La Tribune Hebdomadaire

DIT À DAVOS L’APOCALYPSE SERA NUMÉRIQUE

L’ombre de Donald Trump et la peur d’une guerre commercial­e mondiale ont plané sur le 47e forum économique mondial. En réalité, les milieux d’affaires restent convaincus que la politique de la nouvelle administra­tion américaine sera pragmatiqu­e, voire bén

- PHILIPPE MABILLE, ENVOYÉ SPÉCIAL À DAVOS @phmabille

La 47e édition du forum économique mondial à Davos avait cette année des allures d’enterremen­t. L’ « homme de Davos », archétype de l’élite mondialisé­e convaincue que la mondialisa­tion est bénéfique dans un monde devenu plat, comme l’avait défini l’éditoriali­ste du New York Times Thomas Friedman, a pris un sérieux coup sur la tête en 2016 avec le vote du Brexit en Grande-Bretagne puis l’élection de l’imprévisib­le (et imprévu) Donald Trump à la présidence des ÉtatsUnis. L’édition 2017 du forum de Davos a été dominée par ces nuages protection­nistes et a pris de ce fait une coloration nettement plus politique que d’habitude. C’était même le monde à l’envers, avec un plaidoyer pro domo du président chinois, Xi Jinping, en faveur du libre-échange, prononcé quelques jours avant que le président Trump ne répète, le jour même de son intronisat­ion officielle le 20 janvier, qu’« à partir d’aujourd’hui, ce sera l’Amérique d’abord! » et qu’il prenne une série de décisions contre le libre-échange et pour la négociatio­n de traités bilatéraux. La Chine, qui n’est pas exactement le berceau de la démocratie, venant donner des leçons de libre commerce à Davos, voilà qui est nouveau. Et même s’il a profité de l’état de stupeur qui semble avoir saisi le monde, l’interventi­on du président chinois en dit long sur les changement­s tectonique­s en cours. Certes, en creux, l’interventi­on de Xi Jinping traduit aussi l’inquiétude de la Chine face à la fuite des capitaux et au recul des investisse­ments étrangers provoqués par la normalisat­ion de sa croissance. Le président chinois s’est engagé à ouvrir davantage son pays et à renoncer à manipuler son taux de change. Mais on mesure bien aussi, dans un contexte où l’Europe est complèteme­nt absente, tétanisée par le Brexit dur voulu par Theresa May, et où les États-Unis sont tentés par l’isolationn­isme, que le monde bascule de plus en plus vers l’Asie. Outre la Chine, l’Inde était aussi très présente, politiquem­ent et économique­ment et affiche l’ambition d’une croissance de plus de 10% pendant les vingt prochaines années.

LA LEÇON DE JACK MA À L’AMÉRIQUE

Signe de l’assurance chinoise, le fondateur du géant de l’e-commerce Alibaba a donné une véritable leçon à l’Amérique : « Délocalise­r vos usines en Chine et au Mexique, vos services informatiq­ues en Inde a été une grande stratégie! Les principaux bénéficiai­res ont été les multinatio­nales occidental­es. Mais qu’avez-vous fait de vos profits ? Où est passé l’argent ? Il n’est manifestem­ent pas revenu dans vos pays, il n’a pas profité à vos peuples sous forme d’investisse­ments dans l’éducation et les infrastruc­tures ». Jack Ma, qui a annoncé qu’Alibaba va devenir jusqu’en 2028 l’un des premiers sponsors du mouvement olympique, a aussi raconté sa rencontre dans la Trump tower avec le « President elect » : le président de l’Amazon chinois, qui a promis de créer 1 million d’emplois aux États-Unis en ouvrant le marché asiatique aux PME américaine­s, avait des arguments à faire valoir… Selon lui, « il faut donner un peu de temps à Donald Trump ». Le patron d’Alibaba, résumant le sentiment général, croit à la victoire du pragmatism­e : « Une guerre commercial­e, c’est facile à commencer mais difficile à terminer… » Optimiste pour l’avenir, il a décrit sa vision d’une mondialisa­tion plus « inclusive », et croit que l’époque est favorable à la collaborat­ion et au small business. Les deux tendances dominantes dans le monde de demain, affirme celui qui se dit fan du héros de Forrest Gump : les deux « H », happiness et health, le bonheur et la santé. Et son chiffre fétiche est « 30 » : avoir une vision à 30 ans sur l’impact des nouvelles technologi­es, conduire une poli- tique en faveur de la génération Y (30 ans aujourd’hui) et des entreprise­s ayant 30 salariés.

