À QUOI RESSEMBLENT LES TRUMPONOMICS ?>
La politique économique revendiquée par le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, ne peut se concevoir qu’autour de trois piliers complémentaires, à savoir le protectionnisme, les baisses d’impôts et la dérégulation financière, avec un seul but :
L’ impensable est donc devenu réalité. L’arrivée du fantasque et clownesque magnat de la construction Donald Trump aux commandes de la première puissance mondiale est, depuis ce 20 janvier, la nouvelle donne avec laquelle le monde devra compter. L’homme a certes été élu 45e président des États-Unis avec plus de 3 millions de voix de moins que son adversaire, il est certes le président le moins populaire en début de mandat de ces dernières années, mais Donald Trump ne doute pas de sa légitimité, du reste légalement acquise, et entend donc appliquer son programme, y compris sur le plan économique. C’est ce qu’il a montré sans ambiguïté au cours de la phase de transition. Quelle sera la politique économique du nouveau président? À quoi ressembleront les « Trumponomics » sur lesquels les marchés financiers et quelques grands capitaines d’industrie du monde entier (à commencer par Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, qui est allé faire acte d’allégeance à la Trump Tower de New York) comptent tant ? Beaucoup ne retiennent que le retour d’un agenda protectionniste et le risque de guerre commerciale. Il est vrai que Donald Trump s’est beaucoup agité sur le sujet ces dernières semaines, faisant pression sur General Motors, Toyota, Ford et, plus récemment, BMW, pour inciter ces firmes à relocaliser leur production aux États-Unis.
1I REFONDER LA « GRANDEUR AMÉRICAINE »
Mais résumer les « Trumponomics » à un simple « repli sur soi » serait un peu court. Au milieu des déclarations contradictoires, Donald Trump a affiché une seule ligne de conduite claire, qui se résume par son slogan de campagne, sur lequel le nouveau président a achevé son discours d’investiture : « Rendre l’Amérique à nouveau grande » (« Make America Great Again »). C’est indéniablement un nationaliste qui entend imposer au reste du monde l’intérêt de son pays. Mais n’est-ce pas le cas de la plupart des présidents des États-Unis ? La spécificité de Donald Trump, c’est que son nationalisme s’appuie sur une logique économique. Comme l’ont prouvé ses déclarations sur l’Europe et l’Allemagne, l’intérêt économique des États-Unis prime désormais sur toute autre considération. Le monde est perçu comme un lieu de prédation et la « grandeur américaine » consistera à donner aux États-Unis les moyens de s’imposer dans cette « jungle » économique. La puissance militaire peut, de ce point de vue, être utile, mais elle ne prime pas, car son usage est coûteux et peu rentable. C’est ce qui explique les critiques sévères du nouveau président à la stratégie militaire des deux George Bush. Pour refonder la puissance des ÉtatsUnis, Donald Trump préférera donc la « vieille méthode », celle de la puissance financière pure, celle qu’a privilégiée le pays au début du xxe siècle lorsque les capitaux états-uniens assuraient la « grandeur de l’Amérique ». Ceci est, du reste, plus conforme à sa personnalité de manager donnant des leçons dans les émissions de téléréalité. Plus que jamais, la référence du nouveau président renvoie aux Républicains de la vieille école, ceux des années 1920, que l’on appelle « isolationnistes », mais qui en réalité bâtissaient un ordre mondial dominé par les États-Unis et fondé sur la puissance des capitaux étasuniens. Deux présidents du Conseil français, Raymond Poincaré en 1924, puis Édouard Herriot en 1926, en ont fait l’amère expérience… Donald Trump prend, d’une certaine façon, acte de l’affaiblissement de la stratégie classique des États-Unis, celle qui fonde sa puissance sur son action extérieure. Les échecs des interventions au Moyen-Orient, l’émergence de la puissance concurrente de la Chine et l’action de la Russie malgré le renforcement de l’OTAN en Europe centrale imposent de changer de cap. Pour les Républicains « trumpistes », la puissance militaire n’est rien sans fondement financier. Il faut donc refonder cette base, en priorité. C’est ce qui les distingue de Ronald Reagan qui avait donné sa priorité à la puissance militaire, au prix même de l’indépendance financière du pays.
