L’ÉTRANGE VICTOIRE d’Emmanuel Macron
Dans son livre L’Étrange Défaite, où il décrit dès l’été 1940 les causes de l’effondrement de l’armée française face à la Blitzkrieg de la Wehrmacht, le grand historien Marc Bloch, que se plaît parfois à citer Emmanuel Macron, a cette formule qui convient bien à ce que la France vient de vivre ces 23 avril et 7 mai : « Le printemps nouveau devra être la chose des jeunes. Sur leurs aînés de l’ancienne guerre, ils posséderont le triste privilège de ne pas avoir à se garer de la paresse de la victoire » . Comme le général De Gaulle, Marc Bloch dénonce bien sûr l’incapacité, en 19391940, de l’état-major français qui, enfermé dans les certitudes de la victoire de 1918, se montre incapable de penser et donc de conduire une guerre de mouvement moderne. Emmanuel Macron a emporté l’Élysée avec l’atout incomparable de la jeunesse, la sienne, qui fait de lui le plus jeune président élu de notre histoire, après Louis-Napoléon Bonaparte en 1848, et le plus jeune chef d’État des démocraties (à l’exception de l’Estonie…). Et celle de la jeunesse de son entourage et de ses militants, tous représentants de la génération trentenaire, optimiste et cosmopolite, à l’aise dans la mondialisation et dans la révolution digitale. Il a mené une guerre éclair, de mouvement, audacieuse, n’hésitant pas à prendre des risques comme lorsqu’il est allé, au lendemain du premier tour, rencontrer les salariés de Whirlpool. Dans un reportage passé sur TF1 ( Les Coulisses d’une victoire), on le voit dire : « Je ne serai jamais en sécurité; si vous écoutez les gens de la sécurité, vous êtes morts. C’est ce qui est arrivé à Hollande. » Cette jeunesse qui ose s’incarnera sans aucun doute dans son futur gouvernement et dans les visages des nouveaux parlementaires qui seront élus, en juin, sous l’étiquette La République en marche aux élections législatives. Cette « France du printemps nouveau » apportera un bol d’air frais salutaire à une vie politique française qui s’est ossifiée sous le quinquennat de François Hollande, incapable de concevoir son propre renouvellement. Là est le principal changement qui a étonné le monde : voir cette nouvelle génération donner, pour la première fois, un coup d’arrêt à la montée des populismes en Europe. Lorsqu’Emmanuel Macron salue ses électeurs au soir du 7 mai, face à la pyramide du Louvre au son de l’hymne européen ( L’Ode à la joie, de Beethoven), cela a quand même de l’allure… Par sa brillante élection, Emmanuel Macron a « ubérisé » – pour reprendre une terminologie à la mode – toute la classe politique française, qui a pris en une seconde, dimanche 7 mai à 20 heures, un immense coup de vieux. C’est salutaire, mais ce n’est qu’un commencement. L’élection d’Emmanuel Macron apparaît en effet aussi comme une « étrange victoire », en réalité encore incomplète. C’est une victoire, bien sûr, puisque le nouveau président de la République va s’installer à l’Élysée et donnera de la France l’image d’un pays moderne, ouvert sur le monde et tolérant. C’est mieux que l’inverse! Mais étrange, parce que si le risque Le Pen semble écarté pour cinq ans, et si la France continuera d’inscrire son destin dans le cadre de l’Union européenne – ce qui élimine un élément d’incertitude vital –, rien ne dit qu’Emmanuel Macron disposera en juin d’une majorité stable pour changer le pays. En fait, rien ne dit, à l’issue de cette élection, que le pays est mûr pour changer. C’est la schizophrénie française : tout changer, pour que rien ne change, en tout cas pour soi-même : dès le lendemain de son élection, le Front social est allé dans la rue pour le manifester. Deux Français sur trois qui se sont exprimés ont certes voté pour lui, mais beaucoup, sans doute, l’ont fait par défaut, pour faire barrage au FN. Et 16 millions d’électeurs n’ont pas voulu choisir, préférant l’abstention ou le vote blanc ou nul, tandis que 10,6 millions de voix se sont portées sur Marine Le Pen, soit le plus gros score historique du Front national. Ce n’est pas le signe d’un pays « en marche », uni derrière la nouvelle « figure du roi » ou convaincu par son projet. Non! Emmanuel Macron n’a derrière lui pour l’instant que la minorité des optimistes. Cela ne suffit pas pour réaliser le changement en profondeur que porte le nouveau président, qui veut renouveler la vie politique avec un programme qui demeure très clivant. Les résultats du premier tour le 23 avril ont révélé une France fracturée en quatre blocs antagonistes, donnant du pays l’image d’un village gaulois ingouvernable. La situation est d’autant plus inédite que les deux « partis de gouvernement » semblent au bord de l’implosion, avec une partie de leurs cadres habités par la « tentation Macron » pour profiter du vent de renouveau. Pour le PS, le coup semble mortel, l’ancien Premier ministre, Manuel Valls, l’a reconnu : « Ce parti socialiste est mort, il est derrière nous » , a-t-il lancé mardi 9 mai en se mettant « en marche » pour tenter d’obtenir l’investiture du parti d’Emmanuel Macron. Pour Les Républicains, malgré de premières défections comme celle de Bruno Le Maire, et la tentation centriste, ce n’est pas encore le cas. Papy fait de la résistance et si certains « jup- péistes » sont tentés, ils préfèrent attendre un éventuel un accord de gouvernement, après les législatives. Il est toutefois peu probable que la droite, qui tente de redéfinir son projet après la défaite de François Fillon, soit en état d’imposer, avec François Baroin à sa tête, une cohabitation. Signe de sa confusion programmatique, elle vient de remplacer la hausse de deux points de la TVA par une baisse de 10% de l’impôt sur le revenu… Pour réussir complètement son pari, Emmanuel Macron doit parvenir à remporter au minimum 289 députés aux élections législatives, dans la logique de la Ve République qui donne toujours une prime majoritaire au président élu. Mais cela semble difficile à imaginer : selon un sondage Ipsos Sopra-Steria pour France Info, 61% des personnes interrogées ne souhaitent pas qu’Emmanuel Macron obtienne une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Son autre option est de construire à l’issue des élections une coalition à l’allemande, non pas centriste, mais centrale, au milieu d’un paysage politique nouveau, entre deux populismes : celui d’une nouvelle droite nationaliste identitaire antieuropéenne, que va chercher à rassembler le Front national, et celui d’une gauche radicale keynésiano-écolo-socialiste, incarnée par JeanLuc Mélenchon. Dans ce parti central, pro-européen, favorable à une poursuite de la politique de l’offre et de réformes structurelles, de l’État et du marché du travail, Emmanuel Macron président cherchera à puiser sa majorité parlementaire, pour agir vite, tant la situation politique réclame du nouvel exécutif de l’efficacité et des résultats urgents. Par chance, le président pourrait bien être aidé par une conjoncture favorable. Élu grâce à un incroyable alignement des planètes politiques en sa faveur (empêchement de Hollande, puis de Fillon), il peut espérer bénéficier, pour encore douze à dix-huit mois, d’un alignement des planètes économiques : taux d’intérêt bas, prix du pétrole bon marché, euro-compétitif. Le nouveau président bénéficie d’un environnement plus que propice, mais sans état de grâce, il faut qu’il apporte rapidement à la France en colère la preuve qu’une dose de libéralisme + un soupçon de pragmatisme + beaucoup de détermination pour agir, cela marche. Avec en sus un soutien encore hypothétique, certes, de l’Allemagne – dont on espère enfin qu’elle passera au tiroircaisse pour relancer l’Europe par un grand plan d’investissement –, il y a peut-être, enfin, des raisons d’espérer que le « printemps nouveau » soit celui d’un renouveau.