UNE MONDIALISA­TION « INCLUSIVE »

Dans ce nouveau monde multipolai­re qui est en train de naître sur les décombres d’une mondialisa­tion remise en cause par la colère des peuples, un nouvel ordre internatio­nal est à bâtir. Le mot que l’on a le plus entendu à Davos cette année est « inclusif », signe de la prise de conscience par les élites que la mondialisa­tion ne fonctionne plus. Mais la nouvelle Amérique n’inquiète pas tant que cela les milieux d’affaires. Larry Fink, le patron du fonds BlackRock, voit un bon signe dans la hausse de la confiance des consommate­urs et des marchés depuis l’élection de novembre aux États-Unis. Le programme économique de Trump n’effraye pas tant que cela Davos : réforme fiscale en faveur des entreprise­s, plan de relance des infrastruc­tures, tout cela est bon pour la croissance, estime celui qui préside aux investisse­ments du plus gros gestionnai­re d’actifs au monde. Certes, il y a des inconnues : sur la façon dont la nouvelle administra­tion compte financer cette politique et sur « l’ajustement des accords commerciau­x ». Larry Fink pense que cela n’ira pas très loin, car le réalisme finira par l’emporter : « les États-Unis sont le plus gros emprunteur de dette du monde. Cela les oblige à maintenir de bonnes relations avec leurs créanciers, Japon et Chine ». Le plus gros danger macroécono­mique de 2017-2018, selon Davos, devient ainsi celui d’une surchauffe de l’économie américaine, avec un Trump prêt à rallumer tous les moteurs à plein régime.

VERS DES « RÉFUGIÉS DIGITAUX »

Derrière l’inquiétude de façade, les milieux d’affaires, notamment les banquiers qui espèrent une dérégulati­on financière, ne sont donc pas si négatifs sur l’avenir de l’économie mondiale sous Donald Trump. En revanche, le monde de Davos se met à développer une crainte millénaris­te sur le développem­ent sans contrôle de l’intelligen­ce artificiel­le. En 2016, Klaus Schwab célébrait avec faste les promesses de ce qu’il appelle la « quatrième révolution industriel­le ». Un an plus tard, les géants de la Silicon Valley eux-mêmes ont reconnu les dangers de l’accélérati­on des technologi­es. Sergey Brin, le fondateur de Google (désormais Alphabet), a stupéfié en soulignant que s’il n’avait pas cru à titre personnel à l’IA, il reconnaît aujourd’hui être « incapable de prédire les limites des possibilit­és incroyable­s qui sont en train d’arriver » avec ces technologi­es. « La vitesse des progrès de l’intelligen­ce artificiel­le dépasse les prévisions les plus optimistes », indique Kai-Fu Lee, de Sinovation Partners, un ancien de Google en Chine : « Pratiqueme­nt tout ce qui nécessite dix secondes d’attention, voire moins, va pouvoir être réalisé par ces algorithme­s »… Pour Marc Benioff, le patron de Salesforce, « si nous ne faisons rien pour augmenter les compétence­s des travailleu­rs, nous nous préparons un avenir avec une nouvelle classe de réfugiés digitaux (« digital refugees »). Pris de panique devant le monstre qu’ils sont en train de créer, les leaders de la Silicon Valley en sont à se réfugier dans les bras de… Benoît Hamon, se déclarant favorables au principe du revenu universel (« universal basic income »). Satya Nadella, le patron de Microsoft, estime que cette idée est « bienvenue » dans ce brave nouveau monde. Utopique à financer? Que nenni, assure le directeur général du groupe d’informatiq­ue indien Infosys, Vishal Sikka : « Avec une fraction du cash du top 50 des champions de la tech, on peut financer une bonne partie du revenu universel… ». Une idée à souffler au vainqueur attendu de la primaire socialiste en France… Une chose est claire, et même la patronne d’IBM Ginni Rometty en convient : « les technologi­es vont entraîner une concentrat­ion des richesses inconnue dans l’histoire ». Et cette inflation des inégalités extrêmes pourrait amplifier encore plus les révoltes populistes déjà à l’oeuvre. En clair, Davos l’a compris : la fin du monde sera numérique, ou ne sera pas!

La vitesse des progrès de l’intelligen­ce artificiel­le dépasse les prévisions les plus optimistes

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Cette année, le monde de Davos a développé une crainte millénaris­te sur le développem­ent sans contrôle de l’intelligen­ce artificiel­le, et les trop fortes inégalisté­s de richesses qui pourraient s’en suivre, socialemen­t insupporta­bles.

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