2I REDRESSER LE DÉFICIT COURANT DES ÉTATS-UNIS
La traduction de la « grandeur américaine » passera donc alors par le rétablissement d’un excédent courant, autrement dit par la reconstitution d’une capacité de projection des capitaux états-uniens. Tant que les États-Unis affichent des besoins de capitaux étrangers, ils ne peuvent évidemment jouer pleinement de leur puissance et sont dépendants de l’extérieur, et notamment de leur principal rival géopolitique, la Chine. Pendant des décennies, la puissance étatsunienne s’est appuyée sur l’abondance des capitaux générés par son économie. C’est cette abondance qui a permis aux États-Unis de financer l’effort de guerre de l’Entente entre 1914 et 1918, c’est elle qui lui a permis de dessiner le nouvel ordre mondial des années 1920, elle encore qui a permis le plan Marshall et la mise en place de l’abondance économique des années 1950 et 1960, et qui, finalement, a permis de tenir en échec l’URSS. Jusqu’au début des années 1980, la balance des comptes courants américains était proche de l’équilibre. La puissance économique du pays lui permettait de projeter ses capitaux à l’étranger sans s’affaiblir, bien au contraire, puisque, globalement, son épargne permettait de financer son économie. C’est clairement l’âge d’or auquel aspire Donald Trump.
Tout a changé dans les années 1980 et surtout dans les années 1990. Depuis le deuxième trimestre 1991, les États-Unis accusent un déficit courant qui a atteint jusqu’à 6 % du PIB en 2005 et qui est actuellement à 1,9 % du PIB. Depuis près de trente ans, pour fonctionner, l’économie des États-Unis doit donc emprunter des capitaux, notamment en Chine. Pour Donald Trump – et il l’a confirmé dans son discours d’investiture –, ce phénomène est le produit de la désindustrialisation des États-Unis, et il y voit le sentiment d’un transfert de richesse vers l’étranger. Naturellement, l’ambition de Donald Trump est donc de renverser cette situation. Pour cela, les États-Unis vont devoir réduire leur déficit commercial et générer davantage d’épargne pour financer leur économie et leurs investissements à l’étranger. Ce n’est donc pas un hasard si Donald Trump s’est attaqué ouvertement avant son investiture à deux pays, la Chine et l’Allemagne, qui sont parmi les plus excédentaires du monde; et s’il a visé nommément à plusieurs reprises la réduction du déficit commercial avec la Chine comme sa première priorité. Pour diminuer leur déficit courant, les États-Unis vont logiquement devoir le transférer aux pays actuellement excédentaires. Peu importe donc que l’Allemagne soit l’alliée traditionnelle des États-Unis en Europe : elle est, pour Donald Trump, de par son excédent courant monstrueux de près de 9 % du PIB, un ennemi désigné de la « grandeur américaine ».
3I BAISSER L’IMPÔT DES RICHES ET DES ENTREPRISES
Dans ce cadre, le protectionnisme de Donald Trump vise évidemment à réduire le déficit commercial des États-Unis qui, en 2016, a atteint 666 milliards de dollars. Pour réduire le déficit avec l’Allemagne et la Chine, la nouvelle administration peut donc envisager des taxations massives sur les importations en provenance de ces pays. Mais, comme on l’a vu lors de ces dernières semaines, l’essentiel n’est pas ici : ce que vise la nouvelle administration, c’est bien plutôt les relocalisations des capacités de production. En ramenant les usines sur le sol américain, Donald Trump ne fait pas que rapatrier des emplois, il crée les conditions de ce rééquilibrage de la balance courante en réduisant la dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Et pour cela, les taxes aux frontières ont, certes, une fonction, mais qui n’est pas centrale : les baisses d’impôts jouent un rôle nettement plus important. C’est, du reste, ce qu’a reconnu General Motors lorsque la firme a annoncé investir sur le sol américain et non plus mexicain. Les relocalisations à la Trump s’exerceront donc par la stratégie de la carotte des baisses d’impôts et du bâton des droits de douane. Et il n’est pas certain que le second soit déterminant, audelà des effets de manche du nouveau président. Là encore, on est clairement dans la logique des Républicains des années 1920 : lorsque ces derniers sont revenus au pouvoir en 1921, ils ont relevé les droits de douane et abaissé les impôts. Les baisses d’impôts sont donc finalement un aspect aussi central que le protectionnisme renforcé dans les « Trumponomics ». Elles permettent non seulement de dégager des capitaux, mais aussi de les aimanter aux États-Unis. L’ambition de la nouvelle administration n’est pas, alors, avec cette politique – comme on l’entend souvent – de conduire à des gains de pouvoir d’achat et à davantage de consommation. Il s’agit bien davantage de créer les conditions d’un excès d’épargne et de favoriser l’investissement local. Le plan Trump n’est pas un plan centré sur les revenus moyens et faibles – ceux qui consomment le plus – c’est un plan centré sur les entreprises et les revenus les plus aisés. C’est aussi la logique de la destruction de l’Obamacare : il ne s’agit pas de protéger la capacité de consommation des ménages les plus faibles, mais la capacité d’épargne des ménages les plus aisés et pour cela, il faut pouvoir réduire les dépenses sociales.
