdam, c’est beaucoup mieux. » Le régime français des impatriés, qui vient d’être étendu à huit ans, est apprécié, mais pour de petites équipes. « Ce qui gêne le plus, en France, c’est le côté très volatil de la législatio­n. Les Allemands, vus de loin, ont l’air plus sérieux que nous, les Français. Même si Francfort est une ville moins agréable », relève un autre banquier. La taille de la place financière et le cadre de vie au sens large (langue, système éducatif, transports) sont évidemment des critères importants, mais visiblemen­t pas aussi déterminan­ts que le droit du travail. Et ce banquier de conclure : « Les individus préfèrent venir à Paris, les institutio­ns sont plus mitigées ».

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Dans la compétiton entre certaines capitales européenne­s pour récupérer les banques du « Brexodus », la taille de la place financière et le cadre de vie au sens large sont évidemment des critères importants. Mais visiblemen­t pas aussi déterminan­ts que...
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