LE DÉFI DE TRUMP À L’ALLEMAGNE ET À L’EUROPE
Face à la doctrine européenne du nouveau président des États-Unis, l’Allemagne devra faire un choix : ou renforcer l’Europe, ou s’adapter seule à ce nouvel ordre mondial. L’avenir du Vieux Continent dépendra beaucoup du choix de Berlin.
L’interview de Donald Trump publié lundi 16 janvier dans Bild Zeitung et dans le Times a fait l’effet d’un choc outre-Rhin. Après des années où Barack Obama soignait tant sa relation particulière avec l’Allemagne, la visitait maintes fois et en priorité Berlin et ne lésinait pas sur ses louanges à Angela Merkel, le réveil est brutal. Pour la première fois depuis soixante-dix ans, un président des ÉtatsUnis affiche une vraie défiance a priori face à l’Allemagne fédérale, perçue clairement comme un rival. Première puissance exportatrice du monde, la République fédérale est désormais clairement mise en danger par le retour américain au protectionnisme. Confrontée à l’hostilité et au désintérêt stratégique d’un pays qu’elle a considéré pendant sept décennies comme son protecteur, elle est sommée de prendre en charge non seulement sa propre défense, mais aussi la direction de son hinterland économique. Car désormais, l'Union européenne n’est plus dans l’esprit de l’administration étasunienne un complément politique et économique de l’Otan renforçant une sorte de « grande alliance occidentale ». L’UE, pour Donald Trump, est un « instrument de puissance » de l’Allemagne qui est ouvertement ciblée par l’aide directe que le nouveau président américain entend donner au Royaume-Uni du Brexit.
PRENDRE LA TÊTE DU « MONDE LIBRE » ?
Cette nouvelle situation contraint donc l’Allemagne à assumer une place de puissance qu’elle a toujours refusé d'endosser ouvertement et directement. Mais le défi est considérable : son modèle économique est désormais en jeu, ainsi que sa sécurité. Dans une Europe fragmentée, l’Allemagne vieillissante, soumise à la double pression russoétasunienne et privée de la solidarité des puissances militaires de l’Europe que sont le Royaume-Uni et la France, serait dans une situation fort peu enviable. Berlin va donc devoir tirer les conséquences de ce nouvel ordre mondial. Et ce ne sera pas simple. Dans un tel contexte, l’Allemagne ne pourra guère se passer d’un espace européen qui fournit une sous-traitance peu coûteuse à son industrie, neutralise la compétitivité de certains de ses concurrents, lui offre une monnaie sous-évaluée et lui permet ainsi de continuer à accumuler une épargne nécessaire à un pays vieillissant, sans en payer le prix. Angela Merkel ne s’y est pas trompée et, en réponse à Donald Trump, elle a rappelé que « nous, Européens, avons notre destin en main ». Le message est clair : l’UE doit se défendre. Mais comment? Pour prendre la tête du « monde libre » depuis l’UE, comme l’y invite de plus en plus la presse anglo-saxonne, Angela Merkel devra changer de politique européenne. Car, il est difficile de critiquer l’unilatéralisme nouveau qui s’installe à la Maison Blanche lorsque, depuis 2010, on pratique soi-même en Europe une certaine forme d’unilatéralisme. L’Allemagne bloque depuis des années toute avancée vers la solidarité européenne. Ses refus entêtés du troisième pilier de l’union bancaire (la garantie commune des dépôts), de l’union budgétaire par la création d’eurobonds, de tout vrai plan de relance et d’investissements en complément de la politique monétaire de l’UE, d’une vraie stratégie de défense, en sont autant de preuves. En revanche, l’Allemagne a réussi à imposer en zone euro une stratégie de convergence budgétaire forcée avec les directives « two pack » et « six pack », et le pacte budgétaire.
LA DOUBLE OBSESSION ALLEMANDE
Le résultat est une Allemagne qui exige toujours plus de « réformes » à ses partenaires, en refusant de se réformer elle-même, notamment par la réduction de son excédent courant et par l’acceptation d’une inflation relativement plus forte que chez ses partenaires. Ceci permettrait pourtant de rééquilibrer la zone euro. Cependant, la politique allemande reste focalisée sur son obsession budgétaire et sur celle des « réformes » qui renforcent la concurrence interne à l’UE et rendent cette dernière toujours plus impopulaire, notamment parmi les victimes de la mondialisation qui pourraient être tentées par des expériences à la Trump. Si Berlin veut assurer la direction du « monde libre » face à un Trump et à un Poutine, elle doit donc rendre l’UE et la zone euro économiquement et socialement viables, en acceptant plus de solidarité. Pour cela, l’Allemagne d’Angela Merkel doit cesser de penser son avenir dans le seul cadre allemand, elle doit se penser comme une puissance ayant des responsabilités et des devoirs envers l’Europe entière. Si elle poursuit sa politique actuelle, qui consiste à donner des leçons de « réformes » à l’Europe, à distribuer les bons et les mauvais points à ses partenaires, à faire des exemples cruels comme dans le cas de la Grèce, alors elle risque de se retrouver de plus en plus isolée et Donald Trump sera en permanence en embuscade pour l’affaiblir. L’Allemagne n’a cessé de se dire européenne, mais elle a trop tendance à ne prendre de l’Europe que les avantages. Elle doit désormais accepter d’en payer le prix. Pour répondre au protectionnisme et au dumping fiscal anglo-américain, l’UE doit abandonner sa naïveté commerciale, renforcer sa demande intérieure et investir massivement dans la qualité de sa production et dans ses territoires oubliés. Elle doit attirer les investisseurs par d’autres arguments que les coûts et s’en donner les moyens. Elle doit être à nouveau un moteur de développement commun.
S’IDENTIFIER AUX INTÉRÊTS ALLEMANDS ?
Le pire danger serait que l’Allemagne réponde à la nouvelle politique de Washington par un nouveau cycle de baisses des coûts, mêlant baisse des impôts, dérégulation et baisse des dépenses publiques, comme l’y invite Die Welt, le journal le plus proche de la CDU. Cette stratégie, très probable avec l’arrivée d’un président français acquis aux « réformes », déclencherait une nouvelle phase de course à la compétitivitécoût au sein de l’UE. Ce serait poursuivre et encore aggraver la politique unilatéraliste de l’Allemagne en Europe. Il y aurait là une forme de naïveté allemande à croire que l’Europe acceptera de toujours s’identifier aux intérêts allemands. L’Allemagne choisirait alors de privilégier le lien transatlantique sur le lien européen. Ce serait malmener le Vieux Continent pour lui faire accepter le nouvel ordre décidé par Donald Trump et renoncer, alors, à une Europe capable de tenir le rang de grande puissance, ce qui est pourtant revendiqué comme sa raison d’être. L’Allemagne se rangerait à la vision de Wolfgang Schäuble d’une Europe d’un « petit cercle », formé de ceux capables de survivre à la compétition mondiale dictée par les ÉtatsUnis. Dans ce cas, Washington ne pourra plus accuser l’Allemagne d’utiliser les pays les moins compétitifs comme une façon de « manipuler » la monnaie. Et Berlin pourra espérer retrouver les grâces de Washington. L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche peut, certes, renforcer l’unité européenne. Mais pour savoir si cette unité sera durable, il faudra voir quelle Europe sera construite en réponse au milliardaire new-yorkais.
Nous, Européens, avons notre destin en main Angela Merkel