4I DÉRÉGLEMENTER LA FINANCE
Reste que cette politique n’est rien sans un troisième élément : la finance dérégulée. En faisant sauter les digues élevées après la crise, l’administration Trump espère donner un avantage comparatif, dans un contexte de régulation, au secteur financier américain et, ainsi, attirer les capitaux des ménages, grossis par les baisses d’impôts, par la promesse de rendements à nouveau mirifiques. Ces capitaux, au lieu de repartir vers les pays émergents comme aujourd’hui, resteraient cette fois aux États-Unis, dans son économie dopée par les baisses d’impôts et protégée par les droits de douane ainsi que dans ses marchés financiers dopés par la dérégulation et ses promesses de rendements mirifiques. C’est bien sûr cette dernière promesse que les marchés ont bondi depuis l’élection de novembre dernier. La dérégulation financière unilatérale est donc la pierre angulaire du système Trump : c’est par elle que viendra la croissance qui attirera et maintiendra les capitaux aux États-Unis.
5I MAINTENIR LE DÉFICIT PUBLIC SOUS CONTRÔLE
Dans un tel contexte, la nouvelle administration ne peut réellement se permettre de creuser massivement les déficits (c’est-à-dire de continuer à dépendre de l’étranger) tant que la capacité d’épargne des États-Unis ne s’est pas reconstituée et la croissance ne s’est pas renforcée. Or, le déficit public des ÉtatsUnis est encore à environ 3,2 % du PIB. Ceci suppose sans doute un plan de baisse d’impôts moins ambitieux que celui qu’a annoncé Donald Trump, autrement dit encore moins redistributif que prévu, et un plan de relance qui ne saurait être de 1000 milliards de dollars, comme annoncé très évasivement pendant la campagne. La majorité républicaine donnera, de toute façon, la priorité aux baisses de taxes, notamment sur les entreprises. Mais l’on ne doit pas exclure – et la rapidité de la destruction prévue de l’Obamacare semble le confirmer – que tout acte de dépense ou de baisse d’impôt soit accompagné de franches baisses de dépenses publiques.
6I INVERSER LE MODÈLE CONOMIQUE
Dès lors, les « Trumponomics » sont naturellement un terreau favorable à un dollar fort. Certes, Washington ne peut se permettre une appréciation de sa monnaie trop élevée afin de ne pas favoriser les importations et pénaliser les exportations. Mais un dollar fort est une conséquence logique de la politique de Donald Trump, c’est aussi un moyen de maintenir l’épargne et les investissements aux États-Unis. Avec une monnaie forte et des taux élevés, nul ne souhaitera faire sortir ses capitaux des États-Unis. Aussi la politique de resserrement de la Fed n’est-elle pas nécessairement hostile à la politique Trump. De ce point de vue, la nouvelle administration pourrait donc préférer à une baisse du dollar une politique protectionniste de sanctions ciblées sur les pays qui disposent de monnaies jugées « sous-évaluées », comme la Chine et l’Allemagne. L’ambition de la nouvelle administration Trump est donc considérable : il s’agit d’inverser un modèle économique mis en place depuis plus de trente ans. Mais contrairement à ce qu’on entend souvent, cette ambition a sa logique, elle n’est pas « incohérente ». Il ne s’agit certainement pas de mettre fin à la révolution néolibérale des années 1980, mais il s’agit de la refonder au bénéfice de la puissance des États-Unis. Néanmoins, une telle politique pourrait bien encore aggraver les déséquilibres actuels de l’économie américaine. L’économie mondiale n’est pas celle d’il y a un siècle : on ne reconstitue pas une capacité productive aussi simplement que le suppose Donald Trump, et la capacité d’action de la finance états-unienne des années 1920 est d’abord le fruit de l’extraordinaire développement du pays après la Guerre de Sécession (1861-1865). En revanche, l’insistance sur les baisses d’impôts et la finance dérégulée risque de priver encore davantage l’économie réelle d’investissements et d’accroître encore les inégalités (une étude récente vient de prouver l’impact des réformes fiscales de Ronald Reagan dans ce creusement) : deux éléments qui viendront peser sur la croissance future des États-Unis. Enfin, on sait où mènent la dérégulation financière et la domination étasunienne par l’usage des capitaux. Ces politiques ont conduit aux deux pires crises financières des cent dernières années : la crise de 1929 et celle de 2007. Donald Trump joue clairement avec le feu, non pas tant par l’usage d’un protectionnisme que seule l’Europe avait réellement oublié, et qui prend corps dans un contexte de ralentissement du commerce mondial, mais par l’utilisation de recettes d’apprentis sorciers qui, à coup sûr, conduisent à des désastres pour l’économie mondiale.
Avec une monnaie forte et des taux élevés, nul ne souhaitera faire sortir ses capitaux des États-